Scène II
Éraste, laNourrice
Éraste
En vain je les rappelle, en vain pour sedéfendre
La honte et le devoir leur parlent dem’attendre ;
Ces lâches escadrons de fantômes affreux
Cherchent leur assurance aux cachots les pluscreux,
Et se fiant à peine à la nuit qui lescouvre,
Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfers’entr’ouvre.
Ma voix met tout en fuite, et dans ce vasteeffroi,
La peur saisit si bien les ombres et leurroi,
Que, se précipitant à de promptesretraites,
Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendresecrètes.
Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flotspierreux,
Pour les favoriser ne roule plus defeux ;
Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé lalumière ;
Les Parques même en hâte emportent leursfuseaux,
Et dans ce grand désordre oubliant leursciseaux,
Caron, les bras croisés, dans sa barques’étonne
De ce qu’après Éraste il n’a passépersonne.
Trop heureux accident, s’il avait prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu !
Trop heureux accident, si la terreentr’ouverte
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d’accès
Eût de ma trahison devancé lesuccès !
Dieux, que vous savez mal gouverner votrefoudre !
N’était-ce pas assez pour me réduire enpoudre,
Que le simple dessein d’un si lâcheforfait ?
Injustes ! deviez-vous en attendrel’effet ?
Ah, Mélite ! ah, Tircis ! leurcruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit unsupplice.
Ils doutaient que l’enfer eût de quoi mepunir
Sans le triste secours de ce dur souvenir.
Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets,de chaînes,
Ne sont auprès de lui que de légèrespeines ;
On reçoit d’Alecton un plus douxtraitement.
Souvenir rigoureux ! trêve, trêve unmoment !
Qu’au moins avant ma mort, dans ces demeuressombres
Je puisse rencontrer ces bienheureusesombres !
Use après, si tu veux, de toute tarigueur ;
Et si pour m’achever tu manques devigueur,
(Il met la main sur sonépée.)
Voici qui t’aidera : mais derechef, degrâce,
Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.
Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre,voici
L’ennemi de votre heur qui vous cherchaitici ;
C’est Éraste, c’est lui qui n’a plus d’autreenvie
Que d’épandre à vos pieds son sang avec savie :
Ainsi le veut le sort ; et tout exprèsles dieux
L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.
La Nourrice
Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Règne si puissamment sur votrefantaisie ?
L’enfer voit-il jamais une telleclarté ?
Éraste
Aussi ne la tient-il que de votrebeauté ;
Ce n’est que de vos yeux que part cettelumière.
La Nourrice
Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez lapaupière,
Et d’un sens plus rassis jugez de leuréclat.
Éraste
Ils ont, de vérité, je ne sais quoi deplat ;
Et plus je vous contemple, et plus sur cevisage
Je m’étonne de voir un autre air, un autreâge :
Je ne reconnais plus aucun de vosattraits ;
Jadis votre nourrice avait ainsi lestraits,
Le front ainsi ridé, la couleur ainsiblême,
Le poil ainsi grison. Ô dieux ! c’estelle-même.
Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleinsd’effroi ?
Y viens-tu rechercher Mélite commemoi ?
La Nourrice
Cliton la vit pâmer, et se brouilla desorte
Que la voyant si pâle, il la crut êtremorte ;
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
Au reste, elle est vivante ; et peut-êtreaujourd’hui
Tircis, de qui la mort n’étaitqu’imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.
Éraste
Désormais donc en vain je les chercheici-bas ;
En vain pour les trouver je rends tant decombats.
La Nourrice
Votre douleur vous trouble, et forme desnuages
Qui séduisent vos sens par de faussesimages ;
Cet enfer, ces combats, ne sontqu’illusions.
Éraste
Je ne m’abuse point de fausses visions,
Mes propres yeux ont vu tous ces monstres enfuite,
Et Pluton, de frayeur, en quitter laconduite.
La Nourrice
Peut-être que chacun s’enfuyait devantvous,
Craignant votre fureur et le poids de voscoups.
Mais voyez si l’enfer ressemble à cetteplace ;
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la mêmeface ?
Le logis de Mélite et celui de Cliton
Ont-ils quelque rapport à celui dePluton ?
Quoi ! n’y remarquez-vous aucunedifférence ?
Éraste
De vrai, ce que tu dis a beaucoupd’apparence,
Nourrice ; prends pitié d’un espritégaré
Qu’ont mes vives douleurs d’avec moiséparé :
Ma guérison dépend de parler à Mélite.
La Nourrice
Différez, pour le mieux, un peu cettevisite,
Tant que, maître absolu de votre jugement,
Vous soyez en état de faire un compliment.
Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un hommesage ;
Donnez-vous le loisir de changer devisage ;
Un moment de repos que vous prendrez chezvous…
Éraste
Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plusdoux ;
Et ma faible raison, de guide dépourvue,
Va de nouveau se perdre en te perdant devue.
La Nourrice
Si je vous suis utile, allons ; je neveux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mespas.