CHAPITRE LXV. – LES CHEVALIERSGRIMPANTS.
Les donneurs de bonjours. – La bibliothèque d’un bonjourier. –Les chaussures légères. – Les fils de familles. – Le rire permanent– Le goupineur à la desserte. – Les Fausses méprises. – conseils aulecteur.
Les chevaliers grimpants, que l’onnomme aussi voleurs au bonjour, donneurs debonjours, bonjouriers, sont ceux qui, s’étantintroduits dans une maison, enlèvent à la passade le premier objetqui leur tombe sous la main. Les premiers bonjouriers furent,assure-t-on des domestiques sans place. Ils étaient d’abord peunombreux, mais bientôt ils firent des élèves, et leur industrieprit un tel accroissement que, de 1800 à 1812, il n’est presque pasde jour où ils n’aient volé dans Paris de douze à quinze paniersd’argenterie Coco Lacour, de qui je tiens ce fait, m’a rapportéque, dans l’origine, tous les bonjouriers faisaient boursecommune ; plus tard, comme il se trouva parmi eux desparesseux qui, sans se donner la moindre peine, voulaient prendreleur part des bénéfices, cette touchante confraternité cessa, etchacun se mit à travailler isolément pour son propre compte.
Les plus fameux bonjouriers, ceux du moins quime furent signalés lors de mon entrée à la police étaientDalessan, Florent, Salomon,Gorot, Coco Lacour Francfort,Chimaux, Hauteville, Mayer,Isaac, Lévi, Michel, Têtu, etquelques autres dont les noms ne me reviennent pas en mémoire.
L’Almanach du commerce, l’Almanachroyal, et celui des vingt-cinq mille adresses sont,pour un bonjourier, des livres très intéressants ; chaquematin avant de sortir, il les consulte, et lorsqu’il se propose devisiter une maison, il est rare qu’il ne sache pas les noms de deuxdes personnes qui l’habitent : afin de se ménager une entréeen parlant au portier, il demande l’une, et c’est l’autre qu’iltâche de voler. Un bonjourier est toujours mis avec élégance, etchaussé avec la plus grande légèreté ; les souliers de daimsont ceux auxquels il donne la préférence, encore a-t-il soin d’enrompre la semelle pour qu’elle ne crie pas ; quelquefois cettesemelle est en feutre ; d’autre fois, notamment en hiver, lesoulier de daim ou l’escarpin sont remplacés par le chausson delisière, avec lequel on peut monter, marcher, descendre sans fairele moindre bruit. Le vol au bonjour s’effectue sanseffraction, sans fausses clés, sans escalade : le voleuraperçoit une clé à la porte d’un appartement ; il frapped’abord à petits coups, puis un peu moins doucement, enfin ilfrappe fort ; ne répond-t-on pas, il tourne le bouton, et levoilà dans l’antichambre ; il s’avance dans la salle à manger,pénètre dans les pièces voisines pour s’assurer s’il n’y apersonne, revient sur ses pas, et si la clé du buffet n’est pas enévidence, il la cherche dans tous les endroits où il sait qu’on al’habitude de la cacher : l’a-t-il découverte, il s’en sertaussitôt pour s’emparer de l’argenterie, qu’il emporteordinairement dans son chapeau, après avoir jeté dessus ou unfoulard, ou un mouchoir de batiste, dont la finesse et la blancheurannoncent encore l’homme comme il faut. Pendant qu’il est enexpédition, le bonjourier entend-il venir quelqu’un, il va droit àlui, et lui souhaitant le bonjour d’un air riant et presquefamilier, il demande si ce n’est pas à M. un tel qu’il al’honneur de parler. On lui indique ou l’étage plus haut, oul’étage plus bas ; alors toujours souriant, se confondant enpolitesses et faisant force excuses, force révérences affectueuses,il se retire. Il peut arriver qu’il n’ait pas eu le temps deconsommer le larcin, mais souvent aussi c’est une affaire faite, etquand on s’en aperçoit il est trop tard. Au premier aspect, rien deplus aimable, de plus avenant que la physionomie d’unbonjourier : sans cesse il a le sourire sur les lèvres, il estaffable, révérencieux, lors même qu’il n’a pas besoin del’être ; mais tout cela n’est qu’un tic, une grimace. Aprèsquelques années d’exercice, il rit malgré lui : c’est unecontraction qui, à la longue, est devenue chronique, et il saluesans s’en douter. On ne rencontre pas tous les jours desbonjouriers, mais à chaque instant nous pouvons nous trouver face àface avec de jeunes abbés, ou d’anciens prêtres défroqués, unvisage modelé au séminaire perd-t-il jamais les formes qui lui ontété imprimées ? Si la mine dévotieuse peut s’acquérir àperpétuité, on croira sans peine qu’il peut en être de même de lamine riante : allez plutôt petite rue Sainte-Anne, faites-vousmontrer M. Coco.
Parfois, malgré ses bonnes façons, il arriveque le bonjourier a affaire à des gens qui s’avisent, non-seulementde le soupçonner, mais encore de le fouiller ; dans ce cas,s’il est nanti, il tombe aux genoux des personnes qui se fâchent,et afin de les apaiser et de les amener à s’apitoyer sur son sort,il leur débite en pleurant un conte bien pathétique, préparé àl’avance pour les occasions périlleuses : il appartient à desparents honnêtes ; c’est la malheureuse passion du jeu qui l’aentraîné au crime ; il en est à son coup d’essai ; si onle livre à la justice, son père, sa mère, en mourront de douleur.Si les larmes produisent l’effet qu’il s’en est promis, et qu’onlui dise d’aller se faire pendre ailleurs, il est repentant jusqu’àla porte ; si l’on est inflexible, il se désole tant qu’il nevoit pas la garde ; mais la garde arrivée, il reprend sasérénité, et les muscles producteurs du sourire reviennent à leurétat habituel.
La plupart des voleurs de cette espècecommencent leurs incursions dès le matin, à l’heure où les bonnesvont chercher leur crème, ou taillent une bavette, pendant que lesmaîtres sont encore au lit. D’autres bonjouriers ne se mettent encampagne qu’aux approches du dîner : ceux-là saisissent lemoment où l’argenterie vient d’être posée sur la table. Ilsentrent, et en un clin-d’œil ils la font disparaître : c’estce qu’on appelle goupiner à la desserte(travailler à desservir).
Un jour un de ces goupineurs à la desserteétait en expédition dans une salle à manger ; la domestiqueentre portant deux plats d’argent, dans lesquels sont des poissons,sans se déconcerter, il va au-devant d’elle : « Ehbien ! lui dit-il, allez vous servir le potage, ces messieurss’impatientent ? – Oui, monsieur, répond la servante, qui leprend pour un des convives, je suis prête, avertissez, je vousprie, la société. » En même temps, elle court à la cuisine, etle goupineur, après avoir en toute hâte vidé les deux plats, lesfourre entre son gilet et sa chemise. La fille revient avec lepotage ; le faux convives s’était éclipsé, et il n’y avaitplus sur la table une seule pièce d’argenterie. On me dénonça cevol ; aux circonstances qui me furent rapportées, ainsi qu’ausignalement qu’on me donna, je crus en reconnaître l’auteur :c’était un nommé Chimaux, dit Boyer, il futdécouvert et arrêté, marché Sainte-Catherine. Sa chemise portaitencore l’empreinte des plats, dont la sauce avait dessiné laforme.
Une autre variété de bonjouriers exploite plusparticulièrement les hôtels garnis.
Les individus dont se compose cette variétésont sur pieds dès l’aurore ; leur adresse pour déjouer lavigilance des portiers est inconcevable ; ils montent tantôtsous un prétexte, tantôt sous un autre, font la revue des carrés,et s’ils trouvent les clés sur les portes, ce qui est assezordinaire, ils les font tourner avec le moins de bruit possible.Une fois dans la chambre, si le locataire dort, c’en est fait de sabourse, de sa montre, de ses bijoux, enfin de tout ce qu’il possèdede précieux ; s’il s’éveille, le visiteur a une excuse touteprête : « Mille pardons, Monsieur, je croyais être aun° 13. N’est-ce pas monsieur, qui a demandé un bottier, untailleur, un coiffeur ? etc., etc. » Les juifs etquelques femmes qui ne sont pas toutes israélites, sontprincipalement en possession d’exercer cette industrie. Plus d’unvoyageur, détroussé par eux pendant son sommeil, est resté avec laseule chemise qu’il avait sur le dos.
Lecteurs, qui souhaitez n’avoir rien àcraindre des chevaliers grimpants, ne laissez jamais votre clé àvotre porte ; ne cachez pas celle de votre buffet, car ils latrouveront infailliblement, gardez-la dans votre poche. Que votreportier ait ou une sonnette ou un sifflet, pour indiquer l’arrivéed’un étranger et l’étage où il va ; qu’il ne soit ni tailleur,ni cordonnier, ni bottier, enfin qu’il n’exerce aucun état quecelui de portier. Qu’il ne balaye jamais le matin sans tenir saporte fermée ou sans laisser aux aguets sa fille ou toute autrepersonne. N’oubliez pas, je crois vous l’avoir déjà dit, que lesvoleurs sont dans l’usage de chercher sous les paillassons, sousles tapis, sous les vases, dans les buffets, derrière les tableaux,dans les encoignures de poêles, sur les corniches, etc. Recommandezà vos gens de ne jamais souffrir que qui que ce soit reste seuldans une pièce de votre appartement. Si quelqu’un, en votreabsence, demande à vous écrire un mot, que votre domestique segarde bien d’aller lui chercher du papier, mais qu’il l’envoye à laloge, où on lui fournira ce dont il a besoin.
Méfiez-vous des vitriers ambulants, desétameurs de cuillères, des raccommodeurs de faïence, des petitssavoyards, et de cette armée roulante d’hommes et de femmes quicolportent des couvertures, de la toile, du calicot, de lamousseline, etc. Suivez les modistes qui montent avec des cartons,les marchandes à la toilette ou autres, qui viennent offrir desmarchandises : tous ces coureurs et coureuses sont des voleursou des affidés de voleurs qui poussent des reconnaissances. Soyezsurtout sur vos gardes lorsqu’il y a, ou qu’il y a eu des ouvriersdans la maison que vous habitez. Rarement il ne se commet pas un ouplusieurs vols après le passage des maçons, carreleurs, couvreurs,peintres en bâtiment, etc. N’ayez affaire aux marchandsd’habits, vieux galons, que dans la rue. Sivous pouvez faire autrement, ne vous logez jamais dans la mêmemaison qu’une blanchisseuse, qu’un médecin, qu’une sage-femme,qu’un commissaire de bienfaisance, qu’un bureau de prêt, qu’unejustice de paix, qu’un commissaire de police, qu’un avoué, qu’unhuissier. Évitez les maisons où il y a beaucoup de mouvement et uneperpétuelle circulation du public.
