Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 3

 

 

La cigarette jaillie des dessous de lamoustache et les cuisses baignées de pénombre, celui-ci semait dessignatures, pour ampliations conformes, au bas d’arrêtésministériels. De sa dextre bien soignée il les étendait, griffesd’empereur, sur la demi-largeur du papier, puis immédiatement lesséchait, le bloc-buvard secoué, en sa main gauche, du tangageprécipité d’un petit bateau qui va sur l’eau.

Le chef entra, vint droit à lui, s’arc-boutade ses doigts aux minces filets de cuivre qui cerclaient l’acajoude la table, et posa cette question bien simple :

– Je viens savoir de vous, monsieur, sila Direction des Dons et Legs est une administration de l’État ouune maison de tolérance.

M. Nègre – l’étonnement avait immobilisénet le double mouvement de ses mains – répondit :

– Qu’est-ce qui vous prend ? Envoilà une drôle de question !

– Il me prend, répliquaM. de La Hourmerie, que M. René Lahrier reçoit desfemmes dans son bureau, que je viens de le pincer sur le fait, quej’ai depuis longtemps contre cet employé de graves sujets demécontentements, qu’à la fin la mesure est pleine et que l’un denous deux – j’en donne ma parole d’honneur – aura cessé d’émargerau budget avant la fin de la journée.

Il n’y allait pas par quatre chemins. Ilposait la question de cabinet ; rien de plus. OrM. Nègre, avec son petit air doux, était un monsieur trèscarré ; on ne la lui faisait que s’il le voulait bien, etcapable d’acheter d’un livre de sa chair la sauvegarde de satranquillité, il avait des révoltes de mouton enragé le jour où unemain téméraire tentait de la venir pourchasser jusqu’en sesderniers retranchements.

– Vous voulez vous en aller ? dit-ilfroidement au chef des Legs ; eh bien ! mon cher,allez-vous-en, que voulez-vous que je vous dise ?

Ceci coupa la glotte à de La Hourmerie, qui,s’étant attendu à tout excepté à ce qui arrivait, ne trouva qu’unamer sourire et qu’un lent élevé de ses cils vers le ciel. Ilmurmura : « Délicieux », et comme ses émois,volontiers, avaient l’ironie classique :

– Hic sunt prœmia laudi, fit-il.J’aurai donné à cette maison les trente plus belles années de mavie pour en venir à ce résultat de me faire dire :« Prenez la porte. »

– Pardon ! rectifiaM. Nègre ; je ne vous dis pas : « Prenez laporte », je vous dis : « Vous pouvez laprendre. » Ce n’est pas du tout la même chose. Quant à vosallusions discrètes à la façon dont vos mérites auraient étérécompensés, je vous ferai humblement remarquer que vous avez huitmille francs d’appointements et la croix de la Légion d’honneur.Disons des choses sérieuses, n’est-ce pas ; soyons justes avecla vie et n’usons de la mise en demeure qu’avec une extrêmeréserve, car il est de ces caractères qui ne sauraient s’enaccommoder. Voilà.

Ainsi parla le Directeur qui, dans le mêmetemps, changea de ton et de visage. On ne saurait assez dire,vraiment, à quel point c’était un homme sans méchanceté. Pris deremords devant le faciès effaré de M. de La Hourmerie, ils’adoucit, comme la veille ; toute sa mauvaise humeur tomba,glissée à la gouaillerie d’une amicale querelle.

– Vous me terrifiez, aussi, avec vosdemandes de renvoi. Hier, c’était M. Letondu ;aujourd’hui, c’est M. Lahrier ; quelle est cette fièvred’expulsion ? Je ne veux renvoyer personne, cher ami ;M. Lahrier moins que tout autre ; mettez-vous bien çadans la tête. Lahrier est, de toute cette maison (avec vous,naturellement), celui auquel je tiens le plus. Songez donc qu’aubout de cinq ans j’en suis à attendre de lui l’ombre d’unerevendication, l’exposé du moindre grief !… Il viendrait medire : « J’ai droit à une augmentation, on ne me la donnepas, je la réclame », je n’aurais qu’à lui tirer mon chapeau,c’est bien simple ; car enfin voilà des siècles qu’il devraitêtre rédacteur !… Mais non, c’est une fleur, ce garçon ;humble, il se complaît en son ombre comme une violette en samousse ; satisfait de sa médiocrité, à ce point soucieux demon repos qu’il va jusqu’à lui sacrifier ses intérêtspersonnels !

Au songé d’une telle grandeur d’âme, despleurs, des pleurs véritables, humectaient son éloquence. Sagratitude déborda dans un mot, qu’il répéta par deuxfois :

– Le pauvre enfant ! Le pauvreenfant !

Après quoi :

– Oh ! s’exclama-t-il, que nesuis-je poète lyrique ! M’accompagnant d’un luth aux cordesbien tendues, en des vers dignes de celui qui me les auraitinspirés, je célébrerais ses mérites, et la noblesse de son cœur,et son fier désintéressement, et ses vertus au-dessus de toutéloge ! Pour glorifier son souvenir, que n’ai-je ton artinfini, Banville, chantre aimé des dieux ! pour porter auxpeuplades lointaines son nom cher à ma reconnaissance, que n’ai-je,petit oiseau, tes ailes !… Et cet homme qui, seul entre tous,a respecté ma noire détresse, je l’irais chasser comme unlaquais ?

– Pourtant…

– Je l’irais flanquer à la porte parcequ’un jour, en son bureau, il a embrassé une femme qui étaitpeut-être sa sœur ?

La Hourmerie bondit :

– Sa sœur ?… Il ne manquerait plusque ça, par exemple !

Mais entêté de surdité, le Directeur passaoutre.

– Jamais !… N’y comptez pas !…Jamais !

Il le hurla, ce « jamais », lesdoigts allongés dans le vide, avec l’ample geste tragique d’unconspirateur d’opéra qui jure la mort du tyran. Aussi bien eût-ilvoulu, homme, consommer une telle félonie, il se fût buté,fonctionnaire, au veto de sa conscience lui rappelant qu’il avaitdes devoirs, dont le premier était de conserver à l’État unserviteur dévoué et assidu, et cet argument qu’il lâcha avec unecalme impudeur eut pour effet de soulever, chez M. de LaHourmerie, des bouillonnements de bon sens suffoqué. M. Nègre,jouant l’étonnement, reprit le thème et le développa ; de LaHourmerie, hors de lui, riposta en clameurs stridentes de jeunecochon qu’on égorge.

– Dévoué ! Assidu !… Quidonc ? C’est pour Lahrier que vous dites ça ?

– Dame !

– Ah bien, elle est un peu raide !…Un employé qui ne vient jamais !

– Mais si.

–… ou qui vient à deux heures, les jours où ildaigne venir !

– Mais non.

– À deux heures, je vous dis.

– À deux heures ?

– Quand ce n’est pas à trois.

– Et après ?

– Comment, et après ?

– Oui, après ? Son service est aucourant, n’est-ce pas ?

Un temps savamment observé :

– Parbleu ! dit de La Hourmerie, ille fait faire par un autre.

Il ricana, ayant gardé le trait pour la fin,et dans un malin clignement d’œil qui rendait un hommage discret àsa finesse, il se révéla enchanté, très fier d’avoir trouvé ça.Malheureusement M. Nègre n’était pas homme à capituler pour sipeu. Avec une souplesse d’acrobate qui enfourche au passage unepouliche échappée, il saisit le mot à la crinière, s’enleva dessus,d’un coup de jarret, hop !

– Par un autre ?… Et pardieu, c’estbien ce qui fait de lui le plus précieux de nos employés !…Comment, vous ne comprenez pas ça ? Cette évidence vouséchappe, que tenant d’autant plus à sa place qu’il a moins de peineà la remplir, il fera tout pour la garder par cela seul qu’il faittout pour la perdre ?… que l’excessif même de ses torts nousest le garant assuré des prodiges qu’il accomplira pour acheterleur impunité, et que plus il mettra l’opiniâtreté à ne pass’acquitter de sa tâche, plus il déploiera d’énergie à s’endécharger sur les autres et à stimuler leur ardeur ?…Raisonnons. Lahrier gagne ici deux mille quatre cents francs paran, qui lui coûtent juste, en gros et en détail, la peine de sebaisser pour les prendre : de l’argent trouvé, autant dire. Etcet argent, il irait, l’insensé, s’exposer bêtement à leperdre ? Allons donc ! L’invraisemblance d’une tellehypothèse crèverait les yeux à un enfant de dix-huit mois, et ilfaut, pour que vous-même vous n’en soyez pas aveuglé, qu’un furieuxamour vous possède, du sophisme et du paradoxe.

– Paradoxe ! fit l’autre ;paradoxe !… Je fais du paradoxe, moi ?

C’en était trop. Il était dépassé. D’un grandgeste désespéré il abandonna la partie, s’en tenant dès lors àd’ironiques petits rires où ses nerfs tâchaient à se détendre,tandis que M. Nègre, implacable, poursuivait, répétait :« Eh oui !… vous en faites comme M. Jourdain faisaitde la prose : sans le savoir. Que voulez-vous ; vous êtesune nature compliquée. » Il clôtura la discussion d’un« Fort bien » qui puait le fiel à plein nez, et il gagnala sortie sans reparler autrement de démissionner, d’ailleurs.Toutefois, la main sur le bouton de la porte :

– Je m’incline devant une volontésupérieure, mais de cet instant, déclara-t-il avec une solennitéâpre, tout est fini entre M. Lahrier et moi. Cet employé medevient un étranger et je m’en désintéresse complètement, avec leseul espoir qu’il poussera la bonne grâce jusqu’à ne pas préférermon cabinet au sien pour y consommer ses turpitudes et y donner degalants rendez-vous. C’est tout ce que j’exige de lui. À cetterestriction près, il fera précisément tout ce qui lui conviendra defaire : je le dispense de toute obéissance, de toute présenceet de tout travail. Puisse l’État n’avoir pas à payer tropchèrement les conséquences d’une situation que je n’ai point crééeet dont ne saurait m’incomber la responsabilité pesante. Je suisvotre humble serviteur.

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