Scène première
Éraste,Tircis
Éraste
Je te l’avoue, ami, mon mal estincurable ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suisincapable :
Le change serait juste, après tant derigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout moncœur ;
Elle a sur tous mes sens une entièrepuissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en sonabsence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour monressentiment ;
D’un seul de ses regards l’adorablecontrainte
Me rend tous mes liens, en resserrel’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle maraison,
Que je cherche mon mal et fuis maguérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sacruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en monâme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise maflamme,
Et qui, sans m’assurer ce qu’il semblem’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine àsouffrir.
Tircis
Que je te trouve, ami, d’une humeuradmirable !
Pour paraître éloquent tu te feinsmisérable :
Est-ce à dessein de voir avec quellescouleurs
Je saurais adoucir les traits de tesmalheurs ?
Ne t’imagine pas qu’ainsi, sur ta parole,
D’une fausse douleur un ami teconsole ;
Ce que chacun en dit ne m’a que tropappris
Que Mélite pour toi n’eut jamais demépris.
Éraste
Son gracieux accueil et ma persévérance
Font naître ce faux bruit d’une vaineapparence :
Ses mépris sont cachés, et s’en font mieuxsentir ;
Et n’étant point connus, on n’y peutcompatir.
Tircis
En étant bien reçu, du reste quet’importe ?
C’est tout ce que tu veux des filles de sasorte.
Éraste
Cet accès favorable, ouvert et libre àtous,
Ne me fait pas trouver mon martyre plusdoux :
Elle souffre aisément mes soins et monservice ;
Mais loin de se résoudre à leur rendrejustice,
Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,
C’est l’unique moyen de n’en plusapprocher.
Tircis
Ne dissimulons point ; tu règles mieux taflamme,
Et tu n’es pas si fou que d’en faire tafemme.
Éraste
Quoi ! tu sembles douter de mesintentions ?
Tircis
Je crois malaisément que tes affections,
Sur l’éclat d’un beau teint qu’on voit sipérissable,
Règlent d’une moitié le choix invariable.
Tu serais incivil, de la voir chaque jour
Et ne lui pas tenir quelques proposd’amour ;
Mais d’un vain compliment ta passionbornée
Laisse aller tes desseins ailleurs pourl’hyménée.
Tu sais qu’on te souhaite aux plus richesmaisons,
Que les meilleurs partis…
Éraste
Trêve de ces raisons ;
Mon amour s’en offense, et tiendrait poursupplice
De recevoir des lois d’une saleavarice :
Il me rend insensible aux faux attraits del’or,
Et trouve en sa personne un assez grandtrésor.
Tircis
Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veuxsuivre,
Tu ne sais guère encor ce que c’est que devivre.
Ces visages d’éclat sont bons à cajoler,
C’est là qu’un apprenti doit s’instruire àparler ;
J’aime à remplir de feux ma bouche en leurprésence ;
La mode nous oblige à cettecomplaisance ;
Tous ces discours de livre alors sont deraison :
Il faut feindre des maux, demanderguérison,
Donner sur le phébus, promettre desmiracles,
Jurer qu’on brisera toutes sortesd’obstacles ;
Mais du vent et cela doivent être tout un.
Éraste
Passe pour des beautés qui sont dans lecommun ;
C’est ainsi qu’autrefois j’amusaiChrysolithe :
Mais c’est d’autre façon qu’on doit servirMélite.
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n’est qu’à laposséder.
Le jour qu’elle naquit, Vénus, bienqu’immortelle,
Pensa mourir de honte en la voyant sibelle ;
Les Grâces, à l’envi, descendirent descieux
Pour se donner l’honneur d’accompagner sesyeux ;
Et l’Amour, qui ne put entrer dans soncourage,
Voulut obstinément loger sur son visage.
Tircis
Tu le prends d’un h ut ton, et je crois qu’aubesoin
Ce discours emphatique irait encor bienloin.
Pauvre amant, je te plains qui ne sais pasencore
Que bien qu’une beauté mérite qu’onl’adore,
Pour en perdre le goût, on n’a qu’àl’épouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peupriser,
Qu’une femme, fût-elle entre touteschoisie,
On en voit en six mois passer lafantaisie.
Tel au bout de ce temps n’en voit plus labeauté
Qu’avec un esprit sombre, inquiet,agité ;
Au premier qui lui parle, ou jette l’œil surelle,
Mille sottes frayeurs lui brouillent lacervelle ;
Ce n’est plus lors qu’une aide à faire unfavori,
Un charme pour tout autre, et non pour unmari.
Éraste
Ces caprices honteux et ces chimèresvaines
Ne sauraient ébranler des cervelles biensaines ;
Et quiconque a su prendre une filled’honneur
N’a point à redouter l’appât d’unsuborneur.
Tircis
Peut-être dis-tu vrai, mais ce choixdifficile
Assez et trop souvent trompe le plushabile ;
Et l’hymen de soi-même est un si lourdfardeau,
Qu’il faut l’appréhender à l’égal dutombeau.
S’attacher pour jamais aux côtés d’unefemme !
Perdre pour des enfants le repos de sonâme !
Voir leur nombre importun remplir unemaison !
Ah ! qu’on aime ce joug avec peu deraison !
Éraste
Mais il y faut venir ; c’est en vainqu’on recule,
C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’ybrûle ;
Pour libertin qu’on soit, on s’y trouveattrapé :
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé,
Nous te verrons un jour songer au mariage.
Tircis
Alors ne pense pas que j’épouse unvisage :
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me voulait, toute laide qu’elleest,
Je l’estimerais plus qu’Aminte etqu’Hippolyte ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu demérite :
C’est comme il faut aimer. L’abondance desbiens
Pour l’amour conjugal a de puissantsliens :
La beauté, les attraits, l’esprit, la bonnemine,
Échauffent bien le cœur, mais non pas lacuisine ;
Et l’hymen qui succède à ces follesamours,
Après quelques douceurs, a bien de mauvaisjours.
Une amitié si longue est fort mal assurée
Dessus des fondements de si peu de durée.
L’argent dans le ménage a certainesplendeur
Qui donne un teint d’éclat à la mêmelaideur ;
Et tu ne peux trouver de si doucescaresses
Dont le goût dure autant que celui desrichesses.
Éraste
Auprès de ce bel œil qui tient mes sensravis,
À peine pourrais-tu conserver ton avis.
Tircis
La raison en tous lieux est égalementforte.
Éraste
L’essai n’en coûte rien ; Mélite est à saporte ;
Allons, et tu verras dans ses aimablestraits
Tant de charmants appas, tant de brillantsattraits,
Que tu seras forcé toi-même à reconnaître
Que si je suis un fou, j’ai bien raison del’être.
Tircis
Allons, et tu verras que toute sa beauté
Ne saura me tourner contre la vérité.