Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 2

 

 

L’enterrement de M. de La Hourmerieeut lieu le surlendemain à l’église Saint-François-Xavier, auxfrais de l’Administration.

Favorisée par un temps délicieux, la funèbrecérémonie ne laissa rien à désirer au point de vue del’agrément.

Derrière un char de 3e classeportant à chacun de ses quatre angles une lourde couronne deroses-thé d’où pendaient de tels voiles de deuil qu’on en eût puhabiller Andromaque, marchait, recueilli, M. Nègre, directeurdes Dons et Legs. Il était bien l’homme de la circonstance, avec sabelle figure grave, son vaste front découvert et son pardessusmastic chevauchant, plus haut que le poignet, la manche de sonhabit noir. De lui ou du maître des cérémonies, on n’eût trop sudéterminer lequel l’emportait en correction savante : l’unplus en cuisses, l’autre plus en épaules ; ex aequo dansl’accablement, la façon de projeter à droite et à gauche le rapidecoup d’œil qui ne voit pas, et de rouler, sous une cheveluredisposée harmonieusement, de mélancoliques réflexions touchant leproblème de l’au-delà et l’humaine fragilité. Seulement, une foisau cimetière, le Directeur prit le dessus, car sa science était dedire comme personne des choses qui ne signifiaient rien. Ilpratiquait une éloquence à ce point spéciale et à lui, qu’on envenait à se demander s’il ne s’en était pas assuré par brevet lapropriété exclusive !… Ça commençait comme la retraited’infanterie, par une espèce de roulement : une période d’aumoins deux minutes, ruisselante d’imprévu et de couleur,qu’enjuponnait un flot de subtile rhétorique. Et de là-dessous, peuà peu, sortaient les petites incidentes qui montraient le bout deleur nez avant que de se venir librement trémousser, en ronflantcomme des toupies, autour de la mère Gigogne, leur maman. C’étaitgentil tout à fait ; on aurait enterré son père, rien que pouravoir le plaisir d’en ouïr l’oraison funèbre.

Le défunt n’eut pas à se plaindre. Oh !il fut royalement traité, louange comme un mort de grandemarque : vingt minutes on le couvrit de gloire, on exalta sontact exquis, le désintéressement de son zèle. Un moment vint où iln’y eut plus à douter que le mort eût détruit Carthage et sauvé laChose publique ; en sorte que les héritiers, au révélé, chezleur parent, de tant de vertus insoupçonnées, se mirent à verserdes larmes. Le tout se termina par des expansions et des échangesde poignées de main au bord de la fosse béante. La lèvre fleurie –à peine – de ce sourire qui fait le modeste, le Directeur semblaitun auteur dramatique après qu’est tombé le rideau sur le triompheéclatant de sa première.

– Que de reconnaissance !… croyez,monsieur le Directeur…

– Comment donc, messieurs… Pas du tout.Je n’ai dit que ce que je pensais.

L’inhumation s’était faite au cimetièreMontparnasse. La première pelletée de terre tomba sur le cercueil àl’instant où sonnaient deux heures à un couvent du voisinage.Devant la porte du cimetière, les ronds-de-cuir tinrent un graveconciliabule sur le point de savoir si, véritablement, il y avaitnécessité d’aller achever au bureau une journée à demi entaméedéjà. Sainthomme, bien entendu, se prononça pourl’affirmative ; mais il fut le seul de son avis. Le bureau sevit donc conspué à l’unanimité des suffrages moins un. Alors,quoi ? Il y eut pourparlers. Gripothe, maître en l’art délicatde faire se heurter trois billes sur le vert tapis du billard,parla d’aller jouer la poule dans un café de la rue Vavin ; lesous-archiviste Alexandre, homme essentiellement poétique, proposaune excursion à Chaville ou à Viroflay, la gare étant à deux pas,cependant que Bourdon, chef du matériel, qui avait déjeuné d’unetasse de lait, se prononçait nettement pour le veau marengo, dontil magnifiait la sauce rousse. Les uns tiraient à hue, lesautres à dia, quand une solution mit tout le monded’accord. Vêtu de noir, le chapeau à la main, l’huissier Maréchal,en effet, était venu se mêler au groupe.

– Le Directeur informe ces messieurs,dit-il, qu’il les recevra aujourd’hui à trois heures précises, dansson cabinet.

– Ah !

Cette nouvelle surprit et inquiéta. Pour lamême raison qu’un pavé se détache rarement d’un mur sans entraînerdans sa culbute une certaine quantité de plâtras, il est rare qu’un« mouvement » se produise par le fait d’une seulemutation. Nombre de ces messieurs, sans doute, sentirent la douceespérance étendre en eux ses germes bienfaisants ; maisBourdon changea de couleur et cessa tout de suite d’avoir faim. Ilavait compté sur la répartition banale du traitement de de LaHourmerie (la combinaison n° 1 de Chavarax), non sur lemouvement général que semblait faire présager l’empressement duDirecteur à réunir sa maisonnée. Tout le monde sur le pont ?Mauvais signe ! Le préposé au matériel en eut l’âme visitée dunoir pressentiment qui tourmente le noble Abner au Ieracte d’Athalie, et il ne douta plus que le personnel toutentier fût convié à un banquet monstre, dont lui, Bourdon, deconcert avec le défunt, serait appelé à faire les frais. Il eutl’impression que les tripes, le foie, la rate et le pancréas luitombaient pêle-mêle dans le bas-ventre ; si nettement, à sesoreilles, tonnèrent ces terribles paroles : « admis àfaire valoir ses droits à la retraite », que les tympanslui en vibrèrent, comme ceux d’un homme qui a imprudemment passédevant la gueule d’une cloche en branle.

Il cingla vers la rue Vaneau sans aucuneprécipitation, de ce pas, qui a bien le temps, dessuppliciés conduits à l’échafaud.

 

Trois heures sonnèrent.

L’huissier ouvrit à deux battants la hauteporte aux cannelures d’or sur fond pâle qui isolait du salond’attente le cabinet directorial, et se rangea pour laisser lepassage libre. Dépouillé de la tenue d’homme du monde arborée pourla solennité de l’enterrement, il portait à présent l’habit àlongues basques ouvert sur l’empesé de la chemise, et dressait,plus haut que son faux col, son profil imposant, aux noirs favoris,de conseiller à la Cour.

– Messieurs des Dons et Legs !

Ces messieurs pénétrèrent : les chefs etsous-chefs d’abord ; Bourdon le premier, en sa qualité dedoyen. M. Nègre attendait, le dos à la cheminée, les coudeschassés en arrière et reposés à même le marbre. Il accueillit sonsubalterne avec la grave salutation que comportait cette journée dedeuil, lui tendit une main désolée, que Bourdon effleurarespectueusement de la sienne, et répandit un vague regard sur letroupeau envahissant du personnel. Il dut attendre, pour parler,que le brouhaha des chaussures traînées par les lames du parquet sefût achevé d’éteindre ; après quoi, d’une voix pénétrée, ilprit en ces termes la parole :

« Messieurs,

« Ce n’est pas la première fois quecourbant le front devant les arrêts de la mort, j’ai à déplorer envotre présence l’imprévu terrible de ses coups et ses férocitésiniques. Le décès de l’homme de bien que fut durant tant d’annéesnotre camarade de chaque jour, les circonstances tragiques quil’ont accompagné, et, mon humilité commande que je le confesse,l’égoïste regret du précieux auxiliaire qui m’est si brutalementravi, me font accablante, aujourd’hui, une tâche toujoursdouloureuse. Au sentiment de détresse sans bornes qui étreint àcette heure mon âme, je vois toute l’étendue du vide qui s’estproduit. Oui, il semble que jamais encore je n’avais aussinettement ressenti l’étroite union de la grande famille dont chacunde vous est un des membres et à la tête de laquelle la confiance duchef de l’État m’a fait l’honneur de me placer. Vous pardonnerezdonc, je l’espère, à l’émotion qui me suffoque. Je diraiplus : certain que vous la partagez, je ne tenterai pas de m’ysoustraire. »

Un trémolo à l’orchestre eût fait merveilledans le paysage.

L’orateur regretta quelque peu inpetto l’absence de ce condiment, mais le ciel était aveclui : comme il terminait sa période, un nuage glissa devant lesoleil et le jour s’obscurcit soudain.

On vit alors à quel point il est vrai que leschoses peuvent avoir des larmes !… Une lueur de sépulcreentrouvert se mit à flotter par la pièce, baignant d’unerecrudescence de tristesse la tristesse déjà incurable du meubleEmpire qui l’ornait : le bureau d’acajou, couleur sang caillé,aux incrustations de cuivre ; les dos en forme de lyres deschaises ; l’urne plaintive que supportait le cube d’albâtre dela pendule. Le regard fixe des employés disait les efforts qu’ilsmettaient à ravaler des sanglots de circonstances, et il semblaitque, de sa corniche, Solon, le dur Solon lui-même, prît sa part dedésolation, avec son front lourd de soucis, labouré de ridesprofondes qu’emplissait un sombre amalgame de ténèbres et depoussière.

Or, au milieu de l’accablement général,M. Nègre gardait un masque éploré et une âme parfaitementsereine, ayant eu le matin une petite entrevue avec le chef ducabinet, lequel l’avait rassuré.

– Vous moquez-vous ? lui avaitdemandé ce fonctionnaire. Vous êtes un peu timbré, je pense, devous fourrer martel en tête parce qu’un employé de chez vous acommis une extravagance sous le coup d’un transport au cerveau.Vous n’avez rien à voir là-dedans, et, du reste, l’affaire ne feraaucun tapage. Si je ne l’étouffais dans l’œuf et ne faisais lenécessaire pour épargner, et à vous, qui êtes un gentil garçon, etau gouvernement, qui n’a pas besoin de ça, des complicationssuperflues, vous me prendriez pour un daim.

Une éloquente pression de doigts avaitsouligné ce discours ; un sourire l’avait ratifié. De là, pourl’intéressé, un soulagement d’autant plus vif que ses angoisses dela veille avaient été plus cuisantes. Et aussitôt il avait arrêtéson plan, un plan de sybarite bon diable dont on a respecté lebien-être, qui en sait un gré infini au genre humain tout entier etdésire l’inonder, en signe de gratitude, de largesses… qui ne luicoûteront rien. Incapable d’attenter à la propriété des autres dèsl’instant qu’il voyait la sienne sauvegardée, il n’avait retenu quedeux choses de la combinaison Chavarax : la possibilité defusion de deux services en un seul ; l’heureuse exploitation,au profit de tout le monde, de la vanité de deux crétins.

Il poursuivit :

« – Mais quoi ! conviendrait-il des’éterniser en de vains et stériles regrets ? C’est,messieurs, ce que je ne crois pas. J’honorerais mal la mémoire decelui dont l’âme, à présent, flotte par les libres espaces, si,pliant sous le faix de ma douleur, je négligeais les intérêts d’unemaison qui lui fut chère. La vie a ses exigences ; elle veutque la dépouille des morts concoure au bien-être des vivants :je le déplore, bien que n’y pouvant rien. J’ai cru, dès lors,devoir précipiter les choses et ne point ajourner, pour des raisonsde pur sentiment, une répartition de fonds dont le besoin depuis silongtemps s’imposait. Cette répartition, que je me suis efforcé derendre aussi équitable que possible, je vais vous en donnerconnaissance. »

Ici, le silence devint tel, qu’on eût entenduun cloporte grimper au cadre de la glace. L’orateur vient à sonbureau. Il y prit une feuille de papier qui s’y étalait au sein demultiples paperasses, l’éleva jusqu’à ses yeux et lut :

 

« Le garde des Sceaux, ministre de laJustice ;

« Sur la proposition du conseillerd’État, Directeur général des Dons et Legs,

« ARRÊTE :

ARTICLE PREMIER

« M. Varincoucq, chef de bureauà la Direction des Dons et Legs, spécialement affecté au servicedes hypothèques, est nommé chef du bureau des Legs, en remplacementde M. de La Hourmerie, décédé. »

Le poste de de La Hourmerie revenait de droità Van der Hogen. Le sous-chef eut un sursaut et étouffa mal uneexclamation ; mais sous la moustache de M. Nègre, undemi-sourire se dessina, d’une bienveillance rassurante.

« – Je prie M. Van der Hogen depatienter un instant. Une disposition spéciale a été prise en safaveur. »

Van der Hogen, confus, rentra en l’empesé deson faux col ; le Directeur continua sa lecture :

ARTICLE 2

« Le bureau des hypothèques estrattaché au bureau des Legs, qui prendra désormais cettedénomination : Legs, Hypothèques et Mainlevéesd’hypothèques.

ARTICLE 3

« M. Chavarax, rédacteur à laDirection Générale des Dons et Legs, est nommé sous-chef adjointaux appointements de quatre mille francs.

ARTICLE 4

« Le personnel de la DirectionGénérale des Dons et Legs est, presque en sa totalité, l’objetd’une augmentation de traitement dont le détail sera donné d’autrepart. »

« – Cette augmentation, continuaM. Nègre après avoir laissé tomber d’une main son papier et del’autre son monocle, ne saurait être, en effet, que partielle.Plusieurs d’entre vous, messieurs, on atteint le maximum dutraitement attribué à leurs fonctions par des règlements formels,ou ont bénéficié d’augmentations récentes. Ils n’ont donc qu’àespérer !… Des temps luiront pour eux, meilleurs, prochespeut-être, car la vie – en eûmes-nous jamais une preuve plusterriblement évidente ? – est fertile en inattendus. D’autres,qui ne sont point dans ce cas, se fient au bien-fondé de leursprétentions. Hélas… À plus d’un de ceux-là je devrai aussicrier : « Espoir ! Laissez la bonne volonté ducamarade qui est en moi en appeler une fois de plus à la bonnevolonté du camarade qui est en vous ! » Mais il convientde que je m’attarde un instant au cas tout particulier deM. Van der Hogen. – M. Van der Hogen, messieurs, compteparmi les doyens de cette maison dont il est, depuis vingt-cinqans… »

– Vingt-six, rectifia de sa place lesous-chef Van der Hogen.

« –… depuis vingt-six ans, veux-je dire,l’un des plus robustes soutiens. Une occasion se présentait dereconnaître ses services ; je la saisissais avec joie quand jeme butai au veto inexorable de M. le garde desSceaux, arguant contre notre collègue des titres mêmes qui ledésignent à la faveur du haut personnel administratif.« Nul plus que moi, m’a-t-il objecté, ne saitavec quel zèle et quelle intelligence s’est acquitté M. Vander Hogen du labeur confié à ses soins. C’est bien ce qui fait querien ne saurait me décider à les détacher l’un de l’autre. Enpâtisse l’intérêt de M. Van der Hogen !… L’intérêt publicavant tout ! » Quel plus bel éloge, monsieur et chercollègue, eussé-je pu souhaiter de vos mérites ? Je n’avaisplus qu’à m’incliner et je m’inclinai de bonne grâce, me bornant àexiger pour vous, à titre de compensation, la Croix de Chevalier dela Légion d’honneur… Toute juste cause se gagne, monsieur, et jebénis la clémence du ciel, puisqu’il m’est permis de goûter, audéclin d’une journée de tristesse, la douceur de saluer en vous leLégionnaire de qui l’Officiel de demain portera aux quatrecoins de l’Europe le nom désormais illustre. »

Un pourpre d’orgueil incendia la facemonstrueusement inepte du Légionnaire. Son allégresse s’épanchadans des balbutiements de gâteux :

–… ba… bou… bibi… ne sais commentexprimer…

« – Il suffit, fit le Directeur qui eutla charité de dresser une digue devant ce débordement d’éloquence,je transmettrai vos remerciements à M. le Garde des Sceaux. Jen’ai plus qu’un mot à dire, messieurs. Il concerne le plus modeste,non le moins méritant, de vous : j’ai nomméM. Sainthomme. – Il est là, M, Sainthomme ? »

L’expéditionnaire se montra, vert d’émoi, lespoignets de sa chemise caparaçonnés de papier blanc.

– Oui, monsieur le Directeur.

« – Fort bien, Approchez-vous, je vousprie ; car j’ai aussi à vous communiquer des nouvelles quivous intéressent. Il y aurait superfétation de ma part, monsieurSainthomme, à venir rappeler ici de tels états de service que votrehumilité, encore qu’excessive, n’a pu en obscurcir l’éclat. L’heurea enfin sonné pour moi de leur rendre publiquement hommage. Quedis-je, moi ?… l’État, plutôt !… la République, que jereprésente, et qui, avide de vous donner un gage, mais un gagemagnifique, de sa satisfaction, vous laisse le soin de vousdécerner vous-même une récompense à votre goût. Une somme de troiscents francs reste libre, et aussi un ruban violet d’officierd’Académie, qu’a mis à ma disposition M. le directeur desBeaux-Arts… Veuillez choisir. Sub judice lis est. Madécision est aux ordres de la vôtre. »

C’est ainsi que discourut cet homme comparableà nul autre en l’art de passer de la pommade, et une vision surgitdevant les yeux de Sainthomme. Non la vision de son triste chezsoi, empli des rugissements aigus du dernier-né, des plaintes de laménagère mêlées au bruit sec des béquilles butant contre des piedsde chaise, mais l’éblouissement d’une aurore, son apothéoseglorieuse quand il irait promener son ruban par les petites rues deGrenelle, au milieu du murmure flatteur des gens qui font halte surplace et se demandent les uns aux autres : « Quel estdonc cet homme distingué qui a les palmes académiques ? »Il demeura muet. Simplement, entre son pouce et son index, il pinçale revers crasseux de son veston, tandis que, d’une œilladediscrète, il signalait à M. Nègre sa boutonnière vierge depalmes.

Celui-ci comprit.

Il sourit.

– L’arrêté sera signé ce soir. Mescompliments, mon cher collègue.

 

L’audience était levée. Lentement le personnels’écoula, répandu à nouveau par le salon d’attente. Et c’est alorsqu’il fallut voir Bourdon !… Ce fut vraiment un beauspectacle. Rires sonores, énergiques shake hands,galopades de jeune poulain à travers les épaisses luzernes dupâturage ! « Ah ! mon cher, félicitations !…Compliments sincères, Sainthomme !… Van der Hogen… la vieilleamitié qui nous lie…, permettez que je vous embrasse, hein ?…Messieurs, une journée mémorable !… »

– Ah çà ! Il est saoul ! se ditLahrier, qui s’égayait à le voir faire. Il l’était en effet, lepauvre homme, et à tomber ! grisé de l’alcool des joies tropbrusques. La fièvre s’éveillait en lui, des gens qui l’ont échappébelle et entrevoient des éternités de vie pour avoir coudoyé lamort d’un peu près. Et déjà des projets d’avenir se formulaient,quasi précis, sous son crâne plus poli que l’ivoire ; desplans d’admirables réformes, dont le besoin, on n’en doute pas, sefaisait impérieusement sentir.

Citons : réductions opérées en grand, surle papier, le pétrole, la ficelle ; substitution de la tourbeau coke, reconnu procédé de chauffage ruineux ; suppression del’essuie-main accordé chaque semaine à chaque employé par lamunificence administrative (du coup, 75 francs de blanchissage paran, rayés des frais de la maison !…) ; toutes chosessagement pensées, faites pour alléger dans de notables proportionsl’écrasant budget de l’État et graver le nom de Bourdon, à jamais,au livre d’or de la Direction des Dons et Legs.

Sans doute, il n’en disait rien, mais nous,qui ne sommes point tenus à de pudiques réserves, nous proclameronsla vérité : le décès de La Hourmerie, termite dévastateur,rongeur insatiable, cancer implacable et affreux, ouvert au flancmeurtri du service du matériel, ne laissait point que de lui êtresingulièrement agréable. Il en poussait des« ouf ! » discrets, pareillement un père de famillequi a enfin réussi à embarquer pour la Bolivie le fils prodigue dequi les honteuses débauches souillaient de fange ses cheveuxblancs.

Il répéta :

– Une belle journée !… Oui, bellejournée, en vérité !

Il devenait indécent, vraiment, à célébrerainsi une journée qu’il avait en partie occupée à piétiner derrièreun corbillard.

Lahrier le lui fit observer :

– Ce n’est pas pour chiner ; mais,vrai !… vous êtes gai, les jours d’enterrement !

Alors Bourdon :

– Point du tout !… Plaisantez-vous,mon bon ami ?… La Hourmerie… vieux camarade… ; vingt-huitans ensemble !… grand chagrin… Très affecté, au contraire.

Mais le jeune homme s’étant mis àrire :

– Sérieusement, mon cher. Je vouspromets !… Ah ! ces jeunes gens ! ça ne croit àrien !… Où dînez-vous ?

Cette question surprit Lahrier.

– Ma foi, dit-il, je n’en sais rien, moi.Où ça se trouvera.

– Dînons ensemble, en ce cas ?… Jevous invite ; vous voulez bien ?

– Vous êtes trop aimable…

– Allons donc !… Mon cher, j’adorela jeunesse. Entendu, hein ?

Le salon s’était vidé. Seuls Gripothe,Gourgochon et le commis d’ordre Guitare s’étaient attardés devantla fenêtre à causer de Letondu, qu’on venait de fourrer à Bicêtreavec la camisole de force. Bourdon, emballé de prodigalité, lesconvia, du coup, tous les trois, et ils acceptèrent,stupéfaits.

– Eh bien, en route !… Nous allonsdîner à Montmartre !

On tomba d’accord pour Montmartre. Lahrier yconnaissait des endroits rigolos ; la boîte de Derouet, entreautres, la Crécelle, une façon de bouge-concert situé aupied de l’Élysée et où on achèverait la soirée en gaieté. Bourdonvoulut tout ce qu’on proposa, et la bande s’achemina tout doucementvers les quais, distingués dans les enfoncements de la rueBellechasse, blancs, au-dessous des verdures poussiéreuses desTuileries.

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