Messieurs les-ronds-de-cuir

Chapitre 2

 

 

Le long du corridor cul-de-sac qui conduisaitau cabinet de Letondu, il s’aventura discrètement, les doigts aumur, pestant contre ses souliers qui pépiaient à ses pieds comme depetits oiseaux. À cette heure, la tombée du soir emplissait dedoute l’étroit boyau, le prolongeait interminablement, pareil à untunnel sans fin. Une succession de pâleurs imprécises, impréciséeset apâlies de plus en plus, marquait des portes ouvertes sur levide des bureaux où traînait un restant de lumière.

Il fit dix pas et s’arrêta.

De là-bas, tout là-bas, comme du fond d’unpuits, la voix montait, de Letondu parti à pérorer tout seul etdiscourant touchant les turpitudes humaines. D’abord hésitante,vagabonde, sa folie chaque jour grandissante s’était venue, enfinet définitivement, fixer en un chaos d’âpre misanthropie qu’uneadmiration désordonnée de l’Antiquité compliquait, sans que l’onsût pourquoi.

Tant qu’il sentait autour de soi legrouillement vivant de ses collègues, ça allait encore à peuprès ; il se contenait, roulait simplement des yeux de fauve,et étouffait entre ses dents des grondements d’orage lointain. Maissitôt seul, tout éclatait ! c’était le brusque débordementd’un liquide laissé trop longtemps sur le feu. C’est ainsi queM. de La Hourmerie l’entendit pousser l’un sur l’autreplusieurs « Pouah ! » significatifs, et essuyerbruyamment, de sa botte, les crachats semés par le plancher ensigne de dégoûtation :

– Pouah ! pouah ! ahpouah ! Ah, cochonnerie !

Dans les échos de cette solitude, la voix dufou prenait d’étranges sonorités. Ce fut d’un ton de prêtre enchaire qu’il poursuivit, disant que les temps étaientproches ! que des événements immenses se préparaient !car à la fin c’était l’invasion de la fange, et il importait queles âmes vraiment grandes en vinssent à la réalisation de leursgénéreux desseins !

Il exposa :

– Je me rendrai à la Chambre des députés,portant le fer sous le feuillage, comme Harmodios et Aristogiton.Je monterai à la tribune ; et là, en présence d’un peupleinnombrable venu des quatre coins du globe pour m’acclamer, jedirai !…

Il s’interrompit. Un temps interminablepréluda à ce qui allait suivre. Puis les syllabes détachées,présentées une à une ainsi que des oracles :

– Je dirai des choses formidables !…qui étonneront les plus sceptiques !… et glaceront le cœur desplus braves, d’une indicible épouvante !

– Hein ! souffla à l’oreille deM. de La Hourmerie Ovide qui l’était venu retrouver ensilence. Il triomphait.

À cet homme de sens pondéré et rassis, ledétraquement cérébral de Letondu apparaissait prodigieusement farceet cocasse. Il étouffa dans le creux de sa main un rire qui s’yacheva en foirade, car le chef, d’un geste bref, venait de luiimposer silence :

– Chut !… Écoutez !

– Que d’hommes ! – je dis : encette maison (déclamait maintenant Letondu, avec une majestéimposante), que d’hommes justement accusés de servilité et debassesse seraient ici soupçonnés du contraire ! si cecontraire n’était encore un moyen détourné, qui les signale…

(Ici, ce fut le bruit d’une chaise qu’on aempoignée au dossier, brutalement replantée, ensuite, sur lesol.)

–… à la réprobation générale !

Il dit, et, de nouveau, se tut. Les deuxhommes écoutaient toujours, dans l’attente anxieuse de ce qui sepréparait.

– Salut aux gens de bien ! repritenfin le fou dont on devinait le large mouvement emphatique,distributeur de justes palmes. Salut aux âmes irréprochables !salut aux cœurs purs, dignes de ce nom ! salut aux consciencesd’élite ! Aux honnêtes gens de tous les temps, passés,présents et à venir, j’entre et je dis : « Je vous salue,messieurs ! » – Mais honte à ceux-là, misérable et viltroupeau de brutes, que guide la seule flétrissure de leur néfasteréciprocité à travers une vie inutile, semée en apparence des plusnobles attributs de la vertu, en réalité du fumier de la duplicité,de la déloyauté et de la perfidie !…

 

– Mais qu’est-ce que ça veut dire, toutça ? implora de soi-même le désolé La Hourmerie ;qu’est-ce que tout ça peut bien vouloir dire, SeigneurDieu !

Grave, il murmura :

– Oh ! cela finira mal !

Et ce seul mot, éloquemment ponctué d’un deces hochements de tête qui n’ont pas confiance, le confessa malgrélui, ouvrit une échappée béante à l’essaim tumultueux et secret deses inquiétudes. Letondu ne soufflait plus mot, immobile à présent,sans doute, et regardant tourbillonner autour de soi les ondesmourantes du crépuscule.

Soudain il se réveilla ; d’une voix quisonna en appel strident de trompette :

– Une enquête ! cria-t-il, uneenquête ! La révélation des monstrueuses turpitudes quisouillent les dessous de cette maison importe au salut de la Chosepublique ! Des faits !… Et des noms !… Oui, desnoms !… des noms plus encore peut-être ! ou moins ;qu’importe ?… jetés comme autant de soufflets à la facerougissante de honte d’un univers à jamais consterné, voilà cequ’il faut ! Haut les cœurs ! Haut les âmes ! À moiles hommes de bonne volonté et de généreuse initiative !… Uneenquête ! Une enquête ! Une enquête !

Et comme, dans un flot de rauques aboiements,Letondu vouait tout à coup à l’exécration des humains « cetignoble La Hourmerie ! », le chef de bureau, bouleversé,frappé d’un coup de pied au creux de l’estomac, n’hésitaplus :

– Allons, il faut en finir.

Un instant après il pénétrait chez leDirecteur.

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