Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 2

 

 

Ayant expédié le père Soupe, le jeune homme semit en devoir d’expédier des choses plus sérieuses, mais ayantexpédié d’une traite, au point d’en avoir le poignet ankylosé decourbatures, une demi-douzaine d’affaires qui étaient l’arrivée dujour, il perdit soudainement patience, à voir comme son amoureuseapportait de l’empressement à venir le retrouver.

– Quelle dinde !… Je parie qu’ellen’a pas osé venir.

Et sa belle ardeur de travail tranchée commeavec une faux, il jugea avoir bien gagné le droit à larécréation.

– Tiens !… Si j’allais jeter un coupd’œil à mon parc.

Son parc, c’était celui de Jennyl’Ouvrière : deux étroites caisses flanquant extérieurementles chambranles de la mansarde qui était son humble bureau, et danslesquelles, sitôt les primes tiédeurs de mars, il semait levolubilis traditionnel et le classique haricot d’Espagne. Car ilavait, ainsi que tout vrai Parisien, la passion ingénue et émue dela verdure.

Il enjamba la fenêtre.

La gouttière qui le reçut avait la largeurd’un chemin de ronde.

Penché sur l’une de ses caisses il commençaitd’en effriter la terre, d’un doigt léger qui découvrait pour lesrecouvrir aussitôt les énormes haricots aux robes d’évêquestachetées d’ébène luisante, quand de l’intérieur du bureau, unevoix jeune et qui riait le héla :

– Tiens ! tu es perché, beloiseau ?

Lui regarda.

– Gabrielle !

Mon Dieu, oui, c’était Gabrielle ; etavec elle l’immense allégresse du renouveau nichée aux plis dudamier blanc et noir qui moulait ses bras et sa taille. Une grappede lilas la coiffait, et elle se moquait, le nez haut,disant :

– Descends donc, grand bêta ; tu vaste jeter à la rue.

Que de grâce, et que de jeunesse !

Lahrier en demeura ébloui, immobilisé uninstant et bouchant le jour de son corps.

Un saut et il fut à elle.

– Ce chat !… En voilà unesurprise !… Je ne t’attendais plus, ma foi !

Ses mains terreuses ramenées derrière son dos,crainte de tacher la belle robe, il baisa l’une après l’autre lesjoues que lui tendait son amie à travers le tissu léger de lavoilette. Il sut alors que la jeune femme avait profité du hasardqui l’appelait sur la rive gauche pour aller jusqu’au Bon Marché oùc’était jour de coupons.

– Et dame ! une fois là… Tu sais ceque c’est, n’est-ce pas ?

– Mais oui, mais oui.

Il ne lui en voulait plus, mais plus du tout,en vérité, tant il s’épanouissait de la tenir après avoir désespéréd’elle.

– Que tu es mignonne d’être venue !…Assieds-toi donc.

Et il lui avançait une chaise, qu’ellerefusa.

S’asseoir !… De son activité turbulentede petit chien, elle emplissait le bureau, au contraire ;follement amusée, et galopant d’un mur à l’autre avec de brusqueset admiratifs temps d’arrêt devant les rangées superposées decartons verts, dont on l’entendait épeler à demi-voix les mincesfiches indicatrices :

– Tarn-et-Garonne…, Meurthe-et-Moselle…,Ille-et-Vilaine…, Calvados…

La découverte imprévue du coucou la jeta à destransports de joie.

– Il y a une pendule !cria-t-elle.

Lahrier souriait.

– Sans doute, fit-il. Oh ! nous nemanquons de rien, ici.

– C’est très gentil, déclara Gabriellequi admirait de bonne foi. Et dis, Toto, à quoi ça sert-il, toutcela ?

Toto, qui se lavait les mains et dont lesdoigts, arrachés aux tiraillements de la serviette, apparaissaientun à un en roseurs délicates de cire, répondit :

– À rien du tout.

Cela fut si simplement dit, avec un tel accentde conviction tranquille, exempte de pose et de paradoxe, que lajeune femme éclata de rire.

– Tu es gosse !…

Il protesta :

– Gosse !… Tu te figures que jeplaisante ?

Gabrielle avoua qu’en effet elle l’en croyaitbien capable, et tandis qu’il se récriait, se disculpait hautementdu péché de malice, elle avait de petites moues entendues, le gestediscret de ses doigts ramenait à de justes proportions lesaffirmations bruyantes de l’employé s’exténuant àrépéter :

– À rien ! À rien du tout, je tejure !

L’idée de tant d’encre perdue, de tant de beaupapier noirci en pure perte, dépassait sa compréhension ; sesinstincts de petite bourgeoise bien ordonnée s’insurgeaient, etcriaient en elle : « Ce n’est pas vrai ! »

Elle demanda :

– Enfin quoi ? Tu ne me feras pascroire qu’on vous paie uniquement pour que vous vous tourniez lespouces ?

– Plût à Dieu ! riposta le jeunehomme qui greffa sur ce point de départ un pittoresque démontage dumécanisme administratif.

Il avait, quand il s’y mettait, la vervefacile et féroce.

Cinq minutes, il ne tarit pas ; laprésence de son amie éveillant en lui des coquetteries de jeune coqqui parade devant la poulette favorite. Sa recherche à se montrerspirituel l’amenait à l’être tout de bon, et une pointe decanaillerie faubourienne pimentait insensiblement l’amusement de cequ’il disait.

– Tu vas voir, c’est très curieux. Lesuns (ce sont les rédacteurs) rédigent des lettres qui ne signifientrien ; et les autres (ce sont les expéditionnaires) lesrecopient. Là-dessus arrivent les commis d’ordre, lesquels timbrentde bleu les pièces du dossier, enregistrent les expéditions, etenvoient le tout à des gens qui n’en lisent pas le premier mot.Voilà. Le personnel des bureaux coûte plusieurs centaines demillions à l’État.

– C’est pour rien, fit Gabrielle.

Il appuya :

– Pour rien. Et ça a le précieux avantaged’enrayer la marche d’affaires qui iraient toutes seules sanscela.

Puis (Gabrielle, point convaincue, persistantà hocher la tête d’un air d’incrédulité, proclamant à la fois lerôle considérable des grandes administrations et la sélection desintelligences chargées de les représenter), il se récria, affectaun empressement démesuré à abonder dans ces vues :

– Comment donc !… Sélection ?…Je te crois !

Et pour bien établir qu’il ne se moquaitpoint, il se lança dans des imitations, d’ailleurs exquises definesse et d’observation maligne, du père Soupe, de Letondu, dusous-chef Van der Hogen et de M. de La Hourmerie, dont ilsingea jusqu’à la perfection la solennité pleine de tics. À la fin,aux rires fous de la jeune femme qui était là comme au spectacle,il imita le Directeur lui-même et donna la représentation d’uneréception de jour de l’an.

Ce fut délicieux.

Les reins à la cheminée, la boutonnière paréed’un pain à cacheter rouge destiné à compléter l’illusion, il futcharmant de fausseté onctueuse, de je-m’en-foutisme ému,d’éloquence ronflante et banale.

– « Mes chers collègues…,laissez-moi dire : mes chers amis !… C’est toujours avecun nouveau plaisir, comme disait le roi Louis-Philippe, que je voisgroupée autour de moi cette sélection d’intelligences… »

Coup d’œil à Gabrielle.

« … d’abnégations et de dévouements, enlaquelle je résume et dépeins d’un seul mot le personnel de laDirection des Dons et Legs. Quel ingrat ne serais-je pas, en effet,si je ne lui rendais en ce jour l’éclatant hommage que je luidois ? si je ne reconnaissais – hautement – la part decollaboration dont je lui suis redevable dans l’accomplissement dela tâche, si difficile et si délicate qu’a confiée le chef del’État à ma modeste initiative ?… Mais affirmer, ainsi que jeme plais à le faire, la supériorité de vos mérites, c’est affirmerdu même coup vos droits à certaines exigences… Ces exigences, meschers collègues, à Dieu ne plaise que je les blâme. »

– Bravo ! Bravo ! criaGabrielle transportée d’admiration.

Lahrier ne sourcilla pas.

Impassible, il reprit :

– « Voilà cinq ans que je présideaux destinées de cette maison ; cinq ans que je vous faisespérer, pour des époques toujours prochaines et toujoursajournées, hélas ! les augmentations de salaires que vous nesauriez revendiquer avec trop de légitimité. Cette fois encore – etpour me décider à cette pénible confession, il faut toute laconfiance que j’ai en votre esprit de désintéressement – je vousaccueille les mains vides… J’avais sollicité de la Chambre uneaugmentation de crédit portant sur le chapitreIer : vingt mille francs qui m’eussent mis à mêmed’apaiser dans quelque mesure les justes mécontentements du plusgrand nombre d’entre vous ; malheureusement la commission duBudget a conclu au rejet de la proposition. En sorte, mes cherscamarades, que j’en dois appeler, une fois de plus, – ladernière ! – à cette patiente et à cette longanimité dont vousavez déjà donné tant de preuves. Au reste, les temps sontproches !… Un avenir est à nos portes… d’autant plus fécond ensurprises, que vous aurez su l’attendre plus longtemps… »

 

La fenêtre était restée ouverte : uncadre vermoulu de mansarde emprisonnant un jaillissementd’innombrables cheminées. Au loin, par-delà les maisons quis’enfuyaient à l’infini, le Panthéon et la Sorbonne élevaient leursdômes disparates : l’un plus lourd, gonflé au-dessus del’horizon comme la calotte d’un formidable aérostat maintenuimmobile sur ses ancres, l’autre plus frivole, fanfreluche declochetons, et pareil au casque hérissé d’une idole hindoue. Àl’une des tours de Saint-Sulpice, un rayon de soleil égaré allumaitun miroir d’alouette. Trois heures sonnèrent. La splendeur del’avril battait son plein au-dessus de Paris.

Gabrielle, le dos au jour, s’était renverséedans sa chaise, la pointe vernie et finement piquée de son soulieravancée un tout petit peu, hors de la jupe. Appareillée à satoilette, son ombrelle lui barrait les genoux : un rien dutout de foulard quadrillé, dont une satinette mauve cravatait lemanche interminable avec des airs de gros papillon au repos. Etl’étonnement de Lahrier était de la trouver si blonde !… maissi blonde, vraiment ; si blonde !… Jamais il n’eûtsupposé avoir une maîtresse aussi blonde ! Sa nuque étaitdevenue de miel, dans le flot de beau temps qui la baignait. Il futravi de sa découverte et il se dit que le printemps est, à Paris,plein de clémence ; qu’il ne fleurit pas seulement aux maigresbranches des platanes et aux bourgeons empoissés des tilleuls, maisaussi aux cheveux des jeunes femmes, et à leurs joues, et à leurslèvres, et à leurs bouts de nez, qu’écrase imperceptiblement lenuage des voilettes blanches.

– Non, vrai, Gabrielle, déclara-t-il toutà coup, c’est épatant ce que tu es chic, aujourd’hui.

– Est-ce que tu n’es pas un peufou ? demanda Gabrielle qui riait, ne l’ayant jamais vu sitendre.

Elle lui avait abandonné ses mains, qu’ilbaisait avec une belle fougue. C’était deux toutes petites pattes,aux ongles légèrement saillis sous la peau tendue des gants.Ceux-ci, blonds aussi, se brisaient aux poignets, en un doublebracelet de petites couleurs engourdies, puis empiétaient sur lesmanches, à mi-bras, gonflés de chair robuste et jeune. RenéLahrier, très éveillé, baisa et mordilla longuement l’un aprèsl’autre les petits doigts, point trop indignés, de son amie.Cependant, un moment vint où il dut aller un peu loin, car la jeunefemme, soudain, fut debout, et, avec cette sévérité qui à la foisrappelle à l’ordre et se tient à quatre pour garder sonsérieux :

– Non, pardon ! ne t’emportepas !… Un peu de calme, s’il te plaît.

Mais lui objecta :« Gabrielle !… » si doucement, si gentiment, qu’elledut désarmer, vaincue, conquise à l’infini de câlinerie puériledont ce simple mot débordait. Ils se baisèrent aux lèvres, sansbruit, entre leurs mains qui s’étaient jointes, paume à paume etles ongles hauts.

– Chéri !

– Chérie !

Les mots ne furent pas, ou furent sipeu ! La confusion de deux souffles, rien de plus…

Devant l’avidité gloutonne de la bouche quipressait la sienne, Gabrielle, pourtant, avait fui. Le buste enarrière maintenant, les cuisses coupées à l’arête vive de la tabledont la dureté la blessait à travers l’empesé de ses jupes, elletâchait à se dérober, charmée et affreusement inquiète, sans forcepour ravir ses dents au baiser de ce gentil garçon qu’elle sentait,si vivant contre elle, la respirer comme une fleur, et défaillanteà l’idée que quelqu’un pouvait entrer.

– Mais oui je t’aime !… mais oui jet’aime, tu le sais bien.

Et aussitôt :

– Prends garde, mon Dieu !… Prendsbien garde ! Par-dessus l’épaule du jeune homme, ses yeuxmi-clos allaient aux lointains de la pièce, en fixaientanxieusement la porte, avec la crainte évidente de la voirbrusquement s’ouvrir…

Et elle s’ouvrit, et le chef de bureauapparut, M. de La Hourmerie lui-même, dont avait faitdresser l’oreille une discrète allusion de Chavarax à l’esprit denoble indépendance de son camarade Lahrier : « Uncharmant être, adoré des femmes, et incapable de sacrifier à lastupidité de certains règlements les saines traditions de lagalanterie française. » Et allez donc ! Tout Chavaraxtenait dans ce mot ; toute la subtilité assassine de ce grosgarçon aux yeux pâles, dont encadrait la face un collier de duvetmou, évoquant, sans qu’on sût précisément pourquoi, une idée devague obscénité. Là était sa spécialité : le fraternel coup demain donné à un ami et qui est le coup de pied destiné à lui casserles tibias, l’air délicat de vous passer à la fois la main dans ledos et le croc-en-jambe.

De l’un il disait :

– Chaudavoine ? Bien intelligent, cegaillard-là, et étonnant pour tourner le vers. Sa chanson sur leDirecteur, qu’il a composée l’autre jour, est un chef-d’œuvre demoquerie fine et de drôlerie malicieuse.

De l’autre :

– Ce n’est pas la faute à de l’Ampérièresi son père doit tout à l’Empire. Et on vient lui reprocher, à lui,de faire de l’opposition ? Est-ce bête !… Ce n’est pas del’opposition ça, c’est de la reconnaissance.

D’un troisième :

– Mousseret est animé d’un zèle nondouteux et son intelligence hors ligne le désigne pour un posteélevé. Il est fâcheux que sa pauvre santé le tienne absent de sontravail les trois quarts du temps… au moins.

De celui-ci :

– Hernecourt a derrière lui dix ans deservices méconnus. Si on lui eût rendu justice avec plusd’impartialité, il n’en serait pas venu à chercher dans l’alcool laconsolation de ses déboires.

De celui-là :

– Bêtise n’est pas vice. Ce n’est pas uneraison parce que Tabourieux est hors d’état de faire jamais autrechose pour le laisser expéditionnaire jusqu’à la fin de sesjours.

Et ainsi de suite.

Simplement, sans se soucier de la maincharitable qui ne manquerait pas de les ramasser, il semait cesperles sur sa route, le long des murs percés d’invisibles oreilles.Qu’elles dussent arriver à destination à peu près aussi sûrementqu’une lettre jetée à la poste, il n’eût eu garde de se ledemander, car il répugnait, de bonne foi, aux besognes sales, ettenait à l’étrange compromis de conscience qui laissait en paix sesscrupules. Depuis son arrivée à la Direction il avait procédé ainsiet s’en était trouvé au mieux.

Édifié d’un coup d’œil, M. de LaHourmerie ne se répandit pas en lamentations stériles. L’égal enlaconisme éloquent de son garçon de bureau Ovide, il ditsimplement : « À merveille ! » ramenadiscrètement la porte, et, d’une traite, fut chez le Directeur.

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