Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 2

 

 

Abasourdi un instant, Lahrier leva le nez etdit :

– Voilà une heureuse nouvelle, d’unprodigieux intérêt ! Oui, palpitant, en vérité. Vous devriezle téléphoner à toutes les cours étrangères.

Et :

– Enfin, Soupe, décidément, vous êtesdonc plus bête à vous seul que tous les cochons deCincinnati ? À cette heure, vous ne pouvez plus aller auxlieux sans vous croire dans l’obligation de faire unepréface ? – Bien sûr, une préface. – Qu’est-ce que ça peut mefaire, que vous alliez aux lieux ? D’abord vous saurez unechose ! Quand on a reçu de l’éducation on y va sans rien dire,aux lieux ; ou alors on est un sale mufle.

– Et si je veux y aller, moi, auxlieux ? riposta, après un instant de silence, Soupe dressé surses ergots. Vous n’avez pas la prétention de m’empêcher de fairemes petits besoins et d’aller aux lieux quand cela meplaît ?

Lahrier, que l’agacement gagnait,reprit :

– Je ne vous parle pas de ça.

– Vous ne me parlez pas de ça !

– Non, je ne parle pas de ça. J’en seraisma foi bien fâché, de vous empêcher d’aller aux lieux ! et si,même, je souhaite quelque chose, c’est que vous y élisiez domicileune fois pour toutes ! que vous y passiez votre vie ! quevous ne les quittiez jamais ! J’aurais au moins le soulagementde ne plus voir votre sale tête. – Je vous dis simplementceci : que vous ne seriez point compromis pour aller aux lieuxcomme tout le monde, discrètement, en homme bien élevé, sansproclamer : « Je vais aller faire mes petitsbesoins » avec des airs de jeune espiègle.

Il disait des choses sensées, mais lastupidité du père Soupe atteignait en folle surdité, enextravagante obstination, aux limites les plus reculées duchimérique et de l’irréel.

– A-t-on jamais vu ! clama,indignée, cette vieille bête. Un moutard (on lui presserait le nez,il en sortirait du lait) qui voudrait m’empêcher d’aller auxcabinets et de faire mes nécessités !…

Lahrier, que venait de mettre sur pieds lecontre-choc d’un double coup de poing violemment abattu parmi lespaperasses de sa table, cria :

– Je ne vous parle pas de cela, encoreune fois ! Je vous dis et je vous répète que vous pouvez trèsbien aller aux cabinets sans donner à cet événement l’importanced’un crime d’État !

Mais :

– J’ai soixante-quatre ans, déclara lepère Soupe qui n’avait pas compris un mot ; personne ne m’ajamais commandé ! et il faudrait, jour de Dieu, qu’arrivé àsoixante-quatre ans, je rencontre un galopin pour se permettre deme donner des ordres…

– Soupe !

–… et pour jeter les hauts cris quand je veuxaller aux commodités satisfaire mes petits besoins !…

C’en était trop.

Les ongles entrés en la table, telles deslames aiguës de canif :

– Soupe, taisez-vous ! hurlaLahrier. Taisez-vous, Soupe, et cavalez ! Disparaissez àl’instant même, ou je vous transforme en quelque chose ! Enquoi ? je n’en sais rien, mais je vous change ! ça nefait pas l’ombre d’un doute. Vous m’êtes odieux,entendez-vous ? votre vue m’est abominable et le seul son devotre voix suffirait à me faire tomber dans des attaquesd’épilepsie ! Oui, très sérieusement je vous le dis : ÇAA CESSÉ D’ÊTRE POSSIBLE et je sens la minute prochaine où unmiracle sera à la portée de ma main !… Allez-vous-enSoupe ! fichez le camp ! La sagesse même et la prudencevous le conseillent ici par ma bouche !

Du coup, le père Soupe eut le trac.

Les mains au ciel :

– Quel homme ! fit-il.

Ce fut tout. Il gagna la porte et disparut. EtLahrier, une minute plus tard, séchait encore, sur ses tempes,l’exaspération qui y perlait en sueur, quand il s’épanouitbrusquement.

Ses vingt-cinq ans, à vrai dire, avaientépargné sa gaminerie naturelle. Il avait gardé, du bébé, le bonrire, la mobilité d’esprit hannetonnière, l’oubli facile des petitsembêtements de la vie. Depuis longtemps il mijotait en soi, àl’intention du père Soupe, le plan d’une blague gigantesque, etdevant l’occasion qui se présentait de la placer, touts’effaça ; il n’y eut plus rien, que l’agréable perspective defaire mousser le vieil expéditionnaire et de déchaîner ses fureursindignées.

Le temps pressait.

Il se hâta.

Le visage barbouillé d’une couche de craie, lenez entièrement habillé d’une carapace de pains à cacheterécarlates, ses cheveux, qu’il portait longs, ramenés par là-dessusà coups de brosse et tombant en mèches éplorées sur des yeux qui semouvaient, blancs, entre les retroussis affreux de deuxsanguinolentes paupières, il vint s’accroupir près de la porte, defaçon que Soupe, à son retour, restât cloué d’épouvante sur leseuil, au vu de cette face de vampire. Celui-ci, déjà,rappliquait ; on entendait le grossissement de son pas,lentement traînaillé par les dalles du couloir. Lahrier, jouissant,attendait.

La porte, enfin, s’entrebâilla. Une têtepassa, un masque embroussaillé de barbe :

– Je vous demande pardon, monsieur… pours’en aller ?

C’était le conservateur du musée deVanne-en-Bresse. Ce pauvre homme, qui ne trouvait plus la sortie,l’allait quêtant de porte en porte. Successivement il avaitpénétré : chez le commis d’ordre Guitare, au même moment oùcet ingénieux employé rafistolait son soulier avec un morceau deficelle ; puis chez Van der Hogen, dont il n’avait vu que desjambes perchées au faîte d’une échelle (toute la partie supérieuredu sous-chef disparue au fond d’un placard) ; puis chezLetondu, qu’il avait surpris presque à poil, en train de faire destours de force avec le panier à bois. Si bien que maintenant,habitué déjà, il contemplait sans trop de stupeur ce nouvel etextraordinaire aperçu d’un titulaire officiel dans l’exercice deses fonctions. Il fut charmant au demeurant, confus d’être si maltombé :

– Combien je regrette, vraiment…, je nesais comment me faire excuser ! Je trouble là une plaisanteriequi promettait d’être excellente…

Au fond il cachait sa surprise, s’étant fait,en son trou de province, une idée autre des grandesadministrations. Ce fut, entre Lahrier et lui, un vrai tournoi decourtoisie. Également empressés à repousser les protestations l’unde l’autre, ils se défendaient avec une même chaleur, avec ce mêmegeste de la main qui refuse et se déclare indigne :

– Je vous prie de croire, monsieur, quesi j’eusse pu supposer…

– Du tout, monsieur, c’est moi qui vousdemande pardon !

– Ah ! permettez ! les regretssont pour moi, monsieur. La faute en est à ces diables decorridors ; on se perd ! on se perd !

La rentrée en scène du père Soupe mit fin àcette lutte exquise ; et à lui, naturellement, revint leprécieux avantage de payer les pots cassés. Lahrier, un coup qu’ilsse trouvèrent seuls, le traita si rudement de « vieillerosse » en lui mettant le poing sous le nez, qu’il en demeuraassommé, les yeux comme des noix et la bouche en jeu detonneau.

Rendu à sa mauvaise humeur, le jeune homme seclaustra en un farouche mutisme. Toute la journée il fut inquiet,fiévreux, avec la hâte d’être au lendemain. D’une mollessed’enfant, incapable d’une résolution, il avait adopté ce modusvivendi qui consiste à se laisser aller au petit bonheur del’existence et à s’en remettre au bon Dieu du soin de trancher lesquestions dès l’instant qu’elles se présentent avec quelque nuanced’embarras. Vainement l’ami Chavarax qui lui vint emprunter unepincée de tabac s’efforça-t-il de l’égayer ; il commença parn’en point tirer vingt paroles. Tout de même, lorsqu’il eut, finemouche, flairé vaguement le dessous des cartes et ruminé entre sesdents : « Il y a du La Hourmerie là-dessous »,Lahrier, stupéfait de tant de clairvoyance, dut confesser qu’il enétait ainsi, et raconter en substance son entrevue avec le chef.Chavarax, qui la connaissait en détail, par Ovide, le garçon debureau, auquel il allongeait vingt sous de temps à autre pour allerécouter aux portes et lui venir répéter ensuite les petits potinsintimes de la maison, n’en triompha pas moins bruyamment :

– J’en étais sûr ! J’en étaissûr !

Puis :

– C’est pour ça ?

Il s’esclaffa :

– Vous avez de la bonté de reste, vousencore. C’est à cause de cet imbécile que vous vous faites dumauvais sang ?

– Eh ! fit Lahrier, vous êtescharmant. Ma maîtresse me donne rendez-vous pour demain.

– Eh bien ! c’est bien simple ;allez-y !

– Oui, mais si le chef me joue le tour deprovoquer ma révocation ?… Il en est bien capable, au fond. Ilest très monté contre moi.

– Lui !

Chavarax pouffa de rire.

– Est-ce que vous êtes fou ? Depuisquand donc, s’il vous plaît, révoque-t-on des fonctionnaires del’État parce qu’ils ont séché le bazar ? Ce serait assezrigolo, qu’on ne puisse plus tomber malade.

– Pourtant…

– Laissez-moi donc tranquille. Les femmessont susceptibles, voilà ce qu’il ne faut pas oublier ; etvous serez bien avancé, le jour où vous aurez blessé votremaîtresse pour le plus grand plaisir de votre chef de bureau.

Ironique et paternel :

– Nigaud, coucherez-vous avec lui, quandvous ne coucherez plus avec elle ?

– Non !… dit Lahrier.

– Eh bien ! alors ?… Ah !la la ! À votre place, c’est moi qui n’hésiteraispas !

Il n’hésitait jamais, à la place des autres.C’était un très gentil garçon, duquel il se fallait méfier comme dela peste.

Non qu’il fichât les gens dedans !

Grand Dieu !… Il les y déposait, voilàtout, délicatement et sans douleur, après les avoir pris entre lepouce et l’index. Et quand ils se trouvaient par terre, le derrièreentre deux selles, il leur portait des condoléances. Sa perfidiedélicieuse et pleine d’ingéniosité empoisonnait sans laisser trace,présentée le sourire aux lèvres, ainsi qu’il eût fait d’une fleur.Il ne comptait d’ailleurs que des amitiés tant il avait la grâceaimable, mêlée de cette pointe de brusquerie qui détermine laconfiance.

Il poursuivit.

– Ce serait trop bête, de se gêner avecl’Administration. Pour ce qu’il y a à attendre d’elle !… –Quand je pense que je lui ai tout sacrifié : une situation detrente-six mille francs au Caire et, tout dernièrement, un mariagefabuleux ! Oui, mon cher, fabuleux ! inouï ! avec lemillion à la clé. J’ai refusé, parce que cette alliance, conclueavec une des plus grandes familles de France, c’était un démentidonné à toute ma vie, un soufflet appliqué à mes convictions siardemment républicaines ! Voilà ce que j’ai fait, moi ;et pour en arriver à quoi, je vous le demande ? à piétiner surplace, dans l’attente du poste de sous-chef qui m’est promis depuisdeux ans !

– Je sais, je sais, se hâta de direLahrier qui en était à sa millième audition des sacrifices deChavarax.

Avide d’en éviter une nouvelle resucée, ilaiguilla adroitement, en revint à ses moutons ; son envie delâcher la boîte le lendemain, mitigée de sa crainte descomplications s’il donnait suite à son projet. Sa nature hésitanted’oiseau balançait. Il gagnait de l’énervement, à peser le pour etle contre sans trouver l’énergie d’une détermination. Il finit pars’en prendre à la pile de dossiers élevée devant lui, enforteresse, si haute qu’elle lui masquait le bas de face du pèreSoupe, assis à l’autre extrémité de la table commune.

La plume en l’air, l’œil assombri :

– En voilà t’y, de l’arriéré !… Envoilà t’y, de l’arriéré !

La colère, brusquement, le conquit ; et,aux approbations bruyantes de Chavarax, répétant : « Eh,oui ! Eh, sans doute ! »

– Zut ! Zut ! cria-t-il ;il y en a trop ; je ne pourrai jamais en sortir. Je vaisrepasser tout ça à Sainthomme.

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