Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 1

 

 

Bien que le règlement intérieur portât :« Les bureaux de la Direction seront ouverts de onze heures àquatre heures », il était rare que M. de LaHourmerie ne s’attardât pas à la besogne jusqu’à six et sept heuresdu soir. De là, l’hiver, une consommation de pétrole et de cokebien faite pour navrer le chef du matériel, le parcimonieuxM. Bourdon, qui s’en lamentait en effet et regardait avec desrévoltes contenues filer en une saison, entre les mains de soncollègue, les économies d’une année laborieusement réalisées surtout le reste du personnel.

Si bien qu’entre ces deux messieurs animés dezèles égaux mais agissant en sens contraires, les relationss’étaient tendues, puis aigries et qu’ils en étaient venus à neplus se parler ni même saluer lorsqu’ils se rencontraient,s’entretenant par lettres cérémonieuses et sèches des intérêtscommuns de l’Administration. Bourdon traitait La Hourmerie depaperassier et de gaspilleur ; La Hourmerie, de son côté,appelait son collègue « Monsieur l’Épicier », parallusion à la ficelle et aux bougies dont le chef du matériel étaitle grand répartiteur, et ces grotesques inimitiés faisaient suerLahrier à grosses gouttes.

Donc ce jour-là, comme de coutume,M. de La Hourmerie travaillait encore, bien qu’il fûtprès de cinq heures et demie.

Il venait d’allumer sa lampe, et sous le coupde clarté de l’abat-jour il revisait les rédactions de Chavaraxavant de les envoyer au visa d’approbation du Directeur.

C’était pour lui l’heure vraiment douce de lajournée, où se pouvaient gaver, délecter tout à l’aise, de belleprose administrative, ses instincts de rond-de-cuir endurci. À lireles phrases de Chavarax, hérissées d’âpres lieux communs, ilgoûtait des joies de fin gourmet. Ses jouissances étaient infinies,encore, d’ailleurs, que tout intimes et qu’à peine un soupçon desourire les trahît – moins qu’un soupçon : une ombre, uneidée, un rien ! on n’eût su dire quoi au juste de tendrementvoluptueux endormi en ses coins de lèvres.

Autant Lahrier lui pesait aux épaules, autant,par contre, il prisait Chavarax, avec lequel, des heures entières,il discutait de jurisprudence, le derrière présenté aux bûches dela cheminée entre les pans écartés de sa redingote. L’érudition deson employé le comblait d’aise, son ardeur à préconiser la sagessedu Conseil l’État, l’impeccabilité de la Cour de cassation.Pourtant il n’était pas fâché de jouer un peu, lui-même, àl’indispensable, en présentant au Directeur les rédactions deChavarax parsemées de larges traits d’encre et de rectifications enmarges.

Deux coups.

– Entrez !

C’était Ovide. Il tenait une lettre à la main,et sans mot dire – ce sage savait le prix des paroles – il vint latendre au destinataire, à bout de bras.

– De qui donc ? fitM. de La Hourmerie.

– De M. Bourdon. Y a uneréponse.

– Voyons cela.

L’enveloppe indiquait : « Pressée etrigoureusement personnelle. » Il se hâta de décacheter.

Voici ce que contenait le message :

DIRECTION GÉNÉRALE

des

DONS ET LEGS

BUREAU DU MATÉRIEL

Paris, le…

Monsieur et cher collègue,

J’ai l’honneur de vous faire savoir quedans la journée d’hier, votre employé, M. Letondu, a, de sonpied lancé avec violence, fendu la porte de son bureau, faisantvoler en éclats, du même coup, la large vitre dépolie qui formaitla partie supérieure de cette porte. En outre, M. Letondu,dont l’état d’esprit anormal paraît loin de s’améliorer, manifestedepuis quelque temps une prédilection marquée pour les exercices ducorps. Il a apporté des fleurets et, durant des heures entières, ilboutonne les murs de sa pièce dont le papier n’est plus que loqueset lambeaux. Il fait également des haltères, sortes de poids à deuxtêtes qu’il lève à la force des bras, puis laisse retomberbruyamment sur le sol, au grand effroi de M. Guitare, commisd’ordre, logé exactement au-dessous, ainsi que vous n’en ignorezpas. Ces choses, compliquées des marches, contremarches, appels depied et autres évolutions inhérentes à l’art de Gâtechair, ont étéd’un fâcheux effet pour le plancher de votre subordonné. Leslattes, ébranlées, se disjoignent et se désagrègent de toutesparts ; en même temps, par contrecoup, le plafond deM. Guitare s’écaille, se lézarde, s’entrouvre, s’écroule peu àpeu, en un mot, sur la tête de ce fonctionnaire.

« La céruse lui en pleut dans lescheveux, m’a-t-il dit, sous l’aspect de bris decoquilles. »

Des travaux de réparations sont doncdevenus indispensables et je compte y faire procéder dans le délaile plus rapide, malgré que le devis établi s’élève à la sommerelativement considérable de cent trente-sept francs quarante-cinqcentimes (137,45 F).

Permettez-moi de vous faire remarquer,cependant, que je ne saurais faire face à cette sortie de fondssans quelque scrupule de conscience, et que j’ai longuement hésitési je n’en référerais pas à l’autorité directoriale de ce cas toutparticulier… Un sentiment de solidarité et de bonne camaraderie,que vous apprécierez sans doute, m’a décidé à n’en rien faire, maisvous penserez avec moi que, dans l’esprit du législateur, le budgetdu matériel n’a pas eu pour but de parer aux extravagances d’unénergumène.

Or, M. Letondu est fou, le fait n’estplus à discuter. Hanté de cette monomanie : « larégénération de l’homme par la gymnastique », il ne monte plusles escaliers de la Direction et n’en parcourt plus les couloirsqu’en criant : « Une ! Deux ! » àtue-tête, sous prétexte de développer ses pectoraux et de faciliterleur jeu, ce qui est une cause incessante de désordre.

J’ajoute qu’il devient inquiétant, quejournellement, en son bureau, il mêle à ses divagations les noms deses supérieurs hiérarchiques, et qu’après avoir, hier, chez moi,signé d’une main fiévreuse la feuille d’émargement, il m’a presquejeté au visage la plume dont il venait de se servir, faisant suivrecette voie de fait de cette déclarationincompréhensible :

– Je tremble, monsieur Bourdon, jetremble… mais ce n’est pas de peur, c’estd’indignation !

Cette situation, Monsieur et chercollègue, ne saurait subsister sans de graves inconvénients. Desintérêts moraux et pécuniaires en souffrent, et il y a lieu d’ymettre fin, soit en faisant donner à M. Letondu un congé pourraison de santé, soit en sollicitant du Conseil d’État sa mise à laretraite proportionnelle. Vous n’hésiterez pas, j’en demeureconvaincu, à agir au plus tôt dans ce sens. Pour moi, je suisdéterminé à sauvegarder désormais la lourde responsabilité quim’incombe et les fonds confiés à mes soins, fonds assez modiques,vous le savez, et que certains services – je ne songe à attaquerici les prodigalités de qui que ce soit en particulier – ne grèventdéjà qu’avec trop de sans-gêne.

J’ai l’honneur de vous saluer.

Hégésippe Bourdon.

De La Hourmerie avait l’agacement facile.

Il eut un geste impatienté :

– Allez dire à M. Bourdon qu’ilm’embête !

Mais comme Ovide répondait : « Bien,m’sieu » et partait faire la commission, ill’arrêta :

– Non ! Attendez !

En amenant à soi une feuille de papier àen-tête administratif, il y jeta ces lignes de sa largeécriture :

Le chef du Bureau des Legs remercie soncollègue du matériel de sa communication. Il étudiera la questionavec tous les soins qu’elle comporte, et prendra telles mesuresqu’il jugera utiles.

Salutations.

De La Hourmerie.

– Portez cela.

Resté seul, il s’affala en son fauteuil,fixant de biais, sans voir, par-dessus son pince-nez, la débandadede chemises officielles éparpillées parmi sa table de travail, d’unbleu sombre où s’enlevaient en noir lithographie ces mentionsindicatrices : Signature de M. le ministre, Signaturede M. le sous-secrétaire d’État, Signature de M. leDirecteur général, Conseil d’État, Présidence.

Il marmotta :

– Fou ! Parbleu ! Comme si jene le savais pas.

Il le savait si bien, que, quelques joursavant, il avait eu à ce sujet une longue conférence avec leDirecteur, et que celui-ci s’était nettement retranché derrièrel’impossibilité d’agir. Le Directeur, en effet, M. Nègre,était un de ces lâcheurs aimables desquels il n’y a pas plus àredouter qu’à attendre. Tout jeune, d’une beauté robuste quepoudrait un frimas précoce, il apportait dans sa mission leprestige de sa distinction exquise et le scepticisme souriant d’unaugure de la décadence. Son rare talent d’orateur enveloppait commeune caresse, le rendant précieux, presque indispensable, en cettemaison de la rue Vaneau où tenait lieu d’augmentation le bel art defaire espérer plus de beurre que de pain, et le fait est qu’onn’eût pas trouvé son pareil pour gargariser le personnel du mielcalmant de discours aussi onctueux de bonne grâce que dépourvus debonne foi. Sa parfaite incapacité et sa science du mot sonoreassuraient ses hautes destinées.

En attendant qu’elles s’accomplissent,Letondu, lui, faisait des siennes. Il bouleversait la Direction deses excentricités après l’en avoir réjouie, et Bourdon, en lesignalant comme inquiétant, trahissait une façon de voir devenuepeu à peu générale. Mon Dieu, ce n’était pas encore de l’épouvante,mais tout de même on commençait à s’émouvoir, à le saluerétrangement bas quand on le croisait dans l’escalier. Tel qui,naguère, rendait bien juste son coup de chapeau à ce pauvre diablehumble et propre, pénétré de sa petitesse, le comblait de souriresà présent (sourires d’autant plus épanouis et larges ques’assombrissait davantage le front concave de Letondu où les ridescouraient en cordes de contrebasse), et cette recrudescenced’amabilité était l’indice d’une anxiété non douteuse.

La plume aux dents, les yeux promenés degauche à droite, le chef de bureau s’était remis à la besogne, maissa pensée, hantée désormais, le servait mal. Visiblement la lettrede Bourdon lui avait tourné les sangs, tombée dans sa béatitude àla façon d’un billet de faire-part dans l’entrain, qu’il glace d’unseau d’eau, d’une joyeuse fin de dîner. Ç’avait été le brutalrappel à de fâcheuses préoccupations momentanément écartées. Il sesurprit à tourner une page sans avoir conservé le souvenir d’enavoir lu une seule ligne, et à cette preuve criante du trouble quil’agitait, il ne put retenir un claquement de langue.

Violemment il sonna Ovide qui parut.

Ovide, quand il s’apprêtait à recevoir unecommunication, ouvrait une bouche de boîte aux lettres. À laquestion posée par M. de La Hourmerie, avec un calme bienfeint : « Est-ce que M. Letondu estparti ? » il eut, de la tête, un léger reculétonné :

– M’sieu Letondu ? Ah ben oui… Jem’étonne s’il s’en va jamais avant dix heures.

– Du soir ? s’exclamaM. de La Hourmerie.

– Bien sûr, du soir.

Le garçon de bureau ricana, amusé de la figuredu chef qu’abrutissait cette révélation. Et il conta la bellehistoire arrivée à Boudin, le concierge, quelques joursauparavant.

Celui-ci, las d’avoir attendu vainementjusqu’à plus de neuf heures et demie le départ de Letondu, inquiet,naturellement, et pressé de se mettre au lit, avait fini par montervoir en personne, une bougie au fond d’un cornet de papier.Doucement il avait entrebâillé la porte et passé le haut de la têteen déclarant d’une voix à la fois suave et ferme :

– Faut s’en aller, monsieurLetondu ; les bureaux ferment à quatre heures.

Letondu qui, seul dans la nuit, effrayant etinexplicable, était debout sur sa cheminée, était alors descendu deson perchoir ; et il s’était avancé vers la porte, à ce pointsuave, lui-même, par ses yeux en boules de loto et le grimacementcontorsionné de sa bouche, que le prudent Boudin avait regagné saloge in summa diligentia. Depuis ce temps il laissaitLetondu à son ombre et à son mystère, se couchait à huit heuresmoins le quart et pressait la poire à air, quand l’employé, aumilieu de la nuit, demandait : « Cordon, s’il vousplaît ! »

– Par exemple, celle-là est raide !fit M. de La Hourmerie, après la minute de silence del’homme qui a pris son temps et digéré savamment sa stupeur.

La gifle à plat dont il cingla les mouluresmaculées d’encre de sa table le mit debout tout d’une pièce.

– Non, vrai, elle est trop forte !Il faut que j’aille voir.

Ovide, ravi de son effet, gardait le rire muetdes caïmans. D’une bourrade le chef l’écarta et sortit, tourmenté àson tour de cette même curiosité angoissée qui avait déjà travaillél’âme pusillanime du concierge.

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