Mélite

Scène VI

Éraste,Cliton

 

Cliton

Monsieur, tout est perdu : votre fourbemaudite,

Dont je fus à regret le damnableinstrument,

A couché de douleur Tircis au monument.

Éraste

Courage ! tout va bien, le traître m’afait place,

Le seul qui me rendait son courage deglace,

D’un favorable coup la mort me l’a ravi.

Cliton

Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’asuivi.

Éraste

Mélite l’a suivi ! Que dis-tu,misérable ?

Cliton

Monsieur, il est trop vrai ; le momentdéplorable

Qu’elle a su son trépas, a terminé sesjours.

Éraste

Ah, ciel ! s’il est ainsi…

Cliton

Laissez là ces discours,

Et vantez-vous plutôt que par votreimposture

Ces malheureux amants trouvent lasépulture,

Et que votre artifice a mis dans letombeau

Ce que le monde avait de parfait et debeau.

Éraste

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tusupprimes

Par ce reproche obscur la moitié de mescrimes ?

Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’àdemi ?

Achève tout d’un coup ; dis quemaîtresse, ami,

Tout ce que je chéris, tout ce qui dans monâme

Sut jamais allumer une pudique flamme,

Tout ce que l’amitié me rendit précieux,

Par ma fourbe a perdu la lumière descieux ;

Dis que j’ai violé les deux lois les plussaintes,

Qui nous rendent heureux par leurs doucescontraintes ;

Dis que j’ai corrompu, dis que j’aisuborné,

Falsifié, trahi, séduit, assassiné :

Tu n’en diras encor que la moindre partie.

Quoi ! Tircis est donc mort, et Méliteest sans vie !

Je ne l’avais pas su, Parques, jusqu’à cejour,

Que vous relevassiez de l’empired’Amour ;

J’ignorais qu’aussitôt qu’il assemble deuxâmes,

Il vous pût commander d’unir aussi leurstrames.

Vous en relevez donc, et montrezaujourd’hui

Que vous êtes pour nous aveugles commelui !

Vous en relevez donc, et vos ciseauxbarbares

Tranchent comme il lui plaît les destins lesplus rares !

Mais je m’en prends à vous, moi qui suisl’imposteur,

Moi qui suis de leurs maux le détestableauteur !

Hélas ! et fallait-il que masupercherie

Tournât si lâchement tant d’amour enfurie !

Inutiles regrets, repentirs superflus,

Vous ne me rendez pas Mélite qui n’estplus !

Vos mouvements tardifs ne la font pasrevivre :

Elle a suivi Tircis, et moi je la veuxsuivre.

Il faut que de mon sang je lui fasseraison,

Et de ma jalousie, et de ma trahison,

Et que de ma main propre une âme si fidèle

Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corpschancelle ?

Quel murmure confus ! et qu’entends-jehurler ?

Que de pointes de feu se perdent parmil’air !

Les dieux à mes forfaits ont dénoncé laguerre ;

Leur foudre décoché vient de fendre laterre,

Et, pour leur obéir, son sein me recevant

M’engloutit, et me plonge aux enfers toutvivant.

Je vous entends, grands dieux ; c’estlà-bas que leurs âmes

Aux champs Élysiens éternisent leursflammes ;

C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut versermon sang :

La terre à ce dessein m’ouvre son largeflanc,

Et jusqu’aux bords du Styx me fait librepassage ;

Je l’aperçois déjà, je suis sur sonrivage.

Fleuve, dont le saint nom est redoutable auxdieux,

Et dont les neuf replis ceignent ces tristeslieux,

N’entre point en courroux contre moninsolence,

Si j’ose avec mes cris violer tonsilence :

Je ne te veux qu’un mot. Tircis est-ilpassé ?

Mélite est-elle ici ?… Maisqu’attends-je ? insensé !

Ils sont tous deux si chers à ton funesteempire,

Que tu crains de les perdre, et n’oses m’enrien dire.

Vous donc, esprits légers, qui, manque detombeaux,

Tournoyez vagabonds à l’entour de ceseaux,

À qui Caron cent ans refuse sa nacelle,

Ne m’en pourriez-vous point donner quelquenouvelle ?

Parlez, et je promets d’employer moncrédit

À vous faciliter ce passage interdit.

Cliton

Monsieur, que faites-vous ? Votre raison,troublée

Par l’effort des douleurs dont elle estaccablée,

Figure à votre vue…

Éraste

Ah ! te voilà, Caron !

Dépêche promptement et d’un coup d’aviron

Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autrerivage.

Cliton

Monsieur, rentrez en vous, regardez monvisage ;

Reconnaissez Cliton.

Éraste

Dépêche, vieux nocher,

Avant que ces esprits nous puissentapprocher.

Ton bateau de leur poids fondrait dans lesabîmes ;

Il n’en aura que trop d’Éraste et de sescrimes.

Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bordsans moi ?

Si faut-il qu’à ton cou je passe malgrétoi.

(Il se jette sur les épaules deCliton, qui l’emporte derrière le théâtre.)

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