Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 2

 

 

À la tristesse morne de la rue Vaneau, laDirection Générale des Dons et Legs ajoute la noire tristesse de safaçade sans un relief et de son drapeau dépenaillé, tourné à laloque déteinte.

Au-dessus du porche colossal qu’elle chevaucheinégalement, voûte profonde où de perpétuels courants d’airgalopent à travers la pénombre, elle étage trois rangs de funèbresfenêtres, si étroites et si hautes qu’elles semblent écrasées entreles épaisseurs rembourrées de leurs volets. Plus haut encore,empiétant de leurs bases vermoulues jusqu’en une gouttièreformidable, d’où, l’été, pleut une ombre épaisse, l’hiver, lacoulée lente des neiges entassées, six mansardes alignées de fronts’enlèvent sur le ciel, en créneaux.

Vue de loin – de la Direction des Cultes, savoisine – elle paraît une sombre lézarde aux murs laiteux deshôtels Cappriciani et Lamazère-Saint-Gratien, qui, de droite et degauche, la flanquent. De près, elle a la mélancolie pénétrante deschoses, la grotesquerie attendrissante d’une pauvre vieille fillesans gorge, au teint de boue haché de gerçures. Et par ses vitresexiguës, closes sur le noir, éternellement, elle répand unedésolation de maison abandonnée ou que viendrait visiter unebrusque attaque de choléra. Il semble qu’à travers ses épaissesmurailles passe, transpire, s’évapore, pour en infester lequartier, la solitude glaciale de ses interminables corridors, auxdalles sonores que lèche du matin au soir la lueur agonisante d’ungaz mi-baissé.

Sans qu’on sache au juste pourquoi, on devinele vide immense de cette caserne, la non-vie des trenteronds-de-cuir noyés en son vaste giron. On pressent le silencesinistre de ces bureaux inoccupés et de ces archiveslambrissées : catacombes administratives qu’emplit tantôt unfroid de glace, tantôt une chaleur d’étuve, et où dormentpêle-mêle, sous un même linceul de poussière, des ballots dedossiers entassés, des chaises éventrées, des cartons en lambeaux,jusqu’à des chenets et à des chaussures moisies ! toute unesaleté de matériel hors d’usage, amenée là à coups de balai, desquatre coins de la maison, et achevant d’y pourrir en paix dans unepromiscuité dernière.

Mixte, bâtarde, équivoque, d’une austérité demonastère que mitigerait la banalité d’un magasin à fourrages, elleest juste, au ministère, ce que l’institution Petdeloup est aulycée : elle sue son inutilité, elle la crie au passantconvaincu ! Elle est comme ces gredins malchanceux qui portentleur scélératesse sur leur visage et dont le regard loucheédifie.

Seul, le portier égaye la situation, de satête de chimpanzé officiel qu’écrase l’ampleur phénoménale d’unecasquette officielle aussi.

Justement il fumait sa pipe sur le trottoirquand Lahrier déboucha de la rue Bellechasse. Il lui tourna le dosaussitôt, regarda dans la direction opposée, histoire de ne le passaluer au passage.

Il geignait :

– Trois heures moins vingt !… C’està tuer, un être pareil !

Il le tenait en mépris hautain, écœuré dans sadroiture de fonctionnaire consciencieux qu’honorent la fidélité audevoir, le zèle à tirer le cordon et l’attachement bien connu auxinstitutions qui nous régissent.

Lahrier passa outre, franchit le porche,s’engagea dans le tirebouchonnement d’un escalier de servicespécialement affecté à l’usage du personnel. Il atteignait letroisième palier, lorsque Ovide, son garçon de bureau, sortit duchenil ténébreux qui l’abritait : un trou infect, sans air,creusé à même la muraille, et où des cuivreries de lampes astiquéesallumaient tout au fond une série d’étoiles.

– Chez le chef ! dit ce serviteurlaconique.

Lahrier, étonné, s’arrêta :

– Quoi ?

Ovide daigna s’expliquer :

– Y a le chef qui a dit comme ça que vousalliez lui parler sitôt que vous seriez ici.

Le jeune homme flaira une tuile. De son mieuxil réprima un geste de contrariété :

– Ah ! bon, parfaitement, merci.

Et, enlevant son chapeau :

– Bien aimable, Ovide, si ça ne vous faitrien, de me garder ça une minute.

Déjà il était loin, il frappait discrètement àla porte de son chef.

Une voix lui cria :

– Entrez !

Il obéit.

Plus vaste qu’une halle et plus haut qu’unenef, le cabinet de M. de La Hourmerie recevait, par troiscroisées, le jour, douteux pourtant, de la cour intérieurequ’emprisonnaient les quatre ailes de la Direction. Derrière unrevêtement de cartons verts, aux coins usés, aux ventres solennelset ronds des notaires aisés de province, les murs disparaissaientdes plinthes aux corniches, et l’onctueux tapis qui couvrait leparquet d’un lit de mousse ras tondue, le bûcher qui flambait clairet la cheminée, l’ample chancelière où plongeaient, accotés, lespieds de M. de La Hourmerie, trahissaient les goûts debien-être, toute la douilletterie frileuse du personnage.

Lahrier s’était avancé.

– Je vous demande pardon, monsieur,dit-il avec une déférence souriante ; il y a deux heures queje suis ici et cet imbécile d’Ovide songe seulement à m’avertir quevous m’avez fait demander.

Couché en avant sur sa table, consultant unedemande d’avis qu’il écrasait de sa myopie, M. de LaHourmerie prit son temps. À la fin, mais sans que pour cela ils’interrompît dans sa tâche :

– Vous n’êtes pas venu hier ? dit-ilnégligemment.

– Non, monsieur, répondit Lahrier.

– Et pourquoi n’êtes-vous pasvenu ?

L’autre n’hésita pas :

– J’ai perdu mon beau-frère.

Le chef, du coup, leva le nez :

– Encore !…

Et l’employé, la main sur le sein gauche,protestant bruyamment de sa sincérité :

– Non, pardon, voulez-vous me permettre,s’exclama M. de La Hourmerie.

Rageur, il avait déposé près de lui la plumed’oie qui, tout à l’heure, lui barrait les dents comme un mors. Ily eut un moment de silence, la brusque accalmie, grosse d’angoisse,préludant à l’exercice périlleux d’un gymnaste.

Tout à coup :

– Alors, monsieur, c’est une affaireentendue ? un parti pris de ne plus mettre les piedsici ? À cette heure vous avez perdu votre beau-frère, commedéjà, il y a huit jours, vous aviez perdu votre tante, comme vousaviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité,votre mère à Pâques !… sans préjudice, naturellement, de tousles cousins, cousines et autres parents éloignés que vous n’avezcessé de mettre en terre à raison d’un au moins la semaine !Quel massacre ! non, mais quel massacre ! A-t-on idéed’une famille pareille ?… Et je ne parle ici, notez bien, nide la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande quiaccouche tous les trois mois ! – Et bien, monsieur, en voilàassez ; que vous vous moquiez du monde, soit ! mais il ya des limites à tout, et si vous supposez que l’Administration vousdonne deux mille quatre cents francs pour que vous passiez votrevie à enterrer les uns, à marier les autres ou à tenir sur lesfonts baptismaux, vous vous méprenez, j’ose le dire.

Il s’échauffait. Sur un mouvement de Lahrieril ébranla la table d’un furieux coup de poing :

– Sacredié, monsieur, oui ou non,voulez-vous me permettre de placer un mot ?

Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu,ouvrit l’écluse au flot amer de ses rancunes. Il flétritl’improbité, « l’improbité, parfaitement, je maintiens lemot ! » des employés amateurs sacrifiant à leur coupablefainéantise la dignité de leurs fonctions, jusqu’à laisser choirdans la déconsidération publique et dans le mépris sarcastique dela foule l’antique prestige des administrations de l’État ! Ils’attendrit à exalter la Direction des Dons et Legs, la grandebonté du Directeur, les traditions quasi familiales de lamaison ! Une phrase en amenait une autre. Il en vint àenvisager le fonctionnement de son propre bureau :

– Vous êtes ici trois employés attachés àl’expédition : vous, M. Soupe et M. Letondu.M. Soupe en est aujourd’hui à sa trente-septième année deservice, et il n’y a plus à attendre de lui que les preuves de savaine bonne volonté. Quant à M. Letondu, c’est biensimple : il donne depuis quelques semaines des signesindéniables d’aliénation mentale. Alors, quoi ? Car voilàpourtant où nous en sommes, et il est inouï de penser que sur troisexpéditionnaires, l’un soit fou, le deuxième gâteux et le troisièmeà l’enterrement. Ça a l’air d’une plaisanterie ; nous nageonsen pleine opérette !… Et naïvement vous vous êtes fait àl’idée que les choses pouvaient continuer de ce train ?

Le doigt secoué dans l’air ilconclut :

– Non, monsieur ! J’en suis las,moi, des enterrements, et des catastrophes soudaines, et desruptures d’anévrisme, et des gouttes qui remontent au cœur, et detoute cette turlupinade de laquelle on ne saurait dire si elle estplus grotesque que lugubre ou plus lugubre que grotesque !C’en est assez, c’est assez, vous dis-je, je vous dis que c’en estassez sur ce sujet ; passons à d’autres exercices. Désormaisc’est de deux choses l’une : la présence ou la démission,choisissez. Si c’est la démission, je l’accepte ; je l’accepteau nom du ministre et à mes risques et périls, est-ce clair ?Si c’est le contraire, vous voudrez bien me faire le plaisir d’êtreici chaque jour sur le coup d’onze heures, à l’exemple de voscamarades, et ce à compter de demain, est-ce clair ? J’ajouteque le jour où la fatalité – cette fatalité odieuse qui vouspoursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter – viendra vousfrapper de nouveau dans vos affections de famille, je vous feraiflanquer à la porte, est-ce clair ?

D’un ton dégagé où perçait une légère pointede persiflage :

– Parfaitement clair, dit Lahrier.

– À merveille, fit le chef ; vousvoilà prévenu. Et vous savez, n’ayez pas l’air de vouloir faire lemalin, ou ça va…

Il s’interrompit, averti par un« hum » discret, d’une présence insoupçonnée. Lahrier, dumême coup, avait tourné la tête, et tous deux ils fouillaient lelointain de la pièce où se dandinait, saluant les murs de droite etde gauche, un petit vieux monsieur au crâne nu, au visage mangé debarbe grise. Peut-être avait-il toqué sans que la timidité de sonappel noyé dans le bruit de la discussion fût parvenu aux oreillesintéressées : le fait est qu’il se trouvait là, rivé au sol,avec la contenance gênée de l’homme tombé mal à propos dans unediscussion de ménage.

Assez sèchement, vexé, à la vérité, d’avoirété surpris lavant son linge sale :

– Qui êtes-vous, monsieur ; etqu’est-ce que vous voulez ? demanda de sa placeM. de La Hourmerie.

Le petit vieux monsieur répondit :

– Je vous prie de m’excuser, monsieur. Lechef du bureau des Legs, s’il vous plaît ?

– C’est moi-même.

Cette révélation détermina chez le visiteurune brusque projection en avant de toute la partie supérieure deson être. Presque il baisa la terre ! dans son empressement decourtoisie ; et un instant, par le bâillement postérieur deson faux-col, on distingua sa nuque en forme de gouttière, lanaissance de son échine baignée de mystérieuse pénombre.Immédiatement il s’était mis en branle. Il semblait qu’il marchâtsur une couche de beurre tant ses pieds sonnaient peu au moelleuxdu tapis.

Il se nomma :

– Je suis le conservateur du musée deVanne-en-Bresse.

– Le…

Quelque volonté qu’il eût de se contenir,M. de La Hourmerie changea de couleur. Et tandis que luivenait aux lèvres le mot : « Prenez donc unechaise », la pensée lui venait à l’esprit :

– Sacredié, le legs Quibolle !… Etcette brute de Van der Hogen qui en a égaré le dossier !…

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