Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 3

 

 

Là, c’était comme un bain de pénombre, doux ettiède, avec seulement, au loin, la tache éblouissante de la tabledirectoriale, qu’une lampe au bedon hydropique inondait d’un flotde clarté. Une garniture Empire, aux cuivreries piquées d’étoiles,chargeait une cheminée de marbre dont les deux montants parallèlesempiétaient sur le sol en griffes contractées, tandis qu’un bustede Solon, juché sur la corniche d’une bibliothèque, mirait dans lecadre d’une glace ses épaules nues, son front de penseur etl’insondable idiotie de ses yeux vides. Les vagues rougeurs delourds et funèbres rideaux, tirés devant les fenêtres, masquaientles jardins de l’hôtel Prah en bordure sur la rue Vaneau, del’autre côté de la chaussée.

La main tendue de loin, grande ouverte, àM. de La Hourmerie, qui se pressait, confus de tant debonne grâce :

– Eh ! bonjour, homme de tous leszèles et de toutes les activités ! cria joyeusementM. Nègre. Dernier rempart des saines traditions, prenez unechaise et vous mettez là. Fumez-vous ?

En même temps il lui présentait une boîtepleine à demi de fines cigarettes orientales.

– Non ? Ah pardon ! J’oubliaisque vous êtes sans vices, cher ami.

Lui-même pêcha une cigarette, et l’ayantallumée au fil de la lampe :

– Et à quoi dois-je, à cette heureinopinée, l’avantage de votre visite ?

Il avait pris ce qu’en style de vaudeville onnomme « une position commode pour entendre », renversédans le dos d’acajou de son fauteuil et le genou haut, enfermé dansles mains. L’insensible nuancé d’un dessous d’aile d’ara, monté del’abat-jour fanfreluché et rose, enluminait ses joues, lasses unpeu, de viveur chic. Au revers de sa redingote, la rosetted’officier de la Légion d’honneur mettait une gouttelette de sang,et, vraiment, il était charmant à voir ainsi, chassant par lesnaseaux un double jet de fumée, sentant bon le modernisme aimableet ce je m’en-bats-l’orbitisme bon diable, auquel on tenteraitvainement d’en vouloir, sans jamais en trouver le courage. Ilsouriait, d’ores et déjà conquis et prêt à tout ce qu’on voudra,pourvu qu’on n’attente point à sa tranquillité, mais le chef debureau n’eut pas ouvert la bouche et lâché le nom de Letondu, qu’ilsursauta :

– M. Letondu ! encoreM. Letondu ! Ma parole, on ne parle plus que deM. Letondu, ici ! À la fin, me laissera-t-on tranquilleavec M. Letondu ! J’ai déjà exposé que je ne pouvaisrien ! rien, entendez-vous ? rien ! rien !rien ! Et puis d’abord, je n’admets pas qu’on se permette devenir me raser à des heures non réglementaires ! De deux àquatre, tant qu’on voudra ; mais passé quatre heures, jeproteste. Ça deviendrait de l’arbitraire, aussi. Oh ! ceLetondu !

Dans ce « oh ! », éructé du finfond de la gorge, un monde de haine tenait ; la rage justementexaltée du monsieur qui a fait l’impossible et au-delà pour êtreagréable à tout le monde, qui a semé sans compter l’or des bonnesparoles et des sourires pleins de promesses, qui, enfin, auraitbien gagné d’avoir la paix, et dont une brute malfaisante s’envient troubler la bonne petite existence réglée au mieux del’intérêt général ! Pourtant il sentit qu’il avait été un peuloin.

Il se mit à rire, et pour le forcer à serasseoir fit doucement violence à M. de La Hourmerie,lequel se levait, l’air pincé.

– Voyons, mon cher ! Voyons, moncher ! Vous n’allez pas vous fâcher, j’espère bien !

Il reconnut qu’il s’était emballé et trèsgentiment il en demanda pardon, expliquant qu’il était bienexcusable de perdre quelquefois patience, tant son personnell’assommait de ses perpétuelles réclamations. Il dit sa vie alors,sa triste vie, tuée en partie à écouter des plaintes ; ildépeignit l’ininterrompu défilé des lésés et des mécontents, leursattitudes découragées, leurs figures navrées et navrantes.

– Une procession, je vous dis ! unevéritable procession !

À celui-ci de qui la femme venait d’accoucher,c’était un secours qu’il fallait ; à celui-là, uneaugmentation de trois cents francs ! À Sainthomme, lespalmes ! à cet autre… que sais-je ! Jusqu’à Van derHogen, bon Dieu ! qui s’était mis à miauler avec les chacals,lui aussi, et à venir épancher dans le giron suprême ses amertumesd’homme supérieur dont on méconnaît les services.

Les services de Van der Hogen !…

Quand il en vint à Chavarax, les yeux luijaillirent de la tête.

– Mon cher, c’est fantastique. Doué d’unde ces toupets démontants que rien ne saurait désarmer, ni lesbienfaits tombant en pluie, ni les coups de pied lancés dans lederrière par centaines, Chavarax m’extirpa un jour la promessed’une place de sous-chef pour une époque indéterminée. Cettepromesse… – je parle ici à un homme vieilli dans le sérail et quisait à quels faux-fuyants oblige parfois la terrible lutte pour lapaix…

L’homme vieilli dans le sérail eut un finsourire édifié.

Le Directeur continua :

–… je la fis avec l’intention sous-entendue dela tenir le jour où j’en aurais le temps ; en vue surtoutd’avoir le repos, de faire taire enfin un lamento odieux,sempiternellement marmotté et larmoyé à mon oreille. Fataleimprudence ! Depuis lors (et je vous parle de deux ans),Chavarax s’est érigé en cauchemar de mon existence. Armé dupseudo-engagement arraché de force à ma faiblesse, il s’en sertainsi que d’un tromblon, et il en braque sur moi, sans trêve, lalarge gueule menaçante. Je suis là, assis à cette table, heureux etcalme, goûtant la tendresse de l’avril revenu encore une fois. Laporte s’ouvre, Chavarax paraît. Horreur ! il s’avance sur moila main ouverte. Avec un infernal sans-gêne auquel il faut bien queje sourie, ne l’osant châtier à coups de botte, il s’affale en unfauteuil, il roule sa cigarette, l’allume, et du même ton ensembleenjoué et respectueux dont il dirait :

« Je viens chercher desordres »,

il dit :

« Je viens chercher ma place. »

Sa place !… Cette place que je lui aipromise en une minute à jamais exécrée d’aberration et dedémence ; cette place que je n’ai pas et que, n’ayant pas, jene peux pourtant pas inventer, nom de Dieu ! En vain j’essayedes calmants, je répète : « Patience !Patience ! L’avenir, monsieur Chavarax, est à ceux qui saventattendre. La Direction des Dons et Legs est de personnel limité etles mutations y sont rares. Patientez, et laissez-moifaire ! » Chavarax est impitoyable ! une bouche demarbre me parle par sa bouche. Au mot « patience », il aélevé vers le ciel des yeux voilés de fausses larmes, et, ayantjeté sa cigarette aux cendres tièdes de mon âtre, ils’écrie :

« C’en est trop ! Ô noireingratitude ! Ô inhospitalière maison à laquelle j’ai toutsacrifié ! »

Et, là-dessus, c’est l’énuméré desinappréciables avantages auxquels il a renoncé par amitié pour moiet attachement à nos libérales institutions : un million dedot ! quarante mille francs en Égypte ! quatre-vingtmille au Labrador ! le gouvernement du Tonkin, du Cambodge etde la Cochinchine ! la royauté d’une peuplade nègre !est-ce que je sais !… Confondu, j’offre timidement uneaugmentation de cent francs à titre de compensation. Ilaccepte.

« En attendant », dit-il.

Et il attend. Il attend un mois, puisrevient :

« Ma place ? »

Et ça recommence ! et je relâche centfrancs, et il réempoche les cent francs avec un sourire de victimede qui le cœur est un abîme d’indulgence ! et en voilà pour unautre mois ! Ah le monstre ! En sorte que j’en suis venuà ne plus oser mettre un pied en cette pièce, crainte d’yrencontrer Chavarax ; je vis dans la terreur incessante de cethomme comme vit un épileptique dans la terreur incessante d’uneattaque !…

Sa conclusion fut un tu quoque tristeet doux :

– Et vous, La Hourmerie, aussi !Vous, à qui je n’ai jamais rien fait, voilà maintenant que vousvous mettez au nombre de mes ennemis et que vous venez mepersécuter avec M. Letondu !

– Mais il est fou ! clamaM. de La Hourmerie, dont les mains retombèrent, éperdues,sur les cuisses.

– Qu’est-ce que vous voulez que j’yfasse ? reprit M. Nègre. Suis-je médecin aliéniste etpuis-je le guérir ? Non. Suis-je son parent et puis-je, à cetitre, provoquer son internement dans une maison de santé ?Non. Alors, j’en reviens à ma question : qu’est-ce que vousvoulez que j’y fasse ? Accouchez, si vous avez trouvé unjoint, allez-y ! j’y souscris d’avance. Oh ! je ne suispas entêté, moi.

Il avait pris une nouvelle cigarette qu’ilallumait à la première.

– Car, enfin, vous ne supposez pas que jevais révoquer ce malheureux et le jeter à la rue comme une coquilled’huître ?

– Non, sans doute ! fit La Hourmeriedont le taf extraordinaire s’était pourtant leurré de cet espoir,et qui, perfidement, insinua :

– Peut-être une mise à la retraiteanticipée, proportionnée aux années de service…

Mais le Directeur, de la main, balaya cetteproposition. Sec et précis comme une règle de trois, ildéclara :

– Mon bon ami, vous dites là unenfantillage. Il n’y a, entendez-moi bien, mise à la retraiteproportionnelle qu’autant qu’il y a eu infirmité contractée dans leservice et dans l’intérêt de ce service. La jurisprudenceadministrative est formelle à cet égard. Si je le saisissais d’unedemande de mise à la retraite en faveur de M. Letondu, leConseil d’État m’enverrait coucher, ça ne ferait pas un pli.

Il se leva, ayant jeté de biais un coup d’œilsur la pendule et tressailli malgré lui, à la voir indiquer lademie de six heures.

– Oh diable ! six heures etdemie !

C’était ce soir-là, aux Folies, la centième duRoi Mignon, opérette-bouffe, en trois actes, à laquelle ilavait collaboré anonymement. D’où : souper, et, aussi,couplets ! auxquels il lui fallait mettre la dernière main, etqu’il se proposait de chanter au dessert sur l’air :J’avais jadis un caniche à poil ras. Il redoublad’amabilité, abattit sur l’épaule du chef de bureau qui murmurait,point convaincu : « C’est égal, ça finiramal ! » de légères tapes rassurantes.

– Soyez donc tranquille, mon vieux !avez-vous peur d’être égorgé ?

Il riait.

Il lâcha ce mot à la Louis XV :

– Farceur ! est-ce que tout cela nedurera pas autant que nous ?

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