Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 1

 

 

La nuit ne porta pas conseil à Lahrier. Lelendemain le retrouva ce que l’avait laissé la veille,exactement.

Habillé, le chapeau sur la tête, il demeuracinq grandes minutes à se faire les ongles devant la glace,hésitant s’il allait partir ou rester là. À sa crainte de s’attirerdes embêtements, s’il poussait le manque de pudeur jusqu’à lâcherle ministère après la mise en demeure nette et claire de la veille,se mêlait l’envie folle de le lâcher tout de même, et ilpensait :

– Après tout, quoi, Chavarax araison ; je peux être tombé malade.

Il se décida, enfin. Un mot griffonné à lahâte, roulé ensuite en cigarette et fourré dans le trou de laserrure, avertissait Gabrielle de venir le retrouver à ladirection :

« …………… C’est rue Vaneau, monmimi ; au 7 bis. Tu reconnaîtras la maison facilement :il y a un drapeau au-dessus de la porte. Inutile de me demander auconcierge, que je soupçonne de faire le mouchard. Montedirectement. C’est le premier escalier à gauche, sous le porche.Quatrième palier, bureau 12… »

Là-dessus il partit, se réservant de voirvenir les événements. Un seul dessein, en son esprit, se formulaitavec netteté : exaspérer le père Soupe par le procédéhabituel, le faire mousser peu à peu, jusqu’à ce que, l’ayantpoussé à bout, il eût enfin obtenu de lui la libre jouissance dubureau ; mais la surprise, vraiment inattendue, qui accueillitson arrivée, lui simplifia, au delà de toute espérance, laréalisation de cet ingénieux projet.

Est-ce que le père Soupe, ce jour-là (à centlieues de soupçonner l’arrivée prématurée de son collègue), n’avaitpas inventé de se laver les pieds ? et ce dans la cuvettecommune ?

Parfaitement ! Assis sur une chaise,adossé au tuyau d’aération des lieux qui traversait la pièce danstoute sa hauteur, il raclait ses jambes velues et empoissées desavon noir, ses genoux cabossés en flancs de vieille casserole etque les replis de la culotte coiffaient d’un double turban.

À la vue de Lahrier, il changea decouleur :

– Vous !… Comment, c’estvous !… à c’t’heure-ci !…

Tel était son ébahissement qu’il en restaitplié en deux, les mains entrées jusqu’aux poignets dans l’eaunuageuse de son bain.

– Eh ben ! vrai, alors, c’est dupropre ! déclara Lahrier qui fit halte sur place ; voilàmaintenant que vous vous lavez les pieds ici ! Est-ce que vousperdez la tête ? Vous ne pouviez pas choisir un autre endroitpour y aller faire vos ordures ?

– Mes ordures ! dit Soupe ; mesordures !

– Oui, vos ordures ! C’estragoûtant, peut-être, ce que vous faites là ! et puis j’iraime laver les mains là-dedans, moi, après ? Que diable, ons’enferme chez soi quand on veut se mettre la crasse à l’air, etvous n’êtes pas chez vous, ici.

Soupe, humilié, se rebiffa :

– Je vous demande pardon, j’y suis.

– Je vous demande pardon également, vousn’y êtes pas.

– Ah ! bah ! et où donc suis-jealors ?

– Vous êtes chez nous, ce quin’est pas la même chose.

– Si je suis chez nous, je suis chezmoi.

– Vous mentez.

– Ah ! mais…

– Vous mentez !

– C’est trop fort ! cria le pèreSoupe. Monsieur Lahrier, vous êtes un galopin.

– Et vous, dit Lahrier, vous êtes unvieux cochon.

– Malappris, grossierpersonnage !

– Ah ! pas d’insolence, je vousprie. Je suis poli avec vous, moi.

– Poli !…

À cette profession de foi extravagante, lepauvre homme demeura sans armes, avec seulement un lent regard, quimonta au plafond, navré et pitoyable.

– Poli !…

Il se tut toutefois, il tenta de l’apaisement,se sentant enferré dans ses torts, jusqu’au cou. Justement, de lapièce voisine, Letondu intervenait, cognant au mur à coupsd’haltères et hurlant : « Gloire à la vieillesse !Honneur au respectable Soupe ! Celui qui n’a pas le respectdes cheveux blancs se ravale au rang de la bête ! » ensorte que Soupe jouait l’effroi, exhortait Lahrier au silence, parune mimique compliquée, des deux bras. Mais Lahrier se moquait unpeu de Letondu ! Il tenait la scène à faire et ne l’eût paslâchée pour beaucoup d’argent. Or, voici que de ses yeux,machinalement promenés, il aperçut les chaussures du vieux, poséescôte à côte sur la table et y bâillant à l’air libre, dans unéparpillement confus de paperasses administratives.

Alors tout fut bien.

Il cria :

– Et allons donc ! les godillots surla table ! c’est le bouquet ! D’un bond il fut sur leschaussures. Il les empoigna aux tirants et, par l’entrebâillementde la porte, il les lança à la volée dans les lointains ténébreuxdu corridor où on les entendit s’abattre l’une après l’autre avecle bruit de deux plâtras qui se détachent.

– Mes souliers ! rugit le pèreSoupe, mes souliers ! Il a jeté mes souliers, àc’t’heure !

– Oui, dit Lahrier ; et je jette vosbas à la rue, si vous ne les remettez pas à l’instant même.Habillez-vous, monsieur, vous êtes indécent. Et puis, qu’est-ce quec’est encore que toute cette batterie de cuisine ?

Trois bouillottes d’inégale grandeurs’alignaient, ronronnaient doucement dans les cendres de lacheminée. Du doigt, Lahrier en souleva les couvercles.

– De l’eau chaude !

– Laissez ça ! C’est pour me fairela barbe.

– Du lait ! du chocolat !

– C’est pour mon déjeuner. Laissezça ! mais laissez donc ça, nom d’un tonneau ! Bon !voilà qu’il éteint le feu avec mon lait ! Hein ?quoi ? qu’est-ce que vous allez faire ? Mon chocolat dansle bain de pieds à présent ?… Ah ! le vilain homme !mon Dieu, le vilain homme !

Éperdu, il s’était dressé dans la cuvette, etses maigres mains maudissaient. Letondu, solennel, criait à traversla muraille :

– Honneur aux hommes de grand âge !Je tire mon chapeau à Homère, en la personne de M. Soupe,vénérable et digne…

Le reste – et ce fut bien dommage – se perdit,car Lahrier, en dépit des protestations de Soupe, qui le sommait defermer la croisée, l’ouvrait au contraire, et l’écartait toutegrande sur le fracas que semait par l’espace le passage d’un camionchargé de charpentes de fer.

Indistinctement, par bribes, dansl’assourdissement de ce tonnerre rebondi et secoué aux pavés de larue, on perçut les clameurs affolées du pauvre homme :

–… mez la fenêtre !… mez lafenêtre !… mez donc la fenêtre… vous dis… ; me ferezprendre du mal, cré mâtin !

Lahrier, cœur de roche, demandait :

– Qu’est-ce que ça peut me faire, àmoi ? Je n’ai pas envie d’attraper le choléra.

– Quelle société ! gémit Soupe. Jeme plaindrai au Directeur.

Du coup, le jeune homme s’emballa :

– Vous dites ?

L’autre ânonna :

– Je dis… je dis… je dis…

Il disait… il disait… En fait, il ne disaitplus rien du tout, épouvanté déjà d’en avoir dit si long. À grandscoups de serviette il se séchait les chevilles, puis enfilaitprécipitamment ses chaussettes, cependant que l’amant de Gabrielle,les bras jetés sur la poitrine et jouant à s’y méprendre la comédiede l’indignation, braillait :

– A-t-on idée de ça ? Un vieuxrossard qui prend le bureau pour un établissement de bains, et quiparle de s’aller plaindre au Directeur ? Au Directeur ?…En bien, allez-y ! Chiche ! Ça y est ! Au surplus sivous n’y allez pas, c’est moi-même qui vais y descendre.

– Vous ?

– Oui, moi !

Rongé d’inquiétude, Soupe jugea à propos defaire le malin, et il ricana :

– Ah ! la la !

– Ah ! la la ! fit Lahrier. Dudiable si je n’y vais de ce pas !

Il feignit de chercher son chapeau :

– Où est mon tube ?… et nous allonsvoir un petit peu si vous avez le droit, oui ou non, de vous mettretout nu devant moi !… dans un but que je ne veux pasconnaître.

– Oh ! dit le père Soupe,scandalisé. Oh ! oh ! oh !

– Parfaitement ! c’est que je vousconnais, moi, et pas de ce matin, bien sûr !… Oh ! vouspouvez rouler les yeux, ce n’est pas ça qui me fera changerd’appréciation. Au Directeur !… Au Directeur !… Je seraiscurieux de savoir ce que vous irez lui conter, au directeur.L’emploi de votre temps, peut-être ? En vérité, je vous leconseille !… Comme si vous ne devriez pas avoir honte de vousfaire flanquer quatre mille balles pour ne rien fiche, que rigolertout bas et que ronfler tout haut depuis le jour de l’an jusqu’à laSaint-Sylvestre, pendant que les copains triment à votre place.C’est de l’argent volé, seulement !

– Volé !

– Certainement, volé !

Soupe bondit :

– J’ai trente-sept années deservice !

– C’est bien ce que je vous reproche,répliqua Lahrier. Vous venez de vous juger vous-même.

Dans les intervalles de silence, on entendaitle tic-tac régulier d’un coucou battant les secondes en un coinobscur de la pièce. Et juste comme le vieux allait ouvrir labouche, l’oiseau chanta la demie de midi, ce qui détermina Lahrierà en finir.

– Voilà sept ans que vous avez droit à laretraite ! sept ans que vous vous obstinez à ne pas laprendre ! sept ans, enfin, que vous grevez de quatre millefrancs le budget du chapitre Ier pour un service qui envaut douze cents comme un liard et dont vous ne vous acquittez mêmepas ! C’est un écart de deux mille huit cents francs, neufaugmentations régulières au préjudice de vos collègues, que vousmettez tranquillement dans votre poche. Eh bien ! moi, je vousdis ceci : l’homme qui n’a pas le cœur de déposer sa chiquequand le moment en est venu, et de céder sa place aux autres, estun égoïste et un lâche ! L’homme qui, sciemment, froidement,accepte la rétribution de fonctions qu’il n’a pas remplies, est unmendiant de la plus basse espèce, un mendiant qui devient un voleur– je ne sais si je me fais bien comprendre – le jour où il poussel’infamie jusqu’à s’engraisser comme un porc du légitime salairedes autres !

– Je m’en vais, s’écria le père Soupe, jem’en vais ! Oui, j’aime encore mieux m’en aller qu’entendre depareils discours !

– C’est ça, dit Lahrier, cavalez !je vous ai assez vu, mon bon. Tenez, voilà votre chapeau. Lui-même,il le coiffa.

– Au plaisir de vous revoir.

Et du doigt, sans brutalité, il le poussa del’autre côté de la porte qu’il ramena sur soi aussitôt. Un instanton entendit Soupe fourgonner dans la nuit profonde du corridor,geindre, frotter des allumettes chimiques, à la recherche de seschaussures. Enfin il gagna l’escalier où s’éteignit son pas demartyr.

Sur quoi, ayant sonné le garçon debureau :

– Ovide, dit Lahrier, c’est dégoûtantici ; un coup de balai, s’il vous plaît, et videz-moi donccette cuvette.

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