Mademoiselle de Maupin

Chapitre 2

 

Eh bien ! mon ami, je suis rentré à lamaison, je n’ai pas été au Cathay, à Cachemire ni àSamarcande ; – mais il est juste de dire que je n’ai pas plusde maîtresse que jamais. – Je m’étais pourtant pris la main àmoi-même, et juré mon grand jurement que j’irais au bout dumonde : je n’ai pas été seulement au bout de la ville. Je nesais comment je m’y prends, je n’ai jamais pu tenir parole àpersonne, pas même à moi : il faut que le diable s’en mêle. Sije dis : J’irai là demain, il est sûr que je resterai ;si je me propose d’aller au cabaret, je vais à l’église ; sije veux aller à l’église, les chemins s’embrouillent sous mes piedscomme des écheveaux de fil, et je me trouve dans un endroit toutdifférent. Je jeûne quand j’ai décidé de faire une orgie, et ainside suite. Aussi je crois que ce qui m’empêche d’avoir unemaîtresse, c’est que j’ai résolu d’en avoir une.

Il faut que je te raconte mon expédition depoint en point : cela vaut bien les honneurs de la narration.J’avais passé ce jour-là deux grandes heures au moins à matoilette. J’avais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser etcirer le peu que j’ai de moustaches, et, l’émotion du désir animantun peu la pâleur ordinaire de ma figure, je n’étais réellement pastrop mal. Enfin, après m’être attentivement regardé au miroir sousdes jours différents pour voir si j’étais assez beau et si j’avaisla mine assez galante, je suis sorti résolument de la maison lefront haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur lahanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme unanspessade, coudoyant les bourgeois et ayant l’air parfaitementvainqueur et triomphal.

J’étais comme un autre Jason allant à laconquête de la toison d’or. – Mais, hélas ! Jason a été plusheureux que moi : outre la conquête de la toison, il a fait enmême temps la conquête d’une belle princesse, et moi, je n’ai niprincesse ni toison.

Je m’en allais donc par les rues, avisanttoutes les femmes, et courant à elles et les regardant au plus prèsquand elles me semblaient valoir la peine d’être examinées. – Lesunes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans leverl’œil. – Les autres s’étonnaient d’abord, et puis souriaient quandelles avaient les dents belles. – Quelques-unes se retournaient aubout de quelque temps pour me voir lorsqu’elles croyaient que je neles regardais plus, et rougissaient comme des cerises en setrouvant nez à nez avec moi. – Le temps était beau ; il yavait foule à la promenade. – Et cependant, je dois l’avouer,malgré tout le respect que je porte à cette intéressante moitié dugenre humain, ce qu’on est convenu d’appeler le beau sexe estdiablement laid : sur cent femmes il y en avait à peine une depassable. Celle-ci avait de la moustache ; celle-là avait lenez bleu ; d’autres avaient des taches rouges en place desourcils ; une n’était pas mal faite, mais elle avait levisage couperosé. La tête d’une seconde était charmante, mais ellepouvait se gratter l’oreille avec l’épaule ; la troisième eûtfait honte à Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certainscontours, mais elle patinait sur des pieds pareils à des étriersturcs. Une autre faisait montre des plus magnifiques épaules qu’onpût voir ; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la formeet la dimension, à ces énormes gants écarlates qui serventd’enseigne aux mercières. – En général, que de fatigue sur cesfigures ! comme elles sont flétries, étiolées, uséesignoblement par de petites passions et de petits vices !Quelle expression d’envie, de curiosité méchante, d’avidité, decoquetterie effrontée ! et qu’une femme qui n’est pas belleest plus laide qu’un homme qui n’est pas beau !

Je n’ai rien vu de bien, – excepté quelquesgrisettes ; – mais il y a là plus de toile à chiffonner que desoie, et ce n’est pas mon affaire. – En vérité, je crois quel’homme, et par l’homme j’entends aussi la femme, est le plusvilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche surses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de sedonner de son plein droit le premier rang dans la création. Unlion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espècebeaucoup d’individus atteignent à toute la beauté qui leur estpropre. Cela est extrêmement rare chez l’homme. – Que d’avortonspour un Antinoüs ! que de Gothons pour une Philis.

J’ai bien peur, mon cher ami, de ne pouvoirjamais embrasser mon idéal, et cependant il n’a rien d’extravagantet de hors nature. – Ce n’est pas l’idéal d’un écolier detroisième. Je ne demande ni des globes d’ivoire, ni des colonnesd’albâtre, ni des réseaux d’azur ; je n’ai employé dans sacomposition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, nicorail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants ; j’ai laissé lesétoiles du ciel en repos, et je n’ai pas décroché le soleil hors desaison. C’est un idéal presque bourgeois, tant il est simple, et ilme semble qu’avec un sac ou deux de piastres je le trouverais toutfait et tout réalisé dans le premier bazar venu de Constantinopleou de Smyrne ; il me coûterait probablement moins qu’un chevalou qu’un chien de race : et dire que je n’arriverai pas àcela, car je sens que je n’y arriverai pas ! il y a de quoi enenrager, et j’entre contre le sort dans les plus belles colères dumonde.

Toi, – tu n’es pas aussi fou que moi, tu esheureux, toi ; – tu t’es laissé aller tout bonnement à ta viesans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses comme ellesse présentaient. Tu n’as pas cherché le bonheur, et il est venu techercher ; tu es aimé, et tu aimes. – Je ne t’envie pas ;– ne va pas croire cela au moins : mais je me trouve moinsjoyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais l’être, et jeme dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir d’une félicitépareille.

Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté demoi, et je ne l’aurai pas vu, aveugle que j’étais ; peut-êtrela voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m’aura empêchéde l’entendre.

Peut-être ai-je été aimé obscurément par unhumble cœur que j’aurai méconnu ou brisé ; peut-être ai-je étémoi-même l’idéal d’un autre, le pôle d’une âme en souffrance, – lerêve d’une nuit et la pensée d’un jour. – Si j’avais regardé à mespieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec sonurne de parfums et sa chevelure éplorée. J’allais levant les brasau ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, etdédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m’ouvrait son cœurd’or dans la rosée et le gazon. J’ai commis une grande faute :j’ai demandé à l’amour autre chose que l’amour et ce qu’il nepouvait pas donner. J’ai oublié que l’amour était nu, je n’ai pascompris le sens de ce magnifique symbole. – Je lui ai demandé desrobes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, lascience, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, –tout ce qui n’est pas lui ; – l’amour ne peut offrir quelui-même, et qui en veut tirer autre chose n’est pas digne d’êtreaimé.

Je me suis sans doute trop hâté : monheure n’est pas venue ; Dieu qui m’a prêté la vie ne me lareprendra pas sans que j’aie vécu. À quoi bon donner au poèteune lyre sans cordes, à l’homme une vie sans amour ? Dieu nepeut pas commettre une pareille inconséquence ; et sans doute,au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimeret dont je dois être aimé. – Mais pourquoi l’amour m’est-il venuavant la maîtresse ! pourquoi ai-je soif sans avoir defontaine où m’étancher ? ou pourquoi ne sais-je pas voler,comme ces oiseaux du désert, à l’endroit où est l’eau ? Lemonde est pour moi un Sahara sans puits et sans dattiers. Je n’aipas dans ma vie un seul coin d’ombre où m’abriter du soleil :je souffre toutes les ardeurs de la passion sans en avoir lesextases et les délices ineffables ; j’en connais lestourments, et n’en ai pas les plaisirs. Je suis jaloux de ce quin’existe pas ; je m’inquiète pour l’ombre d’une ombre ;je pousse des soupirs qui n’ont point de but ; j’ai desinsomnies que ne vient pas embellir un fantôme adoré ; jeverse des larmes qui coulent jusqu’à terre sans êtreessuyées ; je donne au vent des baisers qui ne me sont pointrendus ; j’use mes yeux à vouloir saisir dans le lointain uneforme incertaine et trompeuse ; j’attends ce qui ne doit pointvenir, et je compte les heures avec anxiété, comme si j’avais unrendez-vous.

Qui que tu sois, ange ou démon, vierge oucourtisane, bergère ou princesse, que tu viennes du nord ou dumidi, toi que je ne connais pas et que j’aime ! oh ! nete fais pas attendre plus longtemps, ou la flamme brûleral’autel, et tu ne trouveras plus à la place de mon cœur qu’unmorceau de cendre froide. Descends de la sphère où tu es ;quitte le ciel de cristal, esprit consolateur, et viens jeter surmon âme l’ombre de tes grandes ailes. Toi, femme que j’aimerai,viens, que je ferme sur toi mes bras ouverts depuis si longtemps.Portes d’or du palais qu’elle habite, roulez-vous sur vosgonds ; humble loquet de sa cabane, lève-toi ; rameauxdes bois, ronces des chemins, décroisez-vous ; enchantementsde la tourelle, charmes des magiciens, soyez rompus ;ouvrez-vous, rangs de la foule, et la laissez passer.

Si tu viens trop tard, ô mon idéal ! jen’aurai plus la force de t’aimer : – mon âme est comme uncolombier tout plein de colombes. À toute heure du jour, il s’enenvole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, maisles désirs ne reviennent point au cœur. – L’azur du ciel blanchitsous leurs innombrables essaims ; ils s’en vont, à traversl’espace, de monde en monde, de ciel en ciel, chercher quelqueamour pour s’y poser et y passer la nuit : presse le pas, ômon rêve ! ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que lescoquilles des oiseaux envolés.

Mon ami, mon compagnon d’enfance, tu es leseul à qui je puisse conter de pareilles choses. Écris-moi que tume plains, et que tu ne me trouves pas hypocondriaque ;console-moi, je n’en ai jamais eu plus besoin : que ceux quiont une passion qu’ils peuvent satisfaire sont dignesd’envie ! L’ivrogne ne rencontre de cruauté dans aucunebouteille ; il tombe du cabaret au ruisseau, et se trouve plusheureux sur son tas d’ordures qu’un roi sur son trône. Le sensuelva chez les courtisanes chercher de faciles amours, ou desraffinements impudiques : une joue fardée, une jupe courte,une gorge débraillée, un propos libertin, il est heureux ; sonœil blanchit, sa lèvre se trempe ; il atteint au dernier degréde son bonheur, il a l’extase de sa grossière volupté. Le joueurn’a besoin que d’un tapis vert et d’un jeu de cartes gras et usépour se procurer les angoisses poignantes, les spasmes nerveux etles diaboliques jouissances de son horrible passion. Ces gens-làpeuvent s’assouvir ou se distraire ; – moi, cela m’estimpossible ; Cette idée s’est tellement emparée de moi que jen’aime presque plus les arts, et que la poésie n’a plus pour moiaucun charme ; ce qui me ravissait autrefois ne me fait pas lamoindre impression.

Je commence à le croire, – je suis dans montort, je demande à la nature et à la société plus qu’elles nepeuvent donner Ce que je cherche n’existe point, et je ne dois pasme plaindre de ne pas le trouver. Cependant, si la femme que nousrêvons n’est pas dans les conditions de la nature humaine, qui faitdonc que nous n’aimons que celle-là et point les autres, puisquenous sommes des hommes, et que notre instinct devrait nous y porterd’une invincible manière ? Qui nous a donné l’idée de cettefemme imaginaire ? de quelle argile avons-nous pétri cettestatue invisible ? où avons-nous pris les plumes que nousavons attachées au dos de cette chimère ? quel oiseau mystiquea déposé dans un coin obscur de notre âme l’œuf inaperçu dont notrerêve est éclos ? quelle est donc cette beauté abstraite quenous sentons, et que nous ne pouvons définir ? pourquoi,devant une femme souvent charmante, disons-nous quelquefois qu’elleest belle, – tandis que nous la trouvons fort laide ? Où estdonc le modèle, le type, le patron intérieur qui nous sert de pointde comparaison ? car la beauté n’est pas une idée absolue, etne peut s’apprécier que par le contraste. – Est-ce au ciel que nousl’avons vue, – dans une étoile, – au bal, à l’ombre d’une mère,frais bouton d’une rose effeuillée ? – est-ce en Italie ou enEspagne ? est-ce ici ou là-bas, hier ou il y alongtemps ? était-ce la courtisane adorée, la cantatrice envogue, la fille du prince ? une tête fière et noble ployantsous un lourd diadème de perles et de rubis ? un visage jeuneet enfantin se penchant entre les capucines et les volubilis de lafenêtre ? – À quelle école appartenait le tableau où cettebeauté ressortait blanche et rayonnante au milieu des noiresombres ? Est-ce Raphaël qui a caressé le contour qui vousplaît ? est-ce Cléomène qui a poli le marbre que vousadorez ? – êtes-vous amoureux d’une madone ou d’uneDiane ? – votre idéal est-il un ange, une sylphide ouune femme ? Hélas ! c’est un peu de tout cela, et cen’est pas cela.

Cette transparence de ton, cette fraîcheurcharmante et pleine d’éclat, ces chairs où courent tant de sang ettant de vie, ces belles chevelures blondes se déroulant comme desmanteaux d’or, ces rires étincelants, ces fossettes amoureuses, cesformes ondoyantes comme des flammes, cette force, cette souplesse,ces luisants de satin, ces lignes si bien nourries, ces braspotelés, ces dos charnus et polis, toute cette belle santéappartient à Rubens. – Raphaël lui seul a pu remplir de cettecouleur d’ambre pâle un aussi chaste linéament. Quel autre que luia courbé ces longs sourcils si fins et si noirs, et effilé lesfranges de ces paupières si modestement baissées ? –Croyez-vous qu’Allegri ne soit pour rien dans votre idéal ?C’est à lui que la dame de vos pensées a volé cette blancheur mateet chaude qui vous ravit. Elle s’est arrêtée bien longtemps devantses toiles pour surprendre le secret de cet angélique souriretoujours épanoui ; elle a modelé l’ovale de son visage surl’ovale d’une nymphe ou d’une sainte. Cette ligne de la hanche quiserpente si voluptueusement est de l’Antiope endormie. – Ces mainsgrasses et fines peuvent être réclamées par Danaé ou Madeleine. Lapoudreuse antiquité elle-même a fourni bien des matériaux pour lacomposition de votre jeune chimère ; ces reins souples etforts que vous enlacez de vos bras avec tant de passion ont étésculptés par Praxitèle. Cette divinité a laissé tout exprès passerle petit bout de son pied charmant hors des cendres d’Herculanumpour que votre idole ne fût pas boiteuse. La nature a aussicontribué pour sa part. Vous avez vu au prisme du désir, çà et là,un bel œil sous une jalousie, un front d’ivoire appuyé contre unevitre, une bouche souriant derrière un éventail. – Vous avez devinéun bras d’après la main, un genou d’après une cheville. Ce que vousvoyiez était parfait : – vous supposiez le reste comme ce quevous voyiez, et vous l’acheviez avec les morceaux d’autres beautésenlevés ailleurs. – La beauté idéale, réalisée par les peintres, nevous a pas même suffi, et vous êtes allé demander aux poètes descontours encore plus arrondis, des formes plus éthérées, des grâcesplus divines, des recherches plus exquises ; vous les aviezpriés de donner le souffle et la parole à votre fantôme, tout leuramour, toute leur rêverie, toute leur joie et leur tristesse, leurmélancolie et leur morbidesse, tous leurs souvenirs et toutes leursespérances, leur science et leur passion, leur esprit et leurcœur ; vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté,pour mettre le comble à l’impossible, votre passion à vous, votreesprit à vous, votre rêve et votre pensée. L’étoile a prêté sonrayon, la fleur son parfum, la palette sa couleur, le poète sonharmonie, le marbre sa forme, vous votre désir. – Le moyen qu’unefemme réelle, mangeant et buvant, se levant le matin et secouchant le soir, si adorable et si pétrie de grâces qu’elle soitd’ailleurs, puisse soutenir la comparaison avec une pareillecréature ! on ne peut raisonnablement l’espérer, et cependanton l’espère, on cherche. – Quel singulier aveuglement ! celaest sublime ou absurde. Que je plains et que j’admire ceux quipoursuivent à travers toute la réalité de leur rêve, et qui meurentcontents, pourvu qu’ils aient baisé une fois leur chimère à labouche ! Mais quel sort affreux que celui des Colombs quin’ont pas trouvé leur monde, et des amants qui n’ont pas trouvéleur maîtresse !

Ah ! si j’étais poète, c’est à ceux dontl’existence est manquée ; dont les flèches n’ont pas été aubut, qui sont morts avec le mot qu’ils avaient à dire et sanspresser la main qui leur était destinée ; c’est à tout ce quia avorté et à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé,au génie sans issue, à la perle inconnue au fond des mers, à toutce qui a aimé sans être aimé, à tout ce qui a souffert et que l’onn’a pas plaint que je consacrerais mes chants ; – ce seraitune noble tâche.

Que Platon avait raison de vouloir vous bannirde sa république, et quel mal vous nous avez fait, ô poètes !Que votre ambroisie nous a rendu notre absinthe encore plusamère ; et comme nous avons trouvé notre vie encore plus arideet plus dévastée après avoir plongé nos yeux dans les perspectivesque vous nous ouvrez sur l’infini ! que vos rêves ont amenéune lutte terrible contre nos réalités ! et comme, durant lecombat, notre cœur a été piétiné et foulé par ces rudesathlètes !

Nous nous sommes assis comme Adam au pied desmurs du paradis terrestre, sur les marches de l’escalier qui mèneau monde que vous avez créé, voyant étinceler à travers les fentesde la porte une lumière plus vive que le soleil, entendantconfusément quelques notes éparses d’une harmonie séraphique.Toutes les fois qu’un élu entre ou sort au milieu d’un flot desplendeur, nous tendons le cou pour tâcher de voir quelque chosepar le battant ouvert. C’est une architecture féerique qui n’a sonégale que dans les contes arabes. Des entassements de colonnes, desarcades superposées, des piliers tordus en spirale, des feuillagesmerveilleusement découpés, des trèfles évidés, du porphyre, dujaspe, du lapis-lazuli, que sais-je, moi ! des transparenceset des reflets éblouissants, des profusions de pierreries étranges,des sardoines, du chrysobéryl, des aigues-marines, des opalesirisées, de l’azerodrach, des jets de cristal, des flambeaux àfaire pâlir les étoiles, une vapeur splendide pleine de bruit et devertige, – luxe tout assyrien !

Le battant retombe ; vous ne voyez plusrien, – et vos yeux se baissent, pleins de larmes corrosives, surcette pauvre terre décharnée et pâle, sur ces masures en ruine, surce peuple en haillons, sur votre âme, rocher aride où rien negerme, sur toutes les misères et toutes les infortunes de laréalité Ah ! du moins, si nous pouvions voler jusque-là, siles degrés de cet escalier de feu ne nous brûlaient pas lespieds ; mais, hélas ! l’échelle de Jacob ne peut êtremontée que par les anges !

Quel sort que celui du pauvre à la porte duriche ! quelle ironie sanglante qu’un palais en face d’unecabane, que l’idéal en face du réel, que la poésie en face de laprose ! quelle haine enracinée doit tordre les nœuds au fonddu cœur des misérables ! quels grincements de dents doiventretentir la nuit sur leur grabat, tandis que le vent apportejusqu’à leur oreille les soupirs des téorbes et des violesd’amour ! Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, pourquoinous avez-vous menti ? Poètes, pourquoi nous avez-vous racontévos rêves ? Peintres, pourquoi avez-vous fixé sur la toile cefantôme insaisissable qui montait et descendait de votre cœur àvotre tête avec les bouillons de votre sang, et nous avez-vousdit : Ceci est une femme ? Sculpteurs, pourquoi avez-voustiré le marbre des profondeurs de Carrare pour lui faire exprimeréternellement, et aux yeux de tous, votre plus secret et plusfugitif désir ? Musiciens, pourquoi avez-vous écouté, pendantla nuit, le chant des étoiles et des fleurs, et l’avez-vousnoté ? Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que lavoix la plus douce qui nous dit : – Je t’aime ! – nousparait rauque comme le grincement d’une scie ou le croassementd’un corbeau ? – Soyez maudits, imposteurs !… et puissele feu du ciel brûler et détruire tous les tableaux, tous lespoèmes, toutes les statues et toutes les partitions… Ouf !voilà une tirade d’une longueur interminable, et qui sort un peu dustyle épistolaire. – Quelle tartine !

Je me suis joliment laissé aller au lyrisme,mon très cher ami, et voilà déjà bien du temps que je pindariseassez ridiculement. Tout ceci est fort loin de notre sujet, quiest, si je m’en souviens bien, l’histoire glorieuse et triomphantedu chevalier d’Albert au pourchas de Daraïde, la plus belleprincesse du monde, comme disent les vieux romans.

Mais en vérité, l’histoire est si pauvre queje suis forcé d’avoir recours aux digressions et auxréflexions.

J’espère qu’il n’en sera pas toujours ainsi,et qu’avant peu le roman de ma vie sera plus entortillé et pluscompliqué qu’un imbroglio espagnol.

Après avoir erré de rue en rue, je me décidaià aller trouver un de mes amis qui devait me présenter dans unemaison, où, à ce qu’il m’a dit, on voyait un monde de joliesfemmes, – une collection d’idéalités réelles, – de quoi satisfaireune vingtaine de poètes. – Il y en a pour tous les goûts : –des beautés aristocratiques avec des regards d’aigle, des yeux vertde mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés, desmains royales et des démarches de déesse ; des lis d’argentmontés sur des tiges d’or ; – de simples violettes aux pâlescouleurs, au doux parfum, œil humide et baissé, cou frêle, chairdiaphane ; – des beautés vives et piquantes ; des beautésprécieuses, des beautés de tous les genres ; – car c’est unvrai sérail que cette maison-là, moins les eunuques et lekislar aga. – Mon ami me dit qu’il y a déjà fait cinq ousix passions, – tout autant ; – cela me paraît extrêmementprodigieux, et j’ai bien peur de ne pas avoir un pareilsuccès ; de C*** prétend que si, et que je réussirai bientôtplus que je ne le voudrai. Je n’ai, suivant lui, qu’un défaut dontje me corrigerai avec l’âge et en prenant du monde, c’est de fairetrop de cas de la femme, et pas assez des femmes. – Il pourraitbien y avoir quelque chose de vrai là-dedans. – Il dit que je seraiparfaitement aimable quand je me serai défait de ce petit travers.Dieu le veuille ! Il faut que les femmes sentent que je lesméprise ; car un compliment, qu’elles trouveraient adorable etdu dernier charmant dans la bouche d’un autre, les met en colère etleur déplaît dans la mienne, autant que l’épigramme la plussanglante. Cela tient probablement à ce que de C*** mereproche.

Le cœur me battait un peu en montantl’escalier, et j’étais à peine remis de mon émotion que de C***, mepoussant par le coude, me mit face à face avec une femme d’unetrentaine d’années environ, – assez belle, – parée avec un luxesourd et une prétention extrême de simplicité enfantine, – cequi ne l’empêchait pas d’être plaquée de rouge comme une roue decarrosse : – c’était la dame du lieu.

De C***, prenant cette voix grêle et moqueusesi différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans lemonde quand il veut faire le charmant, lui dit avec forcedémonstrations de respect ironique, où perçait visiblement le plusprofond mépris, moitié bas, moitié haut :

– C’est ce jeune homme dont je vous ai parlél’autre jour, – un homme d’un mérite très distingué ; – il eston ne peut mieux né, et je pense qu’il ne pourra que vous êtreagréable de le recevoir ; c’est pourquoi j’ai pris la libertéde vous le présenter.

– Assurément, monsieur, vous avez très bienfait, répliqua la dame en minaudant de la manière la plus outrée.Puis elle se retourna vers moi, et, après m’avoir détaillé du coinde l’œil en connaisseuse habile, et d’une façon qui me fit rougirpar-dessus les oreilles : – Vous pouvez vous regarder commeinvité une fois pour toutes, et venir aussi souvent que vous aurezune soirée à perdre.

Je m’inclinai assez gauchement et balbutiaiquelques mots sans suite qui ne durent pas lui donner une hauteidée de mes moyens ; d’autres personnes entrèrent, ce qui medélivra des ennuis inséparables de la présentation. De C*** me tiradans un coin de fenêtre, et se mit à me sermonner d’importance.

Que diable ! tu vas mecompromettre ; je t’ai annoncé comme un phénix d’esprit, unhomme à imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce qu’il y ade plus transcendant et de plus passionné, et tu restes là commeune souche, sans sonner mot ! Quelle pauvre imaginative !Je te croyais la veine plus féconde ; allons donc, lâche labride à ta langue, babille à tort et à travers ; tu n’as pasbesoin de dire des choses sensées et judicieuses, au contraire,cela pourrait t’être nuisible ; parle, voilàl’essentiel ; parle beaucoup, parle longtemps ; attirel’attention sur toi ; jette-moi de côté toute crainte et toutemodestie ; mets-toi bien dans la tête que tous ceux qui sontici sont des sots, ou à peu près, et n’oublie pas qu’un orateur quiveut réussir ne peut mépriser assez son auditoire. – Que te semblede la maîtresse de la maison ?

– Elle me déplaît déjà considérablement ;et, quoique je lui aie parlé à peine trois minutes, je m’ennuyaisautant que si j’eusse été son mari.

– Ah ! voilà ce que tu enpenses ?

– Mais oui.

– Ta répugnance pour elle est donc tout à faitinsurmontable ? – Tant pis ; il aurait été décent pourtoi de l’avoir, ne fût-ce qu’un mois, cela est du bon air, et unjeune homme un peu bien ne peut être mis dans le monde que parelle.

– Eh bien ! je l’aurai, fis-je d’un airassez piteux, puisqu’il le faut ; mais cela est-il aussinécessaire que tu as l’air de le croire ?

– Hélas, oui ! cela est du dernierindispensable, et je m’en vais t’en expliquer les raisons.Mme de Thémines est à la mode maintenant ; elle atous les ridicules du jour d’une manière supérieure, quelquefoisceux de demain, mais jamais ceux d’hier : elle estparfaitement au courant. On portera ce qu’elle porte, et elle neporte pas ce qu’on a porté. Elle est riche d’ailleurs, et seséquipages sont du meilleur goût. – Elle n’a pas d’esprit, maisbeaucoup de jargon ; elle a des goûts fort vifs et peu depassion. On lui plaît, mais on ne la touche pas ; c’est uncœur froid et une tête libertine. Quant à son âme, si elle en aune, ce qui est douteux, elle est des plus noires, et il n’y a pasde méchancetés et de bassesses dont elle ne soit capable ;mais elle est extrêmement adroite et conserve les dehors, juste cequ’il est nécessaire pour qu’on ne puisse rien prouver contre elle.Ainsi, elle couchera très bien avec un homme et ne lui écrira pasle billet le plus simple. Aussi ses ennemis les plus intimes netrouvent rien à dire sur elle, sinon qu’elle met son rouge trophaut, et que certaines portions de sa personne n’ont pas, envérité, toute la rondeur qu’elles paraissent avoir, – ce qui estfaux.

– Comment le sais-tu ?

– La question est bonne ! – comme on saitces sortes de choses, en m’en assurant par moi-même.

– Tu as donc eu aussiMme de Thémines !

– Certainement ! Pourquoi donc nel’aurais-je pas eue ? Il eût été de la dernière inconvenanceque je ne l’eusse pas. – Elle m’a rendu de grands services, et jelui en suis fort reconnaissant.

– Je ne comprends pas le genre de servicesqu’elle peut t’avoir rendus…

– Serais-tu réellement un sot ? me ditalors de C*** en me regardant avec la mine la plus comique dumonde.

– Ma foi, j’en ai bien peur ; – etfaut-il donc tout te dire ? Mme de Thémines passe,et à juste titre, pour avoir des lumières spéciales à de certainsendroits, et un jeune homme qu’elle a pris et gardé pendant quelquetemps peut hardiment se présenter partout, et être sûr qu’il nerestera pas longtemps sans avoir une affaire, et deux plutôtqu’une. – Outre cet ineffable avantage, il y en a un autre quin’est pas moindre, c’est que, dès que les femmes de cette sociététe verront l’amant en titre de Mme de Thémines,n’eussent-elles pas le plus léger goût pour toi, elles se feront unplaisir et un devoir de t’enlever à une femme à la mode comme estcelle-ci ; et, au lieu des avances et des démarches que tuaurais à faire, tu n’auras que l’embarras du choix, et tudeviendras nécessairement le point de mire de toutes les agacerieset de toutes les minauderies possibles.

Cependant si elle t’inspire une répugnancetrop forte, ne la prends pas. Tu n’y es pas précisément obligé,quoique cela eût été dans la politesse et les convenances. Maisfais vite un choix et attaque-toi à celle qui te plaira le mieux ouqui semblera offrir le plus de facilités, car tu perdrais, endifférant, le bénéfice de la nouveauté et l’avantage qu’elle tedonne pendant quelques jours sur tous les cavaliers qui sont ici.Toutes ces dames ne conçoivent rien à ces passions qui naissentdans l’intimité et se développent lentement dans le respect et dansle silence : elles sont pour les coups de foudre et lessympathies occultes ; – chose merveilleusement bien imaginéepour épargner les ennuis de la résistance et toutes ces longueurset ces redites que le sentiment entremêle au roman de l’amour, etqui ne font qu’en différer inutilement la conclusion. – Ces damessont très économes de leur temps, et il leur paraît tellementprécieux qu’elles seraient au désespoir d’en laisser une seuleminute inemployée. – Elles ont une envie d’obliger le genre humainqu’on ne saurait trop louer, et elles aiment leur prochain commeelles-mêmes, – ce qui est parfaitement évangélique etméritoire ; ce sont de très charitables créatures, qui nevoudraient, pour rien au monde, faire mourir un homme dedésespoir.

Il doit déjà y en avoir trois ou quatre defrappées en ta faveur, et je te conseillerais amicalementde pousser ta pointe avec vivacité de ce côté-là, au lieu det’amuser à bavarder avec moi dans l’embrasure d’une fenêtre, ce quine t’avancera pas à grand-chose.

– Mais, mon cher C***, je suis tout à faitneuf sur ces matières-là. Je n’ai point ce qu’il faut du monde pourdistinguer au premier coup d’œil une femme frappée d’avec une quine l’est point ; et je pourrais commettre d’étranges bévues,si tu ne m’aidais de ton expérience.

– En vérité, tu es d’un primitif qui n’a pasde nom, et je ne croyais pas qu’il fût possible d’être aussipastoral et aussi bucolique que cela dans le bienheureux siècle oùnous sommes ! – Que diable fais-tu donc de cette grande paired’yeux noirs que tu as là, et qui serait de l’effet le plusvainqueur, si tu savais t’en servir ? – Regarde-moi là-bas unpeu, dans ce coin auprès de la cheminée, cette petite femme en rosequi joue avec son éventail : elle te lorgne depuis un quartd’heure avec une assiduité et une fixité tout à faitsignificatives : il n’y a qu’elle au monde pour être indécented’une manière aussi supérieure, et déployer une aussi nobleeffronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui désespèrent deparvenir jamais à cette hauteur d’impudence, mais, en revanche,elle plaît beaucoup aux hommes, qui lui trouvent tout le piquantd’une courtisane. – Il est vrai qu’elle est d’une dépravationcharmante, pleine d’esprit, de verve et de caprice – C’est uneexcellente maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. –En huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule,et vous corrompt le cœur de manière à ce que vous ne soyez jamaisridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées d’unpositif inexprimable ; elle va au fond de tout avec unerapidité et une sûreté qui étonnent. C’est l’algèbre incarnée quecette petite femme-là ; c’est précisément ce qu’il faut à unrêveur et à un enthousiaste. Elle t’aura bientôt corrigé de tonvaporeux idéalisme : c’est un grand service qu’elle te rendra.Elle le fera du reste avec le plus grand plaisir, car son instinctest de désenchanter des poètes.

Ma curiosité étant éveillée par la descriptionde C***, je sortis de ma retraite, et, me glissant entre lesgroupes, je m’approchai de la dame et je la regardai fortattentivement : – elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-sixans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peuchargée d’embonpoint ; elle avait le bras blanc et potelé, lamain assez noble, le pied joli et même trop mignon, – les épaulesgrasses et lustrées, peu de gorge, mais ce qu’il y en avait fortsatisfaisant et ne donnant pas mauvaise idée du reste ; pourles cheveux, ils étaient extrêmement brillants et d’un noir bleucomme des ailes de geai ; – le coin de l’œil troussé assezhaut vers la tempe, le nez mince et les narines fort ouvertes, labouche humide et sensuelle, une petite raie à la lèvre inférieure,et un duvet presque imperceptible aux commissures. Et dans toutcela une vie, une animation, une santé, une force, et je ne saisquelle expression de luxe adroitement tempérée par la coquetterieet le manège, qui en faisaient en somme une très désirable créatureet justifiaient et au-delà les goûts très vifs qu’elle avaitinspirés et qu’elle inspirait tous les jours.

Je la désirai ; – mais je comprisnéanmoins que ce ne serait pas cette femme, tout agréable qu’ellefût, qui réaliserait mon vœu et me ferait dire : – Enfin j’aiune maîtresse !

Je revins à de C***, et je lui dis : – Ladame me plaît assez, et je m’arrangerai peut-être avec elle. Mais,avant de rien dire de précis et qui m’engage, je voudrais bien quetu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes beautésqui ont eu l’obligeance de se frapper pour moi, afin que je puissechoisir. – Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici dedémonstrateur, d’y ajouter une petite notice et la nomenclature deleurs défauts et qualités ; la manière dont il faut lesattaquer et le ton qu’on doit employer avec elles pour que je n’aiepas trop l’air d’un provincial ou d’un littérateur.

– Je veux bien, dit de C***. – Vois-tu ce beaucygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et faitremuer ses manches comme des ailes ; c’est la modestie même,tout ce qu’il y a de plus chaste et de plus virginal aumonde ; c’est un front de neige, un cœur de glace, des regardsde madone, un sourire d’Agnès, elle a une robe blanche et l’âmepareille ; elle ne met dans ses cheveux que des fleursd’oranger ou des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre quepar un fil. Elle n’a jamais eu une mauvaise pensée et ignoreprofondément en quoi un homme diffère d’une femme. La sainte Viergeest une bacchante à côté d’elle, ce qui d’ailleurs ne l’empêche pasd’avoir eu plus d’amants qu’aucune femme que je connaisse, etassurément ce n’est pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge decette discrète personne ; – c’est un petit chef-d’œuvre, etréellement il est difficile de montrer autant en cachantdavantage ; dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toutesa pruderie, elle n’est pas dix fois plus indécente que cette bonnedame qui est à sa gauche et qui étale bravement deux hémisphèresqui, s’ils étaient réunis, formeraient une mappemonde d’unegrandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite,décolletée jusqu’au ventre et qui fait parade de son néant avec uneintrépidité charmante ? – Cette virginale créature, ou je metrompe fort, a déjà supputé dans sa tête ce que les promesses de tapâleur et de tes yeux noirs pouvaient tenir d’amour et depassion ; et ce qui me fait dire cela, c’est qu’elle n’a pasregardé une seule fois de ton côté, du moins en apparence ;car elle sait faire jouer sa prunelle avec tant d’art et la fairecouler si adroitement dans le coin de ses yeux que rien ne luiéchappe ; on croirait qu’elle y voit par le derrière de latête, car elle sait parfaitement ce qui se passe derrièreelle. – C’est un Janus féminin. – Si tu veux réussir auprès d’elle,il faut laisser là les manières débraillées et victorieuses. Ilfaut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans uneattitude contrite, et d’un ton de voix étouffé etrespectueux ; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce quetu voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle tepermettra les choses les plus libres en paroles d’abord, et ensuiteen action. Aie soin seulement de rouler tendrement les yeux quandelle aura les siens baissés, et parle-lui des douceurs de l’amourplatonique et du commerce des âmes, tout en employant avec elle lapantomime la moins platonique et la moins idéale du monde !Elle est fort sensuelle et très susceptible ; embrasse-la tantque tu voudras ; mais, dans l’abandon le plus intime, n’oubliepas de l’appeler madame au moins trois fois parphrase : elle s’est brouillée avec moi, parce qu’étant couchédans son lit je lui ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Quediable ! on n’est pas honnête femme pour rien.

– Je n’ai pas grande envie, d’après ce que tume dis, de risquer l’aventure : une Messaline prude !l’alliance est monstrueuse et nouvelle.

– Vieille comme le monde, mon cher ! celase voit tous les jours, et rien n’est plus commun. – Tu as tort dene pas te fixer à celle-là : – Elle a un grand agrément, c’estqu’avec elle on a toujours l’air de commettre un péché mortel,et le moindre baiser paraît tout à fait damnable ; tandisqu’avec les autres on croit à peine faire un péché véniel, etsouvent même on ne croit rien faire du tout. – C’est la raisonpourquoi je l’ai gardée plus longtemps qu’aucune maîtresse. – Jel’aurais encore, si elle ne m’avait pas quitté elle-même ;c’est la seule femme qui m’ait devancé, et je lui porte un certainrespect à cause de cela. – Elle a de petits raffinements de voluptéon ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faireextorquer ce qu’elle accorde très librement : ce qui donne àchacune de ses faveurs le charme d’un viol. Tu trouveras dans lemonde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que c’estla plus vertueuse créature qui soit. – Elle est précisément lecontraire. – C’est une curieuse étude que d’anatomiser cettevertu-là sur un oreiller. – Étant prévenu, tu ne cours aucunrisque, et tu n’auras pas la maladresse d’en devenir sincèrementamoureux.

– Quel âge a donc cette adorablepersonne ? demandai-je à de C***, car il m’était impossible dele déterminer en l’examinant avec l’attention la plusscrupuleuse.

– Ah ! voilà, quel âge a-t-elle ?c’est le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me piqued’assigner leur âge aux femmes à une minute près, je n’ai jamais putrouver le sien. Seulement, d’une manière approximative, j’estimequ’elle peut avoir de dix-huit à trente-six ans. – Je l’ai vueen grande toilette, en déshabillé, sous le linge, et je ne puisrien t’apprendre à cet égard : ma science est en défaut ;l’âge qu’elle semble le plus avoir, c’est dix-huit ans, etcependant ce ne peut être son âge. – C’est un corps de vierge etune âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi profondémentet aussi spacieusement, il faut beaucoup de temps ou degénie ; il faut un cœur de bronze dans une poitrined’acier : elle n’a ni l’un ni l’autre ; alors je pensequ’elle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien.

– Est-ce qu’elle n’a pas d’amie intime qui tepourrait donner des lumières à ce sujet ?

– Non ; elle est arrivée dans cette villeil y a deux ans. Elle venait de la province ou de l’étranger, je nesais plus lequel – c’est une admirable position pour une femme quisait en profiter. Avec une figure comme elle en a une, elle peut sedonner l’âge qu’elle veut et ne dater que du jour où elle estarrivée ici.

– Voilà qui est on ne peut plus agréable,surtout quand quelque ride impertinente ne vient pas vous démentir,et que le temps, ce grand destructeur, a la bonté de se prêter àcette falsification de l’extrait de baptême.

Il m’en fit voir encore quelques-unes qui,selon lui, recevraient favorablement toutes les requêtes qu’il meplairait de leur adresser et me traiteraient avec une philanthropietoute particulière. Mais la femme en rose du coin de la cheminéeet la modeste colombe qui lui servait d’antithèse étaientincomparablement mieux que toutes les autres ; et, si ellesn’avaient pas toutes les qualités que je demande, elles en avaientquelques-unes, du moins en apparence.

Je parlai toute la soirée avec elles, surtoutavec la dernière, et j’eus soin de jeter mes idées dans le moule leplus respectueux ; – quoiqu’elle me regardât à peine, je crusvoir quelquefois luire ses prunelles sous leur rideau de cils, et àquelques galanteries assez vives, mais habillées de la gaze la pluspudique que je hasardai, passer à deux ou trois lignes sous sachair une petite rougeur contenue et étouffée, assez pareille àcelle que produit une liqueur rose versée dans une tasse à moitiéopaque. – Ses réponses, en général, étaient sobres, mesurées, maispourtant aiguës et pleines de trait, et donnaient à penser beaucoupplus qu’elles n’exprimaient. Tout cela était entremêlé deréticences, de demi-mots, d’allusions détournées, chaque syllabeavait son intention, chaque silence sa portée ; rien au monden’était plus diplomatique et plus charmant. – Et pourtant, quelqueplaisir que j’y aie pris momentanément, je ne pourrais supporterlongtemps une pareille conversation. Il faut être perpétuellementen éveil et sur ses gardes, et ce que j’aime le mieux dans unecauserie, c’est l’abandon et la familiarité. – Nous avons parléd’abord de musique, ce qui nous a conduits tout naturellement àparler de l’opéra, et ensuite des femmes, puis de l’amour, sujetdans lequel il est plus facile que dans tout autre de trouver destransitions pour passer de la généralité à la spécialité. – Nousavons fait du beau cœur à qui mieux mieux ; – tuaurais ri de m’entendre. – En vérité, Amadis sur la Roche pauvren’était qu’un cuistre sans flamme auprès de moi. C’étaient desgénérosités, des abnégations, des dévouements à faire rougir dehonte feu le Romain Curtius. – Je ne me croyais sincèrement pascapable d’un galimatias et d’un pathos aussi transcendants. – Moi,faisant du platonisme le plus quintessencié, cela ne te parait-ilpas une des choses les plus bouffonnes, la meilleure scène decomédie qu’il se puisse voir ? Et puis cet air confit enperfection, ces petites façons papelardes et chattemites que jevous avais ! tubleu ! – Je n’avais pas la mine d’ytoucher, et toute mère qui m’aurait entendu raisonner n’aurait pashésité à me laisser coucher avec sa fille, tout mari m’auraitconfié sa femme. C’est la soirée de ma vie où j’ai eu le plus l’airvertueux et où je l’ai été le moins. – Je pensais qu’il fût plusdifficile que cela d’être hypocrite et de dire des choses que l’onne croyait point. – Il faut que ce soit assez aisé ou que j’aie defort belles dispositions pour avoir aussi agréablement réussi dupremier coup. – J’ai en vérité de fort beaux moments.

Quant à la dame, elle a dit beaucoup de chosestrès finement détaillées, et qui, malgré l’air de candeurqu’elle y mettait, prouvent une expérience des plusconsommées ; on ne peut se faire une idée de la subtilité deses distinctions. Cette femme-là scierait un cheveu en trois danssa longueur, et elle ferait quinauds tous les docteurs angéliqueset séraphiques. Au reste, à la manière dont elle parle, il estimpossible de croire qu’elle ait même l’ombre d’un corps. – C’estd’un immatériel, d’un vaporeux, d’un idéal à vous casser lesbras ; et, si de C*** ne m’avait prévenu des allures de labête, j’aurais assurément désespéré du succès de mes affaires, etje me serais tenu piteusement à l’écart. Comment diable aussi,lorsqu’une femme vous dit pendant deux heures, de l’air le plusdétaché du monde, que l’amour ne vit que de privations et desacrifices et autres belles choses de ce genre, peut-on décemmentespérer de lui persuader un jour de se mettre entre deux draps avecvous, pour vous fomenter la complexion et voir si vous êtes faitsl’un comme l’autre ?

Bref, nous nous sommes séparés très amis, etnous félicitant réciproquement de l’élévation, de la pureté de nossentiments.

La conversation avec l’autre a été, comme tul’imagines, d’un genre tout à fait opposé. Nous avons ri autant queparlé. Nous nous sommes moqués, et fort spirituellement, de toutesles femmes qui étaient là ; – quand je dis : Nous noussommes moqués et fort spirituellement, je me trompe ; jedevrais dire : Elle s’est moquée ; un homme ne semoque jamais bien d’une femme. Moi, j’écoutais et j’approuvais, caril est impossible de crayonner un trait plus vif et de le colorerplus ardemment ; c’est la plus curieuse galerie de caricaturesque j’aie jamais vue. Malgré l’exagération, on sentait la véritélà-dessous ; de C*** avait bien raison : la mission decette femme est de désenchanter des poètes. Il y a autour d’elleune atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne peutvivre. Elle est charmante et pétillante d’esprit, et cependant, àcôté d’elle, on ne pense qu’à des choses ignobles etvulgaires ; tout en lui parlant, je me sentais une fouled’envies incongrues et impraticables dans le lieu où je metrouvais, comme de me faire apporter du vin et de me soûler, de lacamper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge, – de releverle bord de sa jupe et de voir si sa jarretière était au-dessus ouau-dessous du genou, de chanter à tue-tête un refrain ordurier, defumer une pipe ou de casser les carreaux : que sais-je ?– Toute la partie animale, toute la brute se soulevait enmoi ; j’aurais très volontiers craché sur l’Iliaded’Homère et je me serais mis à genoux devant un jambon. – Jecomprends parfaitement aujourd’hui l’allégorie des compagnonsd’Ulysse changés en pourceaux par Circé. Circé était probablementquelque égrillarde comme ma petite femme en rose.

Chose honteuse à dire, j’éprouvais un granddélice à me sentir gagné par l’abrutissement ; je ne m’yopposais pas, j’y aidais de toutes mes forces, tant la corruptionest naturelle à l’homme, et tant il y a de boue dans l’argile dontil est pétri.

Cependant j’eus une minute peur de cettegangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice ;mais le parquet semblait avoir monté jusqu’à mes genoux, et j’étaiscomme enchâssé à ma place.

À la fin je pris sur moi de la quitter, et, lasoirée étant fort avancée, je m’en retournai chez moi trèsperplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. –J’hésitais entre la prude et la galante, – Je trouvais de lavolupté dans l’une et du piquant dans l’autre ; et, après unexamen de conscience très détaillé et très approfondi, je m’aperçusnon que je les aimais toutes les deux, mais que je les désiraistoutes les deux, l’une autant que l’autre, avec assez de vivacitépour en prendre de la rêverie et de la préoccupation.

Selon toute apparence, ô mon ami !j’aurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes lesdeux, et pourtant je t’avoue que leur possession ne me satisfaitqu’à moitié : ce n’est pas qu’elles ne soient fort jolies,mais à leur vue rien n’a crié dans moi, rien n’a palpité, rien n’adit. – C’est elles ; je ne les ai pas reconnues. – Cependantje ne crois pas que je rencontrerai beaucoup mieux du côté de lanaissance et de la beauté, et de C*** me conseille de m’en tenirlà. Assurément je le ferai, et l’une ou l’autre sera ma maîtresse,ou le diable m’emportera avant qu’il soit bien longtemps ;mais au fond de mon cœur, une secrète voix me reproche de mentir àmon amour, et de m’arrêter ainsi au premier sourire d’une femme queje n’aime point, au lieu de chercher infatigablement à travers lemonde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palaiset dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu medestine, princesse ou servante, religieuse ou femmegalante.

Puis je me dis que je me fais des chimères,qu’il est bien égal après tout que je couche avec cette femme ouavec une autre ; que la terre n’en déviera pas d’une lignedans sa marche, et que les quatre saisons n’intervertiront pas leurordre pour cela ; que rien au monde n’est plus indifférent, etque je suis bien bon de me tourmenter de pareillesbillevesées : voilà ce que je me dis. – Mais j’ai beau dire,je n’en suis ni plus tranquille ni plus résolu.

Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoupavec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussimonotone que la mienne prennent une trop grande importance. Jem’écoute trop vivre et penser : j’entends le battement de mesartères, les pulsations de mon cœur ; je dégage, à forced’attention, mes idées les plus insaisissables de la vapeur troubleoù elles flottaient et je leur donne un corps. – Si j’agissaisdavantage, je n’apercevrais pas toutes ces petites choses, et jen’aurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme jele fais toute la journée. Le bruit de l’action ferait envoler cetessaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête etm’étourdissent du bourdonnement de leurs ailes : au lieu depoursuivre des fantômes, je me colletterais avec desréalités ; je ne demanderais aux femmes que ce qu’ellespeuvent donner : – du plaisir, – et je ne chercherais pas àembrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageusesperfections. – Cette tension acharnée de l’œil de mon âme vers unobjet invisible m’a faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est,à force d’avoir regardé ce qui n’est pas, et mon œil si subtil pourl’idéal est tout à fait myope dans la réalité ; – ainsi, j’aiconnu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et quine me paraissent rien moins que cela. – J’ai beaucoup admiré despeintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ouinintelligibles m’ont fait plus de plaisir que les plus galantesproductions. – Je ne serais pas étonné qu’après avoir tant adresséde soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux,après avoir tant fait d’élégies et d’apostrophes sentimentales, jene devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou dequelque femme laide et vieille ; – ce serait une belle chute.– La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que j’ai misà lui faire la cour : – cela ne serait-il pas bienfait, si j’allais m’éprendre d’une belle passion romanesque pourquelque maritorne ou quelque abominable gaupe ? Me vois-tujouant de la guitare sous la fenêtre d’une cuisine et supplanté parun marmiton portant le roquet d’une vieille douairière crachant sadernière dent ? – Peut-être aussi que, ne trouvant rien en cemonde qui soit digne de mon amour, je finirai par m’y adorermoi-même, comme feu Narcisse d’égoïste mémoire. – Pour me garantird’un aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs etdans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force derêveries et d’aberrations, j’ai une peur énorme de tomber dans lemonstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y fautprendre garde. – Adieu, mon ami ; – je vais de ce pas chez ladame rose, de peur de me laisser aller à mes contemplationshabituelles. – Je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup del’entéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque chose, ce nesera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la créature soitfort spirituelle : je roule soigneusement et serre dans untiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas l’essayer surcelle-ci. Je veux jouir tranquillement des beautés et des méritesqu’elle a. Je veux la laisser habillée d’une robe à sa taille, sanstâcher de lui adapter le vêtement que j’ai taillé d’avance et àtout événement pour la dame de mes pensées. – Ce sont de fort sagesrésolutions, je ne sais pas si je les tiendrai – Encore une fois,adieu.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer