Mademoiselle de Maupin

Chapitre 15

 

Il était cinq heures du matin lorsquej’entrai dans la ville. – Les maisons commençaient à mettre le nezaux fenêtres ; les braves indigènes montraient derrière leurcarreau leur bénigne figure, surmontée d’un pyramidal bonnet denuit. – Au pas de mon cheval, dont les fers sonnaient sur le pavéinégal et caillouteux, sortaient de chaque lucarne la grosse figurecurieusement rouge et la gorge matinalement débraillée des Vénus del’endroit, qui s’épuisaient en conjectures sur cette apparitioninsolite d’un voyageur dans C***, à une pareille heure et en pareiléquipage, car j’étais très succinctement habillée et dans une tenueau moins suspecte. Je me fis indiquer une auberge par un petitpolisson qui avait des cheveux jusque sur les yeux, et qui éleva enl’air son museau de barbet pour me considérer plus à sonaise ; je lui donnai quelques sous pour sa peine, et unconsciencieux coup de cravache, qui le fit fuir en glapissant commeun geai plumé tout vif. Je me jetai sur un lit et je m’endormisprofondément. Quand je me réveillai, il était trois heures aprèsmidi : ce qui suffit à peine pour me reposer complètement. Eneffet, ce n’était pas trop pour une nuit blanche, une bonnefortune, un duel, et une fuite très rapide, quoique trèsvictorieuse.

J’étais fort inquiète de la blessured’Alcibiade ; mais, quelques jours après, je fus complètementrassurée, car j’appris qu’elle n’avait pas eu de suitesdangereuses, et qu’il était en pleine convalescence. Cela mesoulagea d’un poids singulier, car cette idée d’avoir tué un hommeme tourmentait étrangement, quoique ce fût en légitime défense etcontre ma propre volonté. Je n’étais pas encore arrivée à cettesublime indifférence pour la vie des hommes où je suis parvenuedepuis.

Je retrouvai à C*** plusieurs des jeunes gensavec qui nous avions fait route : – cela me fit plaisir ;je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent accès dansplusieurs maisons agréables – J’étais parfaitement habituée à meshabits, et la vie plus rude et plus active que j’avais menée, lesexercices violents auxquels je m’étais livrée m’avaient rendue deuxfois plus robuste que je n’étais. Je suivais partout ces jeunesécervelés : je montais à cheval, je chassais, je faisais desorgies avec eux, car, petit à petit, je m’étais formée àboire ; sans atteindre à la capacité tout allemande decertains d’entre eux, je vidais bien deux ou trois bouteilles pourma part, et je n’étais pas trop grise, progrès fort satisfaisant Jerimais en Dieu avec une excessive richesse, et j’embrassais assezdélibérément les filles d’auberge. – Bref, j’étais un jeunecavalier accompli et tout à fait conforme au dernier patron de lamode. – Je me défis de certaines idées provinciales que j’avais surla vertu et autres fadaises semblables ; en revanche, jedevins d’une si prodigieuse délicatesse sur le point d’honneur queje me battais en duel presque tous les jours : cela mêmeétait devenu une nécessité pour moi, une espèce d’exerciceindispensable et sans lequel je me serais mal portée toute lajournée. Aussi, quand personne ne m’avait regardée ou marché sur lepied, que je n’avais aucun motif pour me battre, plutôt que derester oisive et ne point mener des mains, je servais de second àmes camarades ou même à des gens que je ne connaissais que denom.

J’eus bientôt une colossale renommée debravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour arrêter lesplaisanteries qu’eussent immanquablement fait naître ma figureimberbe et mon air efféminé. Mais trois ou quatre boutonnières desurplus que j’ouvris à des pourpoints, quelques aiguillettes que jelevai fort délicatement sur quelques peaux récalcitrantes me firenttrouver l’air plus viril qu’à Mars en personne, ou à Priapelui-même, et vous eussiez rencontre des gens qui eussent juré avoirtenu de mes bâtards sur les fonts de baptême.

À travers toute cette dissipation apparente,dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne laissaispas de suivre mon idée primitive, c’est-à-dire cette consciencieuseétude de l’homme et la solution du grand problème d’un amoureuxparfait, problème un peu plus difficile à résoudre que celui de lapierre philosophale.

Il en est de certaines idées comme del’horizon qui existe bien certainement, puisqu’on le voit en facede soi de quelque côté que l’on se tourne, mais qui fuitobstinément devant vous et qui, soit que vous alliez au pas, soitque vous couriez au galop, se tient toujours à la mêmedistance ; car il ne peut se manifester qu’avec une conditiond’éloignement déterminée ; il se détruit à mesure que l’onavance, pour se former plus loin avec son azur fuyard etinsaisissable, et c’est en vain que l’on essaye de l’arrêter par lebord de son manteau flottant.

Plus j’avançais dans la connaissance del’animal, plus je voyais à quel point la réalisation de mon désirétait impossible, et combien ce que je demandais pour aimerheureusement était hors des conditions de sa nature. – Je meconvainquis que l’homme qui serait le plus sincèrement amoureux demoi trouverait le moyen, avec la meilleure volonté du monde, de merendre la plus misérable des femmes, et pourtant j’avais déjàabandonné beaucoup de mes exigences de jeune fille. – J’étaisdescendue des sublimes nuages, non pas tout à fait dans la rue etdans le ruisseau, mais sur une colline de moyenne hauteur,accessible, quoiqu’un peu escarpée.

La montée, il est vrai, était assezrude ; mais j’avais l’orgueil de croire que je valais bien lapeine que l’on fît cet effort, et que je serais un dédommagementsuffisant de la peine qu’on aurait prise. – Je n’aurais jamais pume résoudre à faire un pas au-devant : j’attendais, patiemmentperchée sur mon sommet.

Voici quel était mon plan : – sous meshabits virils j’aurais fait connaissance avec quelque jeune hommedont l’extérieur m’aurait plu ; j’aurais vécu familièrementavec lui ; par des questions adroites et des faussesconfidences qui en auraient provoqué de vraies, je serais parvenuebientôt à une connaissance complète de ses sentiments et de sespensées ; et, si je l’avais trouvé tel que je le souhaitais,j’aurais prétexté quelque voyage, je me serais tenue éloignée delui trois ou quatre mois pour lui donner un peu le temps d’oubliermes traits ; puis je serais revenue avec mon costume de femme,j’aurais arrangé dans un faubourg retiré une voluptueuse petitemaison, enfouie dans les arbres et les fleurs ; puis j’auraisdisposé les choses de manière à ce qu’il me rencontrât et me fît lacour ; et, s’il avait montré un amour vrai et fidèle, je meserais donnée à lui sans restriction et sans précaution : – letitre de sa maîtresse m’eût paru honorable, et je ne lui en auraispas demandé d’autre.

Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis àexécution, car c’est le propre des plans que l’on a de n’être pointexécutés, et c’est là que paraissent principalement la fragilité dela volonté et le pur néant de l’homme. Le proverbe – ce que femmeveut, Dieu le veut – n’est pas plus vrai que tout autre proverbe,ce qui veut dire qu’il ne l’est guère.

Tant que je ne les avais vus que de loin et àtravers mon désir, les hommes m’avaient paru beaux, et l’optiquem’avait fait illusion. – Maintenant je les trouve du derniereffroyable, et je ne comprends pas comment une femme peut admettrecela dans son lit. Quant à moi, le cœur me lèverait, et je nepourrais m’y résoudre.

Comme leurs traits sont grossiers, ignobles,sans finesse, sans élégance ! quelles lignes heurtées etdisgracieuses ! quelle peau dure, noire et sillonnée ! –Les uns sont hâlés comme des pendus de six mois, hâves, osseux,poilus, avec des cordes à violon sur les mains, de grands pieds àpont-levis, une sale moustache toujours pleine de victuaille etretroussée en croc sur les oreilles, les cheveux rudes comme descrins de balai, un menton terminé en hure de sanglier, des lèvresgercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux entourés dequatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues, de grosmuscles et de cartilages saillants. – Les autres sont matelassés deviande rouge, et poussent devant eux un ventre cerclé à grand-peinepar leur ceinturon ; ils ouvrent en clignotant leur petit œilvert de mer enflammé de luxure, et ressemblent plutôt à deshippopotames en culotte qu’à des créatures humaines. Cela senttoujours le vin, ou l’eau-de-vie, ou le tabac, ou son odeurnaturelle, qui est bien la pire de toutes. – Quant à ceux dont laforme est un peu moins dégoûtante, ils ressemblent à des femmes malréussies. – Voilà tout.

Je n’avais pas remarqué tout cela. J’étaisdans la vie comme dans un nuage, et mes pieds touchaient à peine laterre. – L’odeur des roses et des lilas du printemps me portait àla tête comme un parfum trop fort. Je ne rêvais que hérosaccomplis, amants fidèles et respectueux, flammes dignes del’autel, dévouements et sacrifices merveilleux, et j’aurais crutrouver tout cela dans le premier gredin qui m’aurait dit bonjour.– Cependant ce premier et grossier enivrement ne dura guère ;d’étranges soupçons me prirent, et je n’eus pas de repos que je neles eusse éclaircis.

Dans les premiers temps, l’horreur que j’avaispour les hommes était poussée au dernier degré d’exagération, et jeles regardais comme d’épouvantables monstruosités. Leurs façons depenser, leurs allures, et leur langage négligemment cynique, leursbrutalités et leur dédain des femmes me choquaient et merévoltaient au dernier point, tant l’idée que je m’en étais faiterépondait peu à la réalité. – Ce ne sont pas des monstres, si l’onveut, mais bien pis que cela, ma foi ! ce sont d’excellentsgarçons de très joviale humeur, qui boivent et mangent bien, quivous rendront toutes sortes de services, spirituels et braves, bonspeintres et bons musiciens, qui sont propres à mille choses,excepté cependant à une seule pour laquelle ils ont été créés, quiest de servir de mâle à l’animal appelé femme, avec qui ils n’ontpas le plus léger rapport, ni physique ni moral.

J’avais peine d’abord à déguiser le méprisqu’ils m’inspiraient, mais peu à peu je m’accoutumai à leur manièrede vivre. Je ne me sentais pas plus piquée des railleries qu’ilsdécochaient sur les femmes que si j’eusse moi-même été de leursexe. – J’en faisais au contraire de fort bonnes et dont le succèsflattait étrangement mon orgueil ; assurément aucun de mescamarades n’allait aussi loin que moi en fait de sarcasmes et deplaisanteries sur cet objet. La parfaite connaissance du terrain medonnait un grand avantage, et, outre le tour piquant qu’ellespouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par un mérited’exactitude qui manquait souvent aux leurs. – Car, bien que toutle mal que l’on dit des femmes soit toujours fondé par quelquepoint, il est néanmoins difficile aux hommes de garder lesang-froid nécessaire pour les bien railler, et il y a souvent biende l’amour dans leurs invectives.

J’ai remarqué que ce sont les plus tendres etceux qui avaient le plus le sentiment de la femme qui lestraitaient plus mal que tous les autres et qui revenaient à cesujet avec un acharnement tout particulier, comme s’ils leureussent gardé une mortelle rancune de n’être point telles qu’ilsles souhaitaient, en faisant mentir la bonne opinion qu’ils enavaient conçue d’abord.

Ce que je demandais avant tout, ce n’était pasla beauté physique, c’était la beauté de l’âme, c’était del’amour ; mais l’amour comme je le sens n’est peut-être pasdans les possibilités humaines. – Et pourtant il me semble quej’aimerais ainsi et que je donnerais plus que je n’exige.

Quelle magnifique folie ! quelleprodigalité sublime !

Se livrer tout entier sans rien garder de soi,renoncer à sa possession et à son libre arbitre, remettre savolonté entre les bras d’un autre, ne plus voir par ses yeux, neplus entendre avec ses oreilles, n’être qu’un en deux corps, fondreet mêler ses âmes de façon à ne plus savoir si vous êtes vous oul’autre, absorber et rayonner continuellement, être tantôt la luneet tantôt le soleil, voir tout le monde et toute la création dansun seul être, déplacer le centre de vie, être prêt, à toute heure,aux plus grands sacrifices et à l’abnégation la plus absolue ;souffrir à la poitrine de la personne aimée, comme si c’était lavôtre ; ô prodige ! se doubler en se donnant : –voilà l’amour tel que je le conçois.

Fidélité de lierre, enlacements de jeunevigne, roucoulements de tourterelle, cela va sans dire, et ce sontles premières et les plus simples conditions.

Si j’étais restée chez moi, sous les habits demon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet ou à faire de latapisserie derrière un carreau, dans l’embrasure d’une fenêtre, ceque j’ai cherché à travers le monde serait peut-être venu metrouver tout seul. L’amour est comme la fortune, il n’aime pas quel’on coure après lui. Il visite de préférence ceux qui dormentau bord des puits. et souvent les baisers les reines etdes dieux descendent sur des yeux fermés.

C’est une chose qui vous leurre et vous trompeque de penser que toutes les aventures et tous les bonheursn’existent qu’aux endroits où vous n’êtes pas, et c’est un mauvaiscalcul que de faire seller son cheval et de prendre la poste pouraller à la quête de son idéal. Beaucoup de gens font cette faute,bien d’autres encore la feront. – L’horizon est toujours du pluscharmant azur, quoique, lorsque l’on y est arrivé, les collines quile composent ne soient ordinairement que des glaises décharnées etfendues, ou des ocres lavées par la pluie.

Je me figurais que le monde était plein dejeunes gens adorables, et que sur les chemins on rencontrait despopulations d’Esplandian, d’Amadis et de Lancelot du Lac auFourchas de leur Dulcinée, et je fus fort étonnée que le mondes’occupât très peu de cette sublime recherche et se contentât decoucher avec la première catin venue. Je suis très punie de macuriosité et de ma défiance. Je me suis blasée de la plus horriblemanière possible, sans avoir joui. Chez moi, la connaissance adevancé l’usage ; il n’est rien de plus que ces expérienceshâtives, qui ne sont point le fruit de l’action. – L’ignorance laplus complète vaudrait cent mille fois mieux, elle vous ferait aumoins commettre beaucoup de sottises qui serviraient à vousinstruire et à rectifier vos idées ; car, sous ce dégoûtdont je parlais tout à l’heure il y a toujours un élément vivace etrebelle qui produit les plus étranges désordres : l’esprit estconvaincu, le corps ne l’est pas, et ne veut point souscrire à cedédain superbe. Le corps jeune et robuste s’agite et rue sousl’esprit comme un étalon vigoureux monté par un vieillard débile etque cependant il ne peut désarçonner, car le caveçon lui maintientla tête et le mors lui déchire la bouche.

Depuis que je vis avec les hommes, j’ai vutant de femmes indignement trahies, tant de liaisons secrètesimprudemment divulguées, les plus pures amours traînées avecinsouciance dans la boue, des jeunes gens courant chez d’affreusescourtisanes en sortant des bras des plus charmantes maîtresses, lesintrigues les mieux établies rompues subitement et sans motifplausible qu’il ne m’est plus possible de me décider à prendre unamant. – Ce serait se jeter en plein jour les yeux ouverts dans unabîme sans fond. – Cependant le vœu secret de mon cœur est toujoursd’en avoir un. La voix de la nature étouffe la voix de la raison. –Je sens bien que je ne serai jamais heureuse si je n’aime pas et sije ne suis pas aimée : – mais le malheur est que l’on ne peutavoir qu’un homme pour amant, et les hommes, s’ils ne sont pas desdiables tout à fait, sont bien loin d’être des anges. Ils auraientbeau se coller des plumes à l’omoplate et se mettre sur la tête unegloire de papier doré, je les connais trop pour m’y laissertromper. – Tous les beaux discours qu’ils me pourraient débiter n’yferaient rien. Je sais d’avance ce qu’ils vont dire, etj’achèverais toute seule. Je les ai vus étudier leurs rôles et lesrepasser avant d’entrer en scène ; je connais leursprincipales tirades à effet et les endroits sur lesquels ilscomptent. – Ni la pâleur de la figure ni l’altération des traits neme convaincraient. Je sais que cela ne prouve rien. – Une nuitd’orgie, quelques bouteilles de vin et deux ou trois fillessuffisent pour se grimer très convenablement. J’ai vu pratiquercette belle rubrique à un jeune marquis, très rose et très frais desa nature, qui s’en est trouvé on ne peut mieux, et qui n’a dû qu’àcette touchante pâleur, si bien gagnée, de voir couronner saflamme. – Je sais aussi comment les plus langoureux Céladons seconsolent des rigueurs de leurs Astrées, et trouvent le moyen depatienter, en attendant l’heure du berger. – J’ai vu les souillonsqui servaient de doublures aux pudibondes Arianes.

En vérité, après cela, l’homme ne me tente pasbeaucoup ; car il n’a pas la beauté comme la femme, la beauté,ce vêtement splendide qui dissimule si bien les imperfections del’âme, cette divine draperie jetée par Dieu sur la nudité du monde,et qui fait qu’on est en quelque sorte excusable d’aimer la plusvile courtisane du ruisseau, si elle possède ce don magnifique etroyal.

À défaut des vertus de l’âme, je voudraisau moins la perfection exquise de la forme, le satiné des chairs,la rondeur des contours, la suavité de lignes, la finesse de peau,tout ce qui fait le charme des femmes. – Puisque je ne puis avoirl’amour, je voudrais la volupté, remplacer tant bien que mal lefrère par la sœur. – Mais tous les hommes que j’ai vus me semblentaffreusement laids. Mon cheval est cent fois plus beau, et j’auraismoins de répugnance à l’embrasser que certains merveilleux qui secroient fort charmants. – Certes, ce ne serait pas pour moi unbrillant thème à broder des variations de plaisir qu’unpetit-maître comme j’en connais. – Un homme d’épée ne meconviendrait non plus guère ; les militaires ont quelque chosede mécanique dans la démarche et de bestial dans la face qui faitque je les considère à peine comme des créatures humaines ;les hommes de robe ne me ravissent pas davantage, ils sont sales,huileux, hérissés, râpés, l’œil glauque et la bouche sanslèvres : ils sentent exorbitamment le rance et le moisi, et jen’aurais nullement envie de poser ma figure contre leur mufle deloup-cervier ou de blaireau. Quant aux poètes, ils ne considèrentdans le monde que la fin des mots, et ne remontent pas plus loinque la pénultième, et il est vrai de dire qu’ils sont difficiles àutiliser convenablement ; ils sont plus ennuyeux que lesautres, mais ils sont aussi laids et n’ont pas la moindredistinction ni la moindre élégance dans leur tournure etleurs habits, ce qui est vraiment singulier : – des gens quis’occupent toute la journée de forme et de beauté ne s’aperçoiventpas que leurs bottes sont mal faites et leur chapeauridicule ! Ils ont l’air d’apothicaires de province ou derépétiteurs de chiens savants sans ouvrage, et vous dégoûteraientde poésie et de vers pour plusieurs éternités.

Pour les peintres, ils sont aussi d’une assezénorme stupidité ; ils ne voient rien hors des sept couleurs.– L’un deux, avec qui j’avais passé quelques jours à R*** et à quil’on demandait ce qu’il pensait de moi, fit cette ingénieuseréponse : – « Il est d’un ton assez chaud, et dans lesombres il faudrait employer, au lieu de blanc, du jaune de Naplespur avec un peu de terre de Cassel et de brun rouge. » –C’était son opinion, et, de plus, il avait le nez de travers et lesyeux comme le nez ; ce qui ne rendait pas son affairemeilleure. – Qui prendrai-je ? un militaire à jabot bombé, unrobin aux épaules convexes, un poète ou un peintre à la mineeffarée, un petit freluquet efflanqué et sans consistance ?Quelle cage choisirai-je dans cette ménagerie ? Je l’ignorecomplètement, et je ne me sens pas plus de penchant d’un côté quede l’autre, car ils sont aussi parfaitement égaux que possible enbêtise et en laideur.

Après cela, il me resterait encore quelquechose à faire, ce serait de prendre quelqu’un que j’aimasse, fût-ceun portefaix ou un maquignon ; mais je n’aime même pas unportefaix. Ô malheureuse héroïne que je suis ! tourterelledépariée et condamnée à pousser éternellement des roucoulementsélégiaques !

Oh ! que de fois j’ai souhaité êtrevéritablement un homme comme je le paraissais ! Que de femmesavec qui je me serais entendue, et dont le cœur aurait compris moncœur ! – comme ces délicatesses d’amour, ces nobles élans depure passion auxquels j’aurais pu répondre m’eussent rendueparfaitement heureuse ! Quelle suavité, quelles délices !comme toutes les sensitives de mon âme se seraient librementépanouies sans être obligées de se contracter et de se refermer àtoute minute sous des attouchements grossiers ! Quellecharmante floraison d’invisibles fleurs qui ne s’ouvriront jamais,et dont le mystérieux parfum eût doucement embaumé l’âmefraternelle ! Il me semble que c’eût été une vieenchanteresse, une extase infinie aux ailes toujoursouvertes ; des promenades, les mains enlacées sans se quitterjamais sous des allées de sable d’or, à travers des bosquets deroses éternellement souriantes, dans des parcs pleins de viviers oùglissent des cygnes, avec des vases d’albâtre se détachant sur lefeuillage.

Si j’avais été un jeune homme, comme j’eusseaimé Rosette ! quelle adoration c’eût été ! Nos âmesétaient vraiment faites l’une pour l’autre, deux perles destinées àse fondre ensemble et n’en plus faire qu’une seule ! Commej’eusse parfaitement réalisé les idées qu’elle s’était faites del’amour ! Son caractère me convenait on ne peut plus, et songenre de beauté me plaisait. Il est dommage que notre amour fûttotalement condamné à un platonisme indispensable !

Il m’est arrivé dernièrement une aventure.

J’allais dans une maison où se trouvait unecharmante petite fille de quinze ans tout au plus : je n’aijamais vu de plus adorable miniature. – Elle était blonde, maisd’un blond si délicat et si transparent que les blondes ordinaireseussent paru auprès d’elle excessivement brunes et noires comme destaupes ; on eût dit qu’elle avait des cheveux d’or poudrésd’argent ; ses sourcils étaient d’une teinte si douce et sifondue qu’ils se dessinaient à peine visiblement ; ses yeux,d’un bleu pâle, avaient le regard le plus velouté et les paupièresles plus soyeuses qu’il soit possible d’imaginer ; sa bouche,petite à n’y pas fourrer le bout du doigt, ajoutait encore aucaractère enfantin et mignard de sa beauté, et les molles rondeurset les fossettes de ses joues avaient un charme d’ingénuitéinexprimable. – Toute sa chère petite personne me ravissait au-delàde toute expression ; j’aimais ses petites mains blanches etfrêles qui se laissaient traverser par le jour, son pied d’oiseauqui se posait à peine par terre, sa taille qu’un souffle eûtbrisée, et ses épaules de nacre, encore peu formées, que sonécharpe mise de travers, trahissait heureusement – Son babil, oùla naïveté donnait un nouveau piquant à l’esprit qu’elle anaturellement, me retenait des heures entières, et je me plaisaissingulièrement à la faire causer ; elle disait milledélicieuses drôleries, tantôt avec une finesse d’intentionextraordinaire, tantôt sans avoir l’air d’en comprendre la portéele moins du monde, ce qui en faisait quelque chose de mille foisplus attrayant. Je lui donnais des bonbons et des pastilles que jeréservais exprès pour elle dans une boîte d’écaille blonde, ce quilui plaisait beaucoup, car elle était friande comme une vraiechatte qu’elle est. – Aussitôt que j’arrivais, elle courait à moiet tâtait mes poches pour voir si la bienheureuse bonbonnière s’ytrouvait, je la faisais courir d’une main à l’autre, et celafaisait une petite bataille où elle finissait nécessairement paravoir le dessus et me dévaliser complètement.

Un jour cependant elle se contenta de mesaluer d’un air très grave et ne vint pas, comme à son ordinaire,voir si la fontaine de sucreries coulait toujours dans mapoche ; elle restait fièrement sur sa chaise toute droite etles coudes en arrière.

– Eh bien ! Ninon, lui dis-je, est-ce quevous aimez le sel maintenant, ou avez-vous peur que les bonbons nevous fassent tomber les dents ? – Et, en disant cela, jefrappai contre la boîte, qui rendait, sous ma veste, le son le plusmielleux et le plus sucré du monde.

Elle avança à demi sa petite langue sur lebord de sa bouche, comme pour savourer la douceur idéale du bonbonabsent, mais elle ne bougea pas.

Alors je tirai la boîte de ma poche, jel’ouvris et je me mis à avaler religieusement les pralines, qu’elleaimait par-dessus tout : l’instinct de la gourmandise fut uninstant plus fort que sa résolution ; elle avança la main pouren prendre et la retira aussitôt en disant : – Je suis tropgrande pour manger des bonbons ! Et elle fit un soupir.

– Je ne m’étais pas aperçu que vous fussiezbeaucoup grandie depuis la semaine passée ; vous êtes donccomme les champignons qui poussent en une nuit ? Venez que jevous mesure.

– Riez tant que vous voudrez, reprit-elle avecune charmante moue ; je ne suis plus une petite fille ;et je veux devenir très grande.

– Voilà d’excellentes résolutions danslesquelles il faut persévérer ; – et pourrait-on, ma chèredemoiselle, savoir à propos de quoi ces triomphantes idées voussont tombées dans la tête ? Car, il y a huit jours, vousparaissiez vous trouver fort bien d’être petite, et vous croquiezles pralines sans vous soucier autrement de compromettre votredignité.

La petite personne me regarda avec un airsingulier, promena ses yeux autour d’elle, et, quand elle se futbien assurée que l’on ne pouvait nous entendre, se pencha vers moid’une façon mystérieuse, et me dit :

– J’ai un amoureux.

– Diable ! je ne m’étonne plus si vous nevoulez plus de pastilles ; vous avez cependant eu tort de n’enpas prendre, vous auriez joué à la dînette avec lui, ou vous lesauriez troquées contre un volant.

L’enfant fit un dédaigneux mouvement d’épauleset eut l’air de me prendre en parfaite pitié. – Comme elle gardaittoujours son attitude de reine offensée, je continuai :

– Quel est le nom de ce glorieuxpersonnage ? Arthur, je suppose, ou bien Henri. – C’étaientdeux petits garçons avec lesquels elle avait l’habitude de jouer,et qu’elle appelait ses maris.

– Non, ni Arthur, ni Henri, dit-elle en fixantsur moi son œil clair et transparent, – un monsieur. – Elle leva samain au-dessus de sa tête pour me donner une idée de hauteur.

– Aussi haut que cela ? Mais ceci devientgrave. – Quel est donc cet amoureux si grand ?

– Monsieur Théodore, je veux bien vous ledire, mais il ne faudra en parler à personne, ni à maman, ni àPolly (sa gouvernante), ni à vos amis qui trouvent que je suis uneenfant et qui se moqueraient de moi.

Je lui promis le plus inviolable secret, carj’étais fort curieuse de savoir quel était ce galant personnage,et la petite, voyant que je tournais la chose en plaisanterie,hésitait à me faire la confidence entière.

Rassurée par la parole d’honneur que je luidonnai de m’en taire soigneusement, elle quitta son fauteuil, vintse pencher au dos du mien, et me souffla très bas à l’oreille lenom du prince chéri.

Je restai confondue : c’était lechevalier de G***, – un animal fangeux et indécrottable, avec unmoral de maître d’école et un physique de tambour-major, l’homme leplus crapuleusement débauché qu’il fût possible de voir, – un vraisatyre, moins les pieds de bouc et les oreilles pointues. Celam’inspira des craintes sérieuses pour la chère Ninon, et je mepromis d’y mettre bon ordre. Des personnes entrèrent, et laconversation en resta là.

Je me retirai dans un coin, et je cherchaidans ma tête les moyens d’empêcher que les choses n’allassent plusloin, car c’eût été un véritable meurtre qu’une aussi délicieusecréature échut à un drôle aussi fieffé.

La mère de la petite était une espèce de femmegalante qui donnait à jouer et tenait un bureau d’esprit. On lisaitchez elle de mauvais vers et l’on y perdait de bons écus ; cequi était une compensation. – Elle aimait peu sa fille, qui étaitpour elle une manière d’extrait de baptême vivant qui la gênaitdans la falsification de sa chronologie. – D’ailleurs, elle sefaisait grandelette, et ses charmes naissants donnaient lieu àdes comparaisons qui n’étaient pas à l’avantage du prototype déjàrendu un peu fruste par le frottement des années et des hommes.L’enfant était donc assez négligée et laissée sans défense auxentreprises des gredins familiers de la maison. – Si sa mère se fûtoccupée d’elle, ce n’eût été probablement que pour tirer bon partide sa jeunesse et se faire une ferme de sa beauté et de soninnocence. – D’une façon ou de l’autre, le sort qui l’attendaitn’était pas douteux. – Cela me faisait de la peine, car c’était unecharmante petite créature qui méritait assurément mieux, une perlede la plus belle eau perdue dans ce bourbier infect ; cetteidée me toucha au point que je résolus de la tirer à tout prix decette affreuse maison.

La première chose à faire, c’était d’empêcherle chevalier de poursuivre sa pointe. – Ce que je trouvai de mieuxet de plus simple, ce fut de lui chercher querelle et de le fairebattre avec moi, et j’eus toutes les peines du monde, car il estpoltron au possible et craint les coups plus que qui que ce soit aumonde.

Enfin je lui en dis tant et de si piquantesqu’il fallut bien qu’il se décidât à venir sur le pré, quoique fortà contre-cœur. – Je le menaçai même de le faire rosser de coups debâton par mon laquais, s’il ne faisait meilleure contenance. – Ilsavait pourtant assez bien tirer l’épée, mais la peur le troublaittellement qu’à peine les fers croisés je trouvai le moyen de luiadministrer un joli petit coup de pointe qui le mit pour quinzejours au lit. – Cela me suffisait ; je n’avais pas envie de letuer, et j’aimais autant le laisser vivre pour qu’il fût pendu plustard ; soin touchant dont il aurait dû me savoir plus degré ! – Mon drôle étendu entre deux draps et dûment ficelé debandelettes, il n’y avait plus qu’à décider la petite à quitter lamaison, ce qui n’était pas excessivement difficile.

Je lui fis un conte sur la disparition de sonamoureux, dont elle s’inquiétait extraordinairement. Je lui disqu’il s’en était allé avec une comédienne de la troupe qui étaitalors à C*** : ce qui l’indigna, comme tu peux croire. – Maisje la consolai en lui disant toute sorte de mal du chevalier, quiétait laid, ivrogne et déjà vieux, et je finis par lui demander sielle n’aimerait pas mieux que je fusse son galant. – Elle réponditqu’elle le voulait bien, parce que j’étais plus beau, et que meshabits étaient neufs. – Cette naïveté, dite avec un sérieux énorme,me fit rire jusqu’aux larmes. – Je montai la tête de la petite, etfis si bien que je la décidai à quitter la maison. – Quelquesbouquets, à peu près autant de baisers, et un collier de perles queje lui donnai la charmèrent à un point difficile à décrire, et elleprenait devant ses petites amies un air important on ne peut plusrisible.

Je fis faire un costume de page très élégantet très riche à peu près à sa taille, car je ne pouvaisl’emmener dans ses habits de fille, à moins de me remettre moi-mêmeen femme, ce que je ne voulais pas faire.

J’achetai un petit cheval doux et facile àmonter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quandil me plaisait d’aller vite. Puis je dis à la belle de tâcher dedescendre à la brume sur la porte, et que je l’y prendrais :ce qu’elle exécuta très ponctuellement. – Je la trouvai qui setenait en faction derrière le battant entrebâillé. – Je passai fortprès de la maison ; elle sortit, je lui tendis la main, elleappuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement encroupe, car elle était d’une agilité merveilleuse. Je piquai moncheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, jetrouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît.

Je lui fis quitter ses habits pour mettre sontravestissement, et je lui servis moi-même de femme dechambre ; elle fit d’abord quelques façons, et voulaits’habiller toute seule ; mais je lui fis comprendre que celaperdrait beaucoup de temps, et que, d’ailleurs, étant ma maîtresse,il n’y avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquaitainsi entre amants. – Il n’en fallait pas tant pour la convaincre,et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce dumonde.

Son corps était une petite merveille dedélicatesse – Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeunefille, étaient d’une suavité de linéaments inexprimable, et sagorge naissante faisait de si charmantes promesses qu’aucune gorgeplus formée n’eût pu soutenir la comparaison. – Elle avait encoretoutes les grâces de l’enfant et déjà tout le charme de lafemme ; elle était dans cette nuance adorable de transition dela petite fille à la jeune fille : nuance fugitive,insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleined’espérance, et où chaque jour, au lieu d’enlever quelque chose àvos amours, y ajoute de nouvelles perfections.

Son costume lui allait on ne peut mieux. Illui donnait un petit air mutin très curieux et très récréatif, etqui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pourqu’elle jugeât de l’effet de sa toilette. Je lui fis ensuite mangerquelques biscuits trempés dans du vin d’Espagne, afin de lui donnerdu courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de laroute.

Les chevaux nous attendaient tout sellés dansla cour ; – elle monta assez délibérément sur le sien,j’enfourchai l’autre, et nous partîmes. – La nuit étaitcomplètement tombée, et de rares lumières, qui s’éteignaientd’instant en instant, faisaient voir que l’honnête ville de C***était occupée vertueusement comme doit le faire toute ville deprovince au coup de neuf heures.

Nous ne pouvions pas aller très vite, carNinon n’était pas meilleure écuyère qu’il ne le fallait, et, quandson cheval prenait le trot, elle se cramponnait de toutes sesforces après la crinière. – Cependant, le lendemain matin, nousétions assez loin pour que l’on ne pût nous rattraper, à moins defaire une diligence extrême ; mais l’on ne nous poursuivitpas, ou du moins, si on le fit, ce fut dans une direction opposée àcelle que nous avions suivie.

Je m’attachai singulièrement à la petitebelle. – Je ne t’avais plus avec moi, ma chère Graciosa, etj’éprouvais un besoin immense d’aimer quelqu’un ou quelque chose,d’avoir avec moi soit un chien, soit un enfant à caresserfamilièrement. – Ninon était cela pour moi ; – elle couchaitdans mon lit, et passait pour dormir ses petits bras autour de moncorps ; – elle se croyait très sérieusement ma maîtresse, etne doutait pas que je ne fusse un homme ; sa grande jeunesseet son extrême innocence l’entretenaient dans cette erreur quej’avais gardé de dissiper. – Les baisers que je lui donnaiscomplétaient parfaitement son illusion, car son idée n’allait pasencore au-delà, et ses désirs ne parlaient pas assez haut pour luifaire soupçonner autre chose. Au reste, elle ne se trompait qu’àdemi.

Et, réellement, il y avait entre elle et moila même différence qu’il y a entre moi et les hommes. – Elle étaitsi diaphane, si svelte, si légère, d’une nature si délicate et sichoisie qu’elle est une femme même pour moi qui suis femme, et quiai l’air d’un Hercule à côté d’elle. Je suis grande et brune,elle est petite et blonde ; ses traits sont tellement douxqu’ils font paraître les miens presque durs et austères, et sa voixest un gazouillement si mélodieux que ma voix semble dure près dela sienne. Un homme qui l’aurait la briserait en morceaux, et j’aitoujours peur que le vent ne l’emporte quelque beau matin. – Je lavoudrais enfermer dans une boîte de coton et la porter suspendue àmon cou. – Tu ne te figures pas, ma bonne amie, combien elle a degrâce et d’esprit, de chatteries délicieuses, de mignardisesenfantines, de petites façons et de gentilles manières. C’est bienla plus adorable créature qui soit, et il eût été vraiment dommagequ’elle fût restée avec son indigne mère. Je mettais une joiemaligne à dérober ainsi ce trésor à la rapacité des hommes. J’étaisle griffon qui empêchait d’en approcher, et, si je n’en jouissaispas moi-même, au moins personne n’en jouissait : idée toujoursconsolante, quoi qu’en puissent dire tous les sots détracteurs del’égoïsme.

Je me proposais de la conserver aussilongtemps que possible dans l’ignorance où elle était, et de lagarder auprès de moi jusqu’à ce qu’elle ne voulût plus y rester ouque j’eusse trouvé à lui assurer un sort.

Sous son costume de petit garçon, jel’emmenais dans tous mes voyages, à droite et à gauche ; cegenre de vie lui plaisait singulièrement, et l’agrément qu’elle yprenait l’aidait à en supporter les fatigues. – Partout on mecomplimentait sur l’exquise beauté de mon page, et je ne doutepas qu’il n’ait fait naître à beaucoup de monde l’idée précisémentinverse de ce qui était. Plusieurs même cherchèrent à s’enéclaircir ; mais je ne laissais la petite parler à personne,et les curieux furent tout à fait désappointés.

Tous les jours je découvrais dans cetteaimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait chérirdavantage et m’applaudir de la résolution que j’avais prise. –Assurément les hommes n’étaient pas dignes de la posséder, et ileût été déplorable que tant de charmes du corps et de l’âme eussentété livrés à leurs appétits brutaux et à leur cyniquedépravation.

Une femme seule pouvait l’aimer assezdélicatement et assez tendrement. – Un côté de mon caractère, quin’eût pu se développer dans une autre liaison et qui se mit tout àfait au jour dans celle-ci, c’est le besoin et l’envie de protéger,ce qui est habituellement l’affaire des hommes. Il m’eûtextrêmement déplu, si j’eusse pris un amant, qu’il se donnât desairs de me détendre, par la raison que c’est un soin que j’aime àprendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouvebeaucoup mieux du premier rôle que du second, quoique le secondsoit plus agréable. – Aussi je me sentais contente de rendre à machère petite tous les soins que j’eusse dû aimer à recevoir, commede l’aider dans les chemins difficiles, de lui tenir la bride etl’étrier, de la servir à table, de la déshabiller et de la mettreau lit, de la défendre si quelqu’un l’insultait, enfin de fairepour elle tout ce que l’amant le plus passionné et le plus attentiffait pour une maîtresse adorée.

Je perdais insensiblement l’idée de mon sexe,et je me souvenais à peine, de loin en loin, que j’étaisfemme ; dans les commencements, il m’échappait souvent dedire, sans y songer, quelque chose comme cela qui n’était pascongruent avec l’habit que je portais. Maintenant cela ne m’arriveplus, et même, lorsque je t’écris, à toi qui es dans la confidencede mon secret, je garde quelquefois dans les adjectifs une virilitéinutile. S’il me reprend jamais fantaisie d’aller chercher mesjupes dans le tiroir où je les ai laissées, ce dont je doute fort,à moins que je ne devienne amoureuse de quelque jeune beau, j’auraide la peine à perdre cette habitude, et, au lieu d’une femmedéguisée en homme, j’aurai l’air d’un homme déguisé en femme. Envérité, ni l’un ni l’autre de ces deux sexes n’est le mien ;je n’ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni lespetitesses de la femme ; je n’ai pas les vices des hommes,leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux : – je suisd’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de nom :au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supérieur : j’aile corps et l’âme d’une femme, l’esprit et la force d’un homme, etj’ai trop ou pas assez de l’un et de l’autre pour me pouvoiraccoupler avec l’un d’eux.

Ô Graciosa ! je ne pourrai jamais aimercomplètement personne ni homme ni femme ; quelque chosed’inassouvi gronde toujours en moi, et l’amant ou l’amie ne répondqu’à une seule face de mon caractère. Si j’avais un amant, ce qu’ily a de féminin en moi dominerait sans doute pour quelque temps cequ’il y a de viril, mais cela durerait peu ? et je sens que jene serais contentée qu’à demi ; si l’ai une amie, l’idée de lavolupté corporelle m’empêche de goûter entièrement la pure voluptéde l’âme ; en sorte que je ne sais où m’arrêter, et que jeflotte perpétuellement de l’un à l’autre.

Ma chimère serait d’avoir tour à tour les deuxsexes pour satisfaire à cette double nature : – hommeaujourd’hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mestendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées, mes plusmolles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout cequi tient dans mon caractère du chat et de la femme ; puis,avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avecles manières triomphantes, le chapeau sur l’oreille, une tournurede capitan et d’aventurier. Ma nature se produirait ainsi toutentière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vraibonheur est de se pouvoir développer librement en tous sens etd’être tout ce qu’on peut être.

Mais ce sont là des choses impossibles, etil n’y faut pas songer.

J’avais enlevé la petite dans l’idée de donnerle change à mes penchants et de détourner sur quelqu’un toute cettevague tendresse qui flotte dans mon âme et l’inonde ; jel’avais prise comme une espèce d’échappement à mes facultésaimantes ; mais je reconnus bientôt, malgré toute l’affectionque je lui portais, quel vide immense, quel abîme sans fond ellelaissait dans mon cœur, combien ses plus tendres caresses mesatisfaisaient peu !… – Je résolus d’essayer d’un amant, maisil se passa longtemps sans que je rencontrasse quelqu’un qui ne medéplût pas. J’ai oublié de te dire que Rosette, ayant découvert oùj’étais allée, m’avait écrit la lettre la plus suppliante pour queje l’allasse voir ; je ne pus le lui refuser, et j’allai larejoindre à la campagne où elle était. – J’y suis retournéeplusieurs fois depuis et même tout dernièrement. – Rosette,désespérée de ne pas m’avoir eue pour amant, s’était jetée dans letourbillon du monde et dans la dissipation, comme toutes les âmestendres qui ne sont pas religieuses et qui ont été froissées dansleur premier amour ; – elle avait eu beaucoup d’aventures enpeu de temps, et la liste de ses conquêtes était déjà fortnombreuse, car tout le monde n’avait pas pour lui résister lesmêmes raisons que moi.

Elle avait avec elle un jeune homme nomméd’Albert, qui était pour lors son galant en pied. – Je parus luifaire une impression toute particulière, et il se prit tout d’abordpour moi d’une amitié fort vive. – Quoiqu’il la traitât avecbeaucoup d’égards, et qu’il eût avec elle des manières asseztendres, au fond il n’aimait pas Rosette, – non par satiété ni pardégoût, mais plutôt parce qu’elle ne répondait pas à certainesidées, vraies ou fausses, qu’il s’était faites de l’amour et de labeauté. Un nuage idéal s’interposait entre elle et lui, etl’empêchait d’être heureux comme il aurait dû l’être sans cela. –Évidemment son rêve n’était pas accompli, et il soupirait aprèsautre chose. – Mais il ne cherchait pas et restait fidèle à desliens qui lui pesaient ; car il a dans l’âme un peu plus dedélicatesse et d’honneur que n’en ont la plupart des hommes, et soncœur est bien loin d’être aussi corrompu que son esprit. – Nesachant pas que Rosette n’avait jamais été amoureuse que de moi, etl’était encore, à travers toutes ses intrigues et ses folies, ilcraignait de l’affliger en lui laissant voir qu’il ne l’aimaitpas : cette considération le retenait, et il se sacrifiait leplus généreusement du monde.

Le caractère de mes traits lui plutextraordinairement, car il attache une importance extrême à laforme extérieure, tant et si bien qu’il devint amoureux de moi,malgré mes habits d’homme et la formidable rapière que je porte aucôté. – J’avoue que je lui sus bon gré de la finesse de soninstinct, et que j’eus pour lui quelque estime de m’avoirdistinguée sous ces trompeuses apparences. – Dans le commencement,il se crut pourvu d’un goût beaucoup plus dépravé qu’il ne l’étaiten effet, et je riais intérieurement de le voir se tourmenterainsi. – Il avait quelquefois, en m’abordant, des mineseffarouchées qui me divertissaient on ne peut plus, et le penchantbien naturel qui l’entraînait vers moi lui paraissait une impulsiondiabolique à laquelle on n’eût trop su résister.

En ces occasions, il se rejetait sur Rosetteavec furie, et s’efforçait de reprendre des habitudes d’amour plusorthodoxes ; puis il revenait à moi comme de raison plusenflammé qu’auparavant. Puis cette lumineuse idée que je pouvaisbien être une femme se glissa dans son esprit. Pour s’enconvaincre, il se mit à m’observer et à m’étudier avec l’attentionla plus minutieuse ; il doit connaître particulièrement chacunde mes cheveux et savoir au juste combien j’ai de cils auxpaupières ; mes pieds, mes mains, mon cou, mes joues, lemoindre duvet au coin de ma lèvre, il a tout examiné, tout comparé,tout analysé, et de cette investigation où l’artiste aidait l’amantil est ressorti, clair comme le jour (quand il est clair), quej’étais bien et dûment une femme, et de plus son idéal, le type desa beauté, la réalité de son rêve ;

– merveilleuse découverte !

Il ne restait plus qu’à m’attendrir et à sefaire octroyer le don d’amoureuse merci, – pour constater tout àfait de mon sexe. – Une comédie que nous jouâmes et dans laquelleje parus en femme le décida complètement. Je lui fis quelquesœillades équivoques, et je me servis de quelques passages de monrôle, analogues à notre situation, pour l’enhardir et le pousser àse déclarer – Car, si je ne l’aimais pas avec passion, il meplaisait assez pour ne point le laisser sécher d’amour surpied ; et comme depuis ma transformation il avait le premiersoupçonné que j’étais femme, il était bien juste que jel’éclairasse sur ce point important, et j’étais résolue à ne paslui laisser l’ombre du doute.

Il vint plusieurs fois dans ma chambre avec sadéclaration sur les lèvres, mais il n’osa pas la débiter ; –car, effectivement, il est difficile de parler d’amour à quelqu’unqui a les mêmes habits que vous et qui essaye des bottes àl’écuyère. Enfin, ne pouvant prendre cela sur lui, il m’écrivit unelongue lettre, très pindarique, où il m’expliquait fort au long ceque je savais mieux que lui.

Je ne sais trop ce que je dois faire. –Admettre sa requête ou la rejeter, – ce serait immodérémentvertueux ; – d’ailleurs, il aurait un trop grand chagrin de sevoir refuser : si nous rendons malheureux les gens qui nousaiment, que ferons-nous donc à ceux qui nous haïssent ? –Peut-être serait-il plus strictement convenable de faire la cruellequelque temps et d’attendre au moins un mois avant de dégraferla peau de tigresse pour se mettre humainement en chemise. – Mais,puisque je suis résolue à lui céder, autant vaut tout de suite queplus tard ; – je ne conçois pas trop ces belles résistancesmathématiquement graduées qui abandonnent une main aujourd’hui,demain l’autre, puis le pied, puis la jambe et le genou jusqu’à lajarretière exclusivement, et ces vertus intraitables toujoursprêtes à se pendre à la sonnette, si l’on dépasse d’une ligne leterrain qu’elles ont résolu de laisser prendre ce jour-là, – celame fait rire de voir ces Lucrèces méthodiques qui marchent àreculons avec les signes du plus virginal effroi, et jettent detemps en temps un regard furtif par-dessus leur épaule pours’assurer si le sofa où elles doivent tomber est bien directementderrière elles. – C’est un soin que je ne saurais prendre.

Je n’aime pas d’Albert, du moins dans le sensque je donne à ce mot, mais j’ai certainement du goût et dupenchant pour lui ; – son esprit me plaît et sa personne ne merebute pas : il n’est pas beaucoup de gens dont je puisse endire autant. Il n’a pas tout, mais il a quelque chose ; – cequi me plaît en lui, c’est qu’il ne cherche pas à s’assouvirbrutalement comme les autres hommes ; il a une perpétuelleaspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau, – vers lebeau matériel seulement, il est vrai, mais c’est encore un noblepenchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures régions. – Saconduite avec Rosette prouve de l’honnêteté de cœur, honnêtetéplus rare que l’autre, s’il est possible.

Et puis, s’il faut que je te le dise, je suispossédée des plus violents désirs, – je languis et je meurs devolupté ; – car l’habit que je porte, en m’engageant danstoute sorte d’aventures avec les femmes, me protège tropparfaitement contre les entreprises des hommes ; une idée deplaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma tête, etce rêve plat et sans couleur me fatigue et m’ennuie. – Tant defemmes posées dans le plus chaste milieu mènent une vie deprostituées ! et moi, par un contraste assez bouffon, je restechaste et vierge comme la froide Diane elle-même, au sein de ladissipation la plus éparpillée et entourée des plus grandsdébauchés du siècle. – Cette ignorance du corps que n’accompagnepas l’ignorance de l’esprit est la plus misérable chose qui soit.Pour que ma chair n’ait pas à faire la fière devant mon âme, jeveux la souiller également, si toutefois c’est une souillure plusque de boire et de manger, – ce dont je doute. – En un mot, je veuxsavoir ce que c’est qu’un homme, et le plaisir qu’il donne. Puisqued’Albert m’a reconnue sous mon travestissement, il est bien justequ’il soit récompensé de sa pénétration ; il est le premierqui ait deviné que j’étais une femme, et je lui prouverai de monmieux que ses soupçons étaient fondés. – Il serait peu charitablede lui laisser croire qu’il n’a eu qu’un goût monstrueux.

C’est donc d’Albert qui résoudra mes douteset me donnera ma première leçon d’amour : il ne s’agit plusmaintenant que d’amener la chose d’une façon toute poétique. J’aienvie de ne pas répondre à sa lettre et de lui faire froide minependant quelques jours. Quand je le verrai bien triste et biendésespéré, invectivant les dieux, montrant le poing à la création,et regardant les puits pour voir s’ils ne sont pas trop profondspour s’y jeter, – je me retirerai comme Peau d’Âne au fond ducorridor, et je mettrai ma robe couleur du temps, – c’est-à-diremon costume de Rosalinde ; car ma garde-robe féminine est trèsrestreinte. Puis j’irai chez lui, radieuse comme un paon qui faitla roue, montrant avec ostentation ce que je dissimuleordinairement avec le plus grand soin, et n’ayant qu’un petit tourde gorge en dentelles très bas et très dégagé, et je lui dirai duton le plus pathétique que je pourrai prendre :

« Ô très élégiaque et très perspicace jeunehomme ! je suis bien véritablement une jeune et pudiquebeauté, qui vous adore par-dessus le marché, et qui ne demande qu’àvous faire plaisir et à elle aussi. – Voyez si cela vous convient,et, s’il vous reste encore quelque scrupule, touchez ceci, allez enpaix, et péchez le plus que vous pourrez. »

Ce beau discours achevé, je me laisseraitomber à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant demélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement l’agrafe de marobe de façon à me trouver dans le costume de rigueur,c’est-à-dire à moitié nue. – D’Albert fera le reste, et j’espèreque, le lendemain matin, je saurai à quoi m’en tenir sur toutes cesbelles choses qui me troublent la cervelle depuis si longtemps. –En contentant ma curiosité, j’aurai de plus le plaisir d’avoir faitun heureux.

Je me propose aussi d’aller rendre à Rosetteune visite dans le même costume, et de lui faire voir que, si jen’ai pas répondu à son amour, ce n’était ni par froideur ni pardégoût. – Je ne veux pas qu’elle garde de moi cette mauvaiseopinion, et elle mérite, aussi bien que d’Albert, que je trahissemon incognito en sa faveur. – Quelle mine fera-t-elle à cetterévélation ? – Son orgueil en sera consolé, mais son amour engémira.

Adieu, toute belle et toute bonne ; priele bon Dieu que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu de choseque ceux qui le dispensent. J’ai plaisanté tout le long de cettelettre, et cependant ce que je vais essayer est une chose grave etdont le reste de ma vie se peut ressentir.

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