Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 2

 

 

La lucarne du coucou évolua hors de son cadre,comme sous la poussée d’une chiquenaude, et l’oiseau se montra uninstant, le temps d’exécuter une courbette courtoise en chantantl’heure qu’il était.

– Ho hou, ho hou.

À l’un des bouts de la table qu’il partageaitavec Lahrier, le père Soupe faisait la sieste, renversé en sonfauteuil, les bras ballants d’un égorgé et le nez pointé vers leciel. Il avait l’inquiétant dormir, livide et rigide, des vieillesgens, en sorte que Lahrier eût pu le croire mort, n’eût été l’aiguronflement chassé par l’huis béant de sa bouche. Au raclement quilui parvint sans l’éveiller, d’une des chaînettes de l’horlogequ’entraînait le poids de son boudin, il s’affirma vivant. Unesalutation d’homme qui éternue amena son menton en fessier sur lespans dénoués de sa cravate, révélant sa large tonsure, fille desans, culottée ainsi que la peau d’âne d’un tambour hors de service,tandis qu’étranglé en ses sources, le ronflement se modifiait,traduit maintenant en rumeurs sourdes ; on n’eût su dire aujuste quel grabuge de rats emprisonnés dans un tuyau d’écoulementet qui s’y battent, affolés, avec des morceaux de bouchon et desdétritus de carottes.

– Bon Dieu, que cet homme m’agace !soupira René Lahrier. Que cet homme m’embête, bon Dieu !

Le moment était arrivé où la société du pèreSoupe lui serait devenue intolérable. Il ne pouvait plus le voir enface, l’abreuvait de mauvais procédés ; affectant, parexemple, pour l’avoir contemplé un quart de minute, l’impérieuseobligation de mettre le mouchoir sur la bouche afin de réprimer desnausées. La veille encore il l’avait, sans qu’on sût pourquoi,accusé de sentir le beurre, ce qui avait humilié Soupe au-delà detoute expression et l’avait fait s’exclamer douloureusementahuri :

– Le beurre !… Le beurre !…Voilà que je sens le beurre, à présent !…

Un instant, Lahrier fut rêveur. Il balançait,point fixé sur le mode de fumisterie dont il convenait qu’ilrégalât le sommeil de son collègue (un filet d’eau dans le cou,peut-être, ou mieux un appel strident d’une trompette de marchandde robinets qu’il avait achetée à la foire aux jambons quelquesjours auparavant), quand soudain la vision lui passa par l’esprit,d’une mystification énorme, d’une blague géniale bien faite pourachever de liquéfier l’intellect déjà pas trop solide du pèreSoupe.

La belle trouvaille !

Il s’en récompensa d’un hochement de têtelouangeur, et, pour ne point retarder plus longtemps son plaisir,il feignit d’être pris du rhume ; trois« hum ! » sonores tombèrent dans le silence, tels,derrière le rideau baissé, les trois coups de l’avertisseur donnantle signal de la farce.

Le vieux, qui n’avait pas bougé, soulevapesamment ses paupières et amena sur le tousseur les yeux trempésd’humidité d’une alose qui écoute jouer de l’accordéon. Le sommeill’empêtrait encore qu’un ébahissement le secouait : Lahrierlui demandait, très gentil, si ce petit somme lui avait étéprofitable, et la nouveauté d’un tel procédé lui jetait au visageune potée d’eau fraîche. D’abord hébété, il se répandit vite enactions de grâces ; très heureux, tremblant d’émotion ausupposé d’une réconciliation dont il avait désespéré. Et, lâchécomme un jeune cheval, il se lança dans deséclaircissements :

– Très profitable, vous êtes bienaimable, merci. Ah ! c’est que mon sommeil, voyez-vous, c’estla moitié de ma santé ; j’ai toujours été comme ça. Je tiensça de mon père, du reste. Nous sommes d’une famille où l’on dortbeaucoup, et…

– Pardon, interrompit Lahrier jouant àmerveille la surprise, pourquoi me racontez-vous tout ça ? Jem’en fous, moi.

– Eh ! Tonnerre de Dieu, jura lepère Soupe hors de lui, si vous vous en foutez, pour parler votrelangage, pourquoi donc me questionnez-vous ?

– Je ne vous questionne pas, dit le jeunehomme.

– Comment, vous ne me questionnezpas ?

– Non, je ne vous questionne pas.

– Vous ne me questionnez pas ?… Parexemple, elle est violente !… Vous me demandez :« Ce petit somme vous a-t-il été profitable ? » etvous venez prétendre ensuite que vous ne m’avez pasquestionné !…

Il en bavait, tant la chose lui paraissaitexorbitante ; pourtant il eut le souffle coupé à voir l’autresecouer la tête et déclarer :

– Je n’ai pas dit un mot de ça.

Les deux employés se regardèrent. Lahrierdemanda :

– Eh bien !… Quand vous resterez làune heure à faire des yeux en as de pique ?

– As de pique vous-même, malappris !riposta Soupe, à qui donnait des énergies sa rage d’avoir été déçudans ses espoirs de raccommodement. Vous m’avez dit :« Ce petit somme… »

– Je ne l’ai pas dit, encore unefois !

– Si, vous l’avez dit.

– Non !

– Si !

– Zut ! Vous m’embêtez à lafin ! Vraiment on n’a pas idée de ça ! Vouloir mepersuader que j’ai dit une chose quand je n’ai même pas ouvert labouche, et me ficher des démentis parce que je rétablis lesfaits !… Vous avez de la chance d’être une vieille bête, cequi fait que je vous respecte ; sans ça, vous verriez unpeu !… Je vous apprendrais les convenances, moi.

Devant ce torrent d’indignation, Soupepensa : « J’ai été trop loin. »

– Mon Dieu, ne vous emportez pas, fit-il,la voix baissée de deux tons. C’est-y drôle qu’on ne puisse pasdiscuter avec vous sans que vous vous mettiez en colère.

– Je n’admets pas, dit Lahrier, qu’onm’insulte.

– Qui songe à vous insulter ?

– Et puis vous, pas plus que lesautres.

– D’accord. Cependant…

– C’est bien simple, du reste : lepremier qui me manquera d’égards, je le châtierai vertement, sansdistinction d’âge ni de sexe.

Soupe avait un choix d’expressions quitrahissait ses divers états d’âme et constituait le thermomètre deson irritabilité. Une contrariété anodine lui arrachait des« Saperlipopette » non dépourvus d’une certainebadinerie ; il invoquait le « Tonnerre de Dieu » sil’on tentait de lasser sa patience, et, seulement dans lescirconstances extrêmes, il proclamait que la mesure était combled’un « Corne-diable » retentissant.

Cette fois :

– Saperlipopette ! laissez-moi doncplacer un mot ! Vous aurez toujours raison si vous êtes toutseul à parler !… Voyons… je puis m’être trompé et avoirentendu une chose pour une autre. Qu’est-ce que vous m’avez dit aujuste ?

Alors Lahrier :

– Encore !… encore !… Est-ceque ça va durer longtemps ? Je vous répète que je n’ai passoufflé mot, que je n’ai pas ouvert la bouche… Si vous le faitesexprès, il faut le dire.

À cette réplique, qui tranchait net laquestion, le père Soupe devint beau à voir.

Deux ou trois fois :

– Je ne suis pas fou,corne-diable !… je jouis de toutes mes facultés. D’où vientalors, si vous n’avez rien dit, que j’ai entendu quelquechose ?… Ah ! il y a là un mystère qui dépasse macompréhension…

Ses yeux hagards erraient par le bureau ;et, tandis que Lahrier lâchait négligemment : « Unepetite hallucination ; ça n’a aucune importance », luihochait la tête, bouleversé, trouvant que ça en avait, aucontraire, et beaucoup, marmottant que c’était mauvais signe et queces choses-là ne valaient rien à son âge…

 

Voilà à quoi René Lahrier passait le temps,depuis qu’un dieu débonnaire lui avait créé des loisirs.

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