Miss Harriet

Chapitre 10Mon oncle Jules

Un vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l’aumône. Moncamarade Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Ilme dit :

– Ce misérable m’a rappelé une histoire que je vais te dire etdont le souvenir me poursuit sans cesse. La voici :

Ma famille, originaire du Havre, n’était pas riche. On s’entirait, voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau etne gagnait pas grand-chose. J’avais deux sœurs.

Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elletrouvait souvent des paroles aigres pour son mari, des reprochesvoilés et perfides. Le pauvre homme avait alors un geste qui menavrait. Il se passait la main ouverte sur le front, comme pouressuyer une sueur qui n’existait pas, et il ne répondait rien. Jesentais sa douleur impuissante. On économisait sur tout ; onn’acceptait jamais un dîner, pour n’avoir pas à le rendre ; onachetait les provisions au rabais, les fonds de boutique. Mes sœursfaisaient leurs robes elles-mêmes et avaient de longues discussionssur le prix du galon qui valait quinze centimes le mètre. Notrenourriture ordinaire consistait en soupe grasse et bœuf accommodé àtoutes les sauces. Cela est sain et réconfortant, parait-il ;j’aurais préféré autre chose.

On me faisait des scènes abominables pour les boutons perdus etles pantalons déchirés.

Mais chaque dimanche nous allions faire notre tour de jetée engrande tenue. Mon père, en redingote, en grand chapeau, en gants,offrait le bras à ma mère, pavoisée comme un navire un jour defête. Mes sœurs, prêtes les premières, attendaient le signal dudépart ; mais, au dernier moment, on découvrait toujours unetache oubliée sur la redingote du père de famille, et il fallaitbien vite l’effacer avec un chiffon mouillé de benzine.

Mon père, gardant son grand chapeau sur la tête, attendait, enmanches de chemise, que l’opération fût terminée, tandis que mamère se hâtait, ayant ajusté ses lunettes de myope, et ôté sesgants pour ne les pas gâter.

On se mettait en route avec cérémonie. Mes sœurs marchaientdevant, en se donnant le bras. Elles étaient en âge de mariage, eton en faisait montre en ville. Je me tenais à gauche de ma mère,dont mon père gardait la droite. Et je me rappelle l’air pompeux demes pauvres parents dans ces promenades du dimanche, la rigidité deleurs traits, la sévérité de leur allure. Ils avançaient d’un pasgrave, le corps droit, les jambes raides, comme si une affaired’une importance extrême eût dépendu de leur tenue.

Et chaque dimanche, en voyant entrer les grands navires quirevenaient de pays inconnus et lointains, mon père prononçaitinvariablement les mêmes paroles :

– Hein ! si Jules était là-dedans, quelle surprise !Mon oncle Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de lafamille, après en avoir été la terreur. J’avais entendu parler delui depuis mon enfance, et il me semblait que je l’aurais reconnudu premier coup, tant sa pensée m’était devenue familière. Jesavais tous les détails de son existence jusqu’au jour de sondépart pour l’Amérique, bien qu’on ne parlât qu’à voix basse decette période de sa vie.

Il avait eu, parait-il, une mauvaise conduite, c’est-à-direqu’il avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand descrimes pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme quis’amuse fait des bêtises. Il est ce qu’on appelle en souriant, unnoceur. Chez les nécessiteux, un garçon qui force les parents àécorner le capital devient un mauvais sujet, un gueux, undrôle !

Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même,car les conséquences seules déterminent la gravité de l’acte.

Enfin l’oncle Jules avait notablement diminué l’héritage surlequel comptait mon père ; après avoir d’ailleurs mangé sapart jusqu’au dernier sou.

On l’avait embarqué pour l’Amérique, comme on faisait a lors,sur un navire marchand allant du Havre à New York.

Une fois là-bas, mon oncle Jules s’établit marchand de je nesais quoi, et il écrivit qu’il gagnait un peu d’argent et qu’ilespérait pouvoir dédommager mon père du tort qu’il lui avait fait.Cette lettre causa dans la famille une émotion profonde. Jules, quine valait pas, comme on dit, les quatre fers d’un chien, devinttout à coup un honnête homme, un garçon de cœur, un vrai Davranche,intègre comme tous les Davranche.

Un capitaine nous apprit en outre qu’il avait loué une grandeboutique et qu’il faisait un commerce important.

Une seconde lettre, deux ans plus tard, disait : « Mon cherPhilippe, je t’écris pour que tu ne t’inquiètes pas de ma santé,qui est bonne. Les affaires aussi vont bien. Je pars demain pour unlong voyage dans l’Amérique du Sud. Je serai peut-être plusieursannées sans te donner de mes nouvelles. Si je ne t’écris pas, nesois pas inquiet. Je reviendrai au Havre une fois fortune faite.J’espère que ce ne sera pas trop long, et nous vivrons heureuxensemble… »

Cette lettre était devenue l’évangile de la famille. On lalisait à tout propos, on la montrait à tout le monde.

Pendant dix ans en effet, l’oncle Jules ne donna plus denouvelles ; mais l’espoir de mon père grandissait à mesure quele temps marchait ; et ma mère disait souvent :

– Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilàun qui a su se tirer d’affaire !

Et chaque dimanche, en regardant venir de l’horizon les grosvapeurs noirs vomissant sur le ciel des serpents de fumée, mon pèrerépétait sa phrase éternelle :

– Hein ! si Jules était là-dedans, quellesurprise !

Et on s’attendait presque à le voir agiter un mouchoir, et crier:

– Ohé ! Philippe.

On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré ; ondevait même acheter, avec l’argent de l’oncle, une petite maison decampagne près d’Ingouville. Je n’affirmerais pas que mon Père n’eûtpoint entamé déjà des négociations à ce sujet.

L’aînée de mes sœurs avait alors vingt-huit ans ; l’autrevingt-six. Elles ne se mariaient pas, et c’était là un gros chagrinpour tout le monde.

Un prétendant enfin se présenta pour la seconde. Un employé, pasriche, mais honorable. J’ai toujours eu la conviction que la lettrede l’oncle Jules, montrée un soir, avait terminé les hésitations etemporté la résolution du jeune homme.

On l’accepta avec empressement, et il fut décidé qu’après lemariage toute la famille ferait ensemble un petit voyage àJersey.

Jersey est l’idéal du voyage pour les gens pauvres. Ce n’est pasloin ; on passe la mer dans un paquebot et on est en terreétrangère, cet îlot appartenant aux Anglais. Donc, un Français,avec deux heures de navigation, peut s’offrir la vue d’un peuplevoisin chez lui et étudier les mœurs, déplorables d’ailleurs, decette île couverte par le pavillon britannique, comme disent lesgens qui parlent avec simplicité.

Ce voyage de Jersey devint notre préoccupation, notre uniqueattente, notre rêve de tous les instants.

On partit enfin. Je vois cela comme si c’était d’hier : levapeur chauffant contre le quai de Granville ; mon père,effaré, surveillant l’embarquement de nos trois colis ; mamère inquiète ayant pris le bras de ma sœur non mariée, quisemblait perdue depuis le départ de l’autre, comme un poulet restéseul de sa couvée ; et, derrière nous, les nouveaux époux quirestaient toujours en arrière, ce qui me faisait souvent tourner latête.

Le bâtiment siffla. Nous voici montés, et le navire, quittant lajetée, s’éloigna sur une mer plate comme une table de marbre vert.Nous regardions les côtes s’enfuir, heureux et fiers comme tousceux qui voyagent peu.

Mon père tendait son ventre, sous sa redingote dont on avait, lematin même, effacé avec soin toutes les taches, et il répandaitautour de lui cette odeur de benzine des jours de sortie, qui mefaisait reconnaître les dimanches.

Tout à coup, il avisa deux dames élégantes à qui deux messieursoffraient des huîtres. Un vieux matelot déguenillé ouvrait d’uncoup de couteau les coquilles et les passait aux messieurs qui lestendaient ensuite aux dames. Elles mangeaient d’une manièredélicate, en tenant l’écaille sur un mouchoir fin et en avançant labouche pour ne point tacher leurs robes. Puis elles buvaient l’eaud’un petit mouvement rapide et jetaient la coquille à la mer.

Mon père, sans doute, fut séduit par cet acte distingué demanger des huîtres sur un navire en marche. Il trouva cela bongenre, raffiné, supérieur, et il s’approcha de ma mère et de messœurs en demandant :

– Voulez-vous que je vous offre quelques huîtres ?

Ma mère hésitait, à cause de la dépense ; mais mes deuxsœurs acceptèrent tout de suite. Ma mère dit, d’un ton contrarié:

– J’ai peur de me faire mal à l’estomac. Offre ça aux enfantsseulement, mais pas trop, tu les rendrais malades.

Puis, se tournant vers moi, elle ajouta :

– Quant à joseph, il n’en a pas besoin ; il ne faut pointgâter les garçons.

Je restai donc à côté de ma mère, trouvant injuste cettedistinction. Je suivais de l’œil mon père, qui conduisaitpompeusement ses deux filles et son gendre vers le vieux matelotdéguenillé.

Les deux dames venaient de partir, et mon père indiquait à messœurs comment il fallait s’y prendre pour manger sans laissercouler l’eau ; il voulut même donner l’exemple et il s’emparad’une huître. En essayant d’imiter les dames, il renversaimmédiatement tout le liquide sur sa redingote et j’entendis mamère murmurer :

– Il ferait mieux de se tenir tranquille.

Mais tout à coup mon père me parut inquiet ; il s’éloignade quelques pas, regarda fixement sa famille pressée autour del’écailleur, et, brusquement, il vint vers nous. Il me sembla fortpâle, avec des yeux singuliers. Il dit, à mi-voix, à ma mère.

– C’est extraordinaire, comme cet homme qui ouvre les huîtresressemble à Jules.

Ma mère, interdite, demanda :

– Quel Jules ?…

Mon père reprit :

– Mais… mon frère… Si je ne le savais pas en bonne position enAmérique, je croirais que c’est lui.

Ma mère effarée balbutia :

– Tu es fou ! Du moment que tu sais bien que ce n’est paslui, pourquoi dire ces bêtises-là ?

– Va donc le voir, Clarisse ; j’aime mieux que tu t’enassures toi-même, de tes propres yeux.

Elle se leva et alla rejoindre ses filles. Moi aussi, jeregardais l’homme. Il était vieux, sale, tout ridé, et nedétournait pas le regard de sa besogne.

Ma mère revint. Je m’aperçus qu’elle tremblait. Elle prononçatrès vite :

– Je crois que c’est lui. Va donc demander des renseignements aucapitaine. Surtout sois prudent, pour que ce garnement ne nousretombe pas sur les bras, maintenant !

Mon père s’éloigna, mais je le suivis. Je me sentais étrangementému.

Le capitaine, un grand monsieur, maigre, à longs favoris, sepromenait sur la passerelle d’un air important, comme s’il eûtcommandé le courrier des Indes.

Mon père l’aborda avec cérémonie, en l’interrogeant sur sonmétier avec accompagnement de compliments :

Quelle était l’importance de Jersey ? Sesproductions ? Sa population ? Ses mœurs ? Sescoutumes ? La nature du sol, etc., etc.

On eût cru qu’il s’agissait au moins des États-Unisd’Amérique.

Puis on parla du bâtiment qui nous portait, l’Express, puis onen vint à l’équipage. Mon père, enfin, d’une voix troublée :

– Vous avez là un vieil écailleur d’huîtres qui parait bienintéressant. Savez-vous quelques détails sur ce bonhomme ?

Le capitaine, que cette conversation finissait par irriter,répondit sèchement :

– C’est un vieux vagabond français que j’ai trouvé en Amériquel’an dernier, et que j’ai rapatrié. Il a, parait-il, des parents auHavre, mais il ne veut pas retourner près d’eux, parce qu’il leurdoit de l’argent. Il s’appelle Jules… Jules Darmanche ou Darvanche,quelque chose comme ça, enfin. Il parait qu’il a été riche unmoment là-bas, mais vous voyez où il en est réduit maintenant.

Mon père, qui devenait livide, articula, la gorge serrée, lesyeux hagards :

– Ah’ ah, très bien… fort bien… Cela ne m’étonne pas… Je vousremercie beaucoup, capitaine.

Et il s’en alla, tandis que le marin le regardait s’éloigneravec stupeur.

Il revint auprès de ma mère, tellement décomposé qu’elle lui dit:

– Assieds-toi ; on va s’apercevoir de quelque chose.

Il tomba sur le banc en bégayant :

– C’est lui, c’est bien lui !

Puis il demanda.

– Qu’allons-nous faire ?…

Elle répondit vivement.

– Il faut éloigner les enfants. Puisque Joseph sait tout, il vaaller les chercher. Il faut prendre garde surtout que notre gendrene se doute de rien.

Mon père paraissait atterré. Il murmura :

– Quelle catastrophe !

Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse :

– Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, etqu’il nous retomberait sur le dos ! Comme si on pouvaitattendre quelque chose d’un Davranche !… Et mon père se passala main sur le front, comme il faisait sous les reproches de safemme.

Elle ajouta :

– Donne de l’argent à Joseph pour qu’il aille payer ces huîtres,à présent. Il ne manquerait plus que d’être reconnu par cemendiant. Cela ferait un joli effet sur le navire. Allons-nous-en àl’autre bout, et fais en sorte que cet homme n’approche pas denous !

Elle se leva, et ils s’éloignèrent après m’avoir remis une piècede cent sous.

Mes sœurs, surprises, attendaient leur père. J’affirmai quemaman s’était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai àl’ouvreur d’huîtres :

– Combien est-ce que nous vous devons, monsieur ?

J’avais envie de dire : mon oncle.

Il répondit :

– Deux francs cinquante.

Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie.

Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée,et je regardais son visage, un vieux misérable visage, triste,accablé, en me disant :

« C’est mon oncle, le frère de papa, mon oncle ! »

Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia :

– Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur !

Avec l’accent d’un pauvre qui reçoit l’aumône. Je pensai qu’ilavait dû mendier, là-bas !

Mes sœurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.

Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise,demanda :

– Il y en avait pour trois francs ?… Ce n’est paspossible.

– J’ai donné dix sous de pourboire.

Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux :

– Tu es fou ! Donner dix sous à cet homme, à cegueux !…

Elle s’arrêta sous un regard de mon père, qui désignait songendre.

Puis on se tut.

Devant nous, à l’horizon, une ombre violette semblait sortir dela mer. C’était Jersey.

Lorsqu’on approcha des jetées, un désir violent me vint au cœurde voir encore une fois mon oncle Jules, de m’approcher, de luidire quelque chose de consolant, de tendre.

Mais, comme personne ne mangeait plus d’huîtres, il avaitdisparu, descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeaitce misérable.

Et nous sommes revenus par le bateau de Saint-Malo, pour ne pasle rencontrer. Ma mère était dévorée d’inquiétude.

Je n’ai jamais revu le frère de mon père !

Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous auxvagabonds.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer