Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 3

 

 

… Car en ces temps, proches des nôtres,florissait à la Direction des Dons et Legs le sous-chef Van derHogen : personnage épique, s’il en fut, et dont nous nesaurions, sans risquer de manquer gravement à nos devoirs, ne pointcrayonner en ces pages la pittoresque silhouette.

Bourré de grec, bourré de latin, bourréd’anglais et d’allemand, ex-élève sorti de l’École des languesorientales, et absolument incapable, avec ça, de mettre sur leurspieds vingt lignes de français, Théodore Van der Hogen évoquaitl’idée d’une insatiable éponge de laquelle rien n’eût rejailli.Tour à tour, il avait parcouru comme sous-chef chacun des huitbureaux de la Direction, sans que jamais on eût pu obtenir de luiautre chose qu’une activité désordonnée et folle, un sens dunon-sens et de la mise au pillage qui lui faisait retourner commeun gant et rendre inextricable, du jour au lendemain, unfonctionnement consacré par de longues années de routine. Ils’abattait sur un bureau à la façon d’une nuée de sauterelles, ettout de suite c’était la fin, le carnage, la dévastation : lacoulée limpide du ruisselet que la chute d’un pavé brutal aconverti en un lit de boue. Le seul fait de sa présenceaffranchissait tout un petit monde d’employés, superflus de cetinstant même, et n’ayant plus qu’à se croiser les bras devantl’effondrement sinistre de ce qui avait été leur service.

À la fin, M. de La Hourmerie, cédantaux supplications de ses collègues, avait consenti à sel’adjoindre, et, comme on abandonne un objet inutile aux pattesmeurtrières d’un gamin, il lui avait abandonné la gestion desAFFAIRES CLASSÉES.

Là, au sein même du dieu Papier, que Van derHogen était bien !

Libre de nager, de patauger, de s’ébattre, enune pleine mer de documents officiels, de débats jurisprudentiels,de rapports administratifs accumulés les uns sur les autres depuisles premiers âges de la Direction, il passait d’exquises journées àgaloper de son cabinet aux archives, où il s’éternisaitinexplicablement et d’où il revenait blanc de poussière, pressantsur son plastron, de ses mains de charbonnier, des dossiers quevisiblement il avait dû aller chercher à plat ventre sous lesarêtes aiguës des toits, embroussaillées de toiles d’araignée. Ilavait apporté une échelle double, du haut de laquelle, souriant etâpre, il fouillait les recoins de sa pièce, sondant de coups depoing le plafond et les murs, avec l’espérance que, peut-être,d’autres documents en jailliraient encore !… Sur sa tête àdemi vénérable déjà, d’antiques cartons, arrachés violemment àl’étreinte de leurs alvéoles, s’ouvraient, lâchant des avalanchesde paperasses qui se répandaient par le vide, pareilles à des volsd’albatros, pour se venir écrouler en monceaux sur le sol ;mais il ne s’en effarait pas, ravi plutôt, chez soi au cœur de cepillage, et gardant du haut de son perchoir une facesilencieusement rayonnante. Et quand enfin, autour de lui, c’étaitle triomphe du chaos, l’orgie auguste du pêle-mêle,l’enchevêtrement définitif et à tout jamais incurable, Van derHogen prenait sa plume et documentait à son tour, lancé maintenantdans des flots d’encre. Entre deux murailles de dossiers équilibrésà chaque extrémité de sa table et que le passage de voituresagitaient de grelottements inquiétants, il couvrait de sa largeécriture d’innombrables feuilles de papier qu’il envoyait parcharretées au visa directorial et qu’on retrouvait aux lieux lelendemain matin : tartines extraordinaires, où se voyaientfavorablement accueillies les revendications d’obscurs collatérauxenterrés depuis des années ; où des notaires envoyés à Toulonen 1818 pour faux en écritures authentiques étaient signalés auParquet comme coupables d’infractions à des circulairesabrogées.

Il brochait ces âneries d’une main convaincue,s’interrompant de temps en temps pour brandir à travers l’espacedes bâtons enflammés de cire rouge, abattre au hasard du papier descoups de timbre sec formidables, qui sonnaient comme, au creuxd’une caisse, les coups de marteau d’un emballeur. Il regrimpait àson échelle, en redescendait aussitôt, s’en retournait ensuite auxarchives pour, de là, rappliquer chez le bibliothécaire, unevieille bête que tuaient de chagrin, à petit feu, ses façons decharcuter le Dalloz, le recueil des avis du Conseil d’Étatet la collection de l’Officiel. Il bouleversait laDirection de son importance imbécile. Son inlassable activité étaitcelle d’un gros hanneton tombé au fond d’une cuvette. Mystérieux,solennel, profond, il détenait des secrets d’État, et il n’avaitpas son semblable pour demander aux gens : « Comment vousportez-vous ? » de la même voix dont il leur eût jeté àl’oreille : « Vous ne voudriez pas acheter un joli jeu decartes transparentes ? »

Son fort, pourtant, sa véritable spécialité,c’était s’immiscer sournoisement dans les choses qui ne leregardaient pas : la confiscation à son profit du travail deses collègues. Ceci pour montrer ses talents, son chic unique àfaire jaillir la lumière en démêlant en un clin d’œil des écheveauxd’affaires compliquées sur lesquelles employés et chefs avaient suésang et eau, des mois. Et le fait est qu’il excellait,comparablement à pas un, dans le bel art des solutionspromptes ; ainsi qu’il en appert clairement, au surplus, desfaits que nous allons conter.

 

En janvier 189…, un sieur Quibolle(Grégoire-Victor) décédait à Vanne-en-Bresse (Ain), léguant aumusée de cette ville une paire de jumelles marines et deuxchandeliers Louis XIII. Deux ans plus tard, l’affaire n’avait pasfait un pas. Ballottée de cartons en cartons, elle flottait par lesbureaux des Dons et Legs, tiraillée comme à deux chevaux entre lesdeux avis, radicalement contraires, de l’autorité ministérielle etde l’autorité préfectorale, concluant l’une au rejet du legs,l’autre à son acceptation. Le pis était que deux députés ennemisavaient pris la chose à leur compte et tiraient dessus, chacun dansun sens, avec menace de créer des complications au Cabinet si lelitige n’était tranché inversement à l’avis de l’autre ; letout au grand chagrin du conservateur légataire, inondant laDirection de rappels désespérés et hurlant après son bien comme unchien de garde après la lune. Saisi de la question, le Conseild’État hésitait, discutait le point de savoir lequel, au juste,d’un legs proprement dit ou d’une charge d’hérédité non sujette àl’approbation du gouvernement, constituait la libéralité Quibolle,et le débat en était là, quand Van der Hogen intervint.

Une fois qu’il passait devant la porte ouvertedu rédacteur Chavarax, il aperçut le bureau vide, et, sur la table,un dossier gigantesque, de la hauteur d’une cage à serins.

Le legs Quibolle !…

Sauter dessus, s’en emparer comme d’une proieet l’emporter en son repaire, fut pour lui l’affaire d’un instant.Accomplie à l’insu de tous, l’opération réussit à merveille, et uneheure après – pas deux ; une ! – la question étaittranchée. Entre les mains secouées de zèle du terrible Van derHogen, une à une les pièces du dossier s’en étaient allées Dieusait où, voir si le printemps s’avançait ; celles-ci lâchéessur la province à fin de compléments d’instruction, celles-làemmêlées par erreur à des pièces d’autres dossiers. D’où un micmacde paperasses à défier un cochon d’y retrouver ses petits etl’immobilisation définitive d’une affaire devenue insoluble.

 

M. de La Hourmerie, pris audépourvu, n’en fut pas moins très remarquable, d’une audacetranquille qui stupéfia Lahrier.

– Monsieur, dit-il, l’affaire a étésoumise il y a huit jours à l’examen du Conseil d’État. Mais peuimporte ; veuillez vous asseoir, je vous prie. Vous veniezpour vos chandeliers ?

– Oui monsieur, dit le conservateur. Etpour ma jumelle marine.

C’était vrai. À bout de patience, écœuré devaines attentes, il s’était enfin décidé à faire son petit coupd’État en venant à Paris, lui-même, disputer aux lenteursadministratives son humble part du legs Quibolle. Et il conta quedepuis vingt minutes il errait, triste chien perdu, par lestortueux dédales de la Direction. Bien sûr il ne se plaignaitpas ; mais à ses étranges sourires, à ses mots qu’il netrouvait pas, à ses phrases pudibondement interminées, onreconstituait les dessous de sa lamentable odyssée ; onpressentait sur quels extraordinaires locaux il avait dû pousserdes portes ! combien de corridors enchevêtrés avaient vu etrevu sa mélancolique silhouette, aux épaules voûtées un peu déjà,par l’âge.

Il se justifia, d’ailleurs !

– Je vous demande mille pardons,monsieur, de venir ainsi vous troubler au milieu de vosoccupations, mais ma situation toute spéciale me fera excuser, jel’espère. Il faut vous dire qu’en me nommant à Vanne-en-Bresse,M. le ministre des Beaux-Arts ne m’a pas… – euh, commentdirais-je ?… – exceptionnellement favorisé. Mon Dieu, non. Àbeaucoup près, même. Le musée de Vanne-en-Bresse, en effet, n’estpas des plus… intéressants. Certes, dire qu’il n’y a rien à y voirserait de l’exagération ! En somme il possède plusieurstableaux de maîtres (des copies, naturellement), une bellecollection d’insectes et des bocaux de produits chimiques, ce quiest déjà quelque chose. Vous comprenez, pourtant, à quel pointcette jumelle et cette paire de chandeliers – objets d’un hautintérêt – sont pour moi une bonne fortune…

Lahrier s’amusait follement. Il eût payé vingtfrancs de sa poche pour assister à la fin de l’entrevue, tantl’égayait et l’attendrissait à la fois la pauvre figure duconservateur. Roublard, ayant vu du coin de l’œil son congé qui seformulait sur la bouche à demi ouverte de son chef, il pritcarrément la parole :

– L’affaire, dit-il, est si bien auConseil d’État que c’est moi qui l’y ai envoyée !

Puis, sur la question faite d’une voixtremblante :

– Puis-je, du moins, espérer une solutionprompte ?

– Incessante, déclara-t-il, j’oseraipresque dire immédiate.

Qu’il fut payé de son aplomb ! Au mot« immédiate », l’œil du conservateur s’était enflammécomme une torche ; un indéfinissable sourire de cupiditésatisfaite avait illuminé sa face.

Il bégaya :

–… Fort bien… Ah ! fort bien…parfaitement… Mon Dieu, que je suis aise de ce que vous me diteslà…

Les mots ne se présentaient plus ; ilétait trop heureux, cet homme. Déjà il tenait son bien, ill’emportait ainsi qu’une proie. Et un rêve lui montrait savieillesse chargée de gloire ; des quatre extrémités du mondeil voyait des populations affluer à son petit musée, se masser,muettes d’admiration, devant la jumelle marine et les deuxchandeliers Louis XIII.

– En effet, fit alors M. de LaHourmerie que le joli toupet de l’expéditionnaire avait démonté unmoment ; la section ne saurait tarder à se prononcer, et jen’attends que le retour du dossier pour soumettre à la signature duprésident de la République le décret d’autorisation. Si monsieur(et il souligna), qui est si exactement renseigné, veutbien faire dès à présent le nécessaire, nul doute que je sois enétat de vous satisfaire rapidement.

Lahrier se dit :

– Cette fois, ça y est.

Il chercha un mot heureux, un de ces mots quicouvrent la honte des défaites. Ne trouvant rien, il salua etsortit, accompagné jusqu’à la porte de la voix doucement éplorée ducitadin de Vanne-en-Bresse insinuant :

– J’aurai donc l’honneur de vous revoir,monsieur le chef de bureau. Je suis à Paris pour quelques jours, etsi, naturellement, je pouvais repartir avec mes ampliations…

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