Miss Harriet

Chapitre 5Idylle

Le train venait de quitter Gênes, allant vers Marseille etsuivant les longues ondulations de la côte rocheuse, glissant commeun serpent de fer entre la mer et la montagne, rampant sur lesplages de sable jaune que les petites vagues bordaient d’un filetd’argent, et entrant brusquement dans la gueule noire des tunnelsainsi qu’un été en son trou.

Dans le dernier wagon du train, une grosse femme et un jeunehomme demeuraient face à face, sans parler, et se regardant parmoments. Elle avait peut-être vingt-cinq ans ; et, assise prèsde la portière, elle contemplait le paysage. C’était une fortepaysanne piémontaise, aux yeux noirs, à la poitrine volumineuse,aux joues charnues. Elle avait poussé plusieurs paquets sous labanquette de bois, gardant sur ses genoux un panier.

Lui, il avait environ vingt ans ; il était maigre, hâlé,avec ce teint noir des hommes qui travaillent la terre au grandsoleil. Près de lui, dans un mouchoir, toute sa fortune : une pairede souliers, une chemise, une culotte et une veste. Sous le banc ilavait aussi caché quelque chose : une pelle et une pioche attachéesensemble au moyen d’une corde. Il allait chercher du travail enFrance.

Le soleil, montant au ciel, versait sur la côte une pluie defeu ; c’était vers la fin de mai, et des odeurs délicieusesvoltigeaient, pénétraient dans les wagons dont les vitresdemeuraient baissées. Les orangers et les citronniers en fleur,exhalant dans le ciel tranquille leurs parfums sucrés, si doux, siforts, si troublants, les mêlaient au souffle des roses pousséespartout comme des herbes, le long de la voie, dans les richesjardins, devant les portes des masures et dans la campagneaussi.

Elles sont chez elles, sur cette côte, les roses ! Ellesemplissent le pays de leur arôme puissant et léger, elles font del’air une friandise, quelque chose de plus savoureux que le vin etd’enivrant comme lui.

Le train allait lentement, comme pour s’attarder dans ce jardin,dans cette mollesse. Il s’arrêtait à tout moment, aux petitesgares, devant quelques maisons blanches, puis repartait de sonallure calme, après avoir longtemps sifflé. Personne ne montaitdedans. On eût dit que le monde entier somnolait, ne pouvait sedécider à changer de place par cette chaude matinée deprintemps.

La grosse femme, de temps en temps, fermait les yeux, puis lesrouvrait brusquement, alors que son panier glissait sur ses genoux,prêt à tomber. Elle le rattrapait d’un geste vif, regardait dehorsquelques minutes, puis s’assoupissait de nouveau. Des gouttes desueur perlaient sur son front, et elle respirait avec peine, commesi elle eût souffert d’une oppression pénible.

Le jeune homme avait incliné sa tête et dormait du fort sommeildes rustres.

Tout à coup, au sortir d’une petite gare, la paysanne parut seréveiller, et, ouvrant son panier, elle en tira un morceau de pain,des œufs durs, une fiole de vin et des prunes, de belles prunesrouges ; et elle se mit à manger.

L’homme s’était à son tour brusquement réveillé et il laregardait, il regardait chaque bouchée aller des genoux à labouche. Il demeurait les bras croisés, les yeux fixes, les jouescreuses, les lèvres closes.

Elle mangeait en grosse femme goulue, buvant à tout instant unegorgée de vin pour faire passer les œufs, et elle s’arrêtait poursouffler un peu.

Elle fit tout disparaître, le pain, les œufs, les prunes, levin. Et dès qu’elle eut achevé son repas, le garçon referma lesyeux. Alors, se sentant un peu gênée, elle desserra son corsage, etl’homme soudain regarda de nouveau.

Elle ne s’en inquiéta pas, continuant à déboutonner sa robe, etla forte pression de ses seins écartait l’étoffe, montrant, entreles deux, par la fente qui grandissait, un peu de linge blanc et unpeu de peau.

La paysanne, quand elle se trouva plus à son aise, prononça enitalien : « Il fait si chaud qu’on ne respire plus. »

Le jeune homme répondit dans la même langue, et avec la mêmeprononciation : « C’est un beau temps pour voyager. »

Elle demanda :

– Vous êtes du Piémont ?

– Je suis d’Asti.

– Moi de Casale.

Ils étaient voisins. Ils se mirent à causer.

Ils dirent les longues choses banales que répètent sans cesseles gens du peuple et qui suffisent à leur esprit lent et sanshorizon. Ils parlèrent du pays. Ils avaient des connaissancescommunes. Ils citèrent des noms, devenant amis à mesure qu’ilsdécouvraient une nouvelle personne qu’ils avaient vue tous lesdeux. Les mots rapides, pressés, sortaient de leurs bouches avecleurs terminaisons sonores et leur chanson italienne. Puis ilss’informèrent d’eux-mêmes.

Elle était mariée ; elle avait déjà trois enfants laissésen garde à sa sœur, car elle avait trouvé une place de nourrice,une bonne place chez une dame française, à Marseille.

Lui, il cherchait du travail. On lui avait dit qu’il entrouverait aussi par là, car on bâtissait beaucoup.

Puis ils se turent.

La chaleur devenait terrible, tombant en pluie sur le toit deswagons. Un nuage de poussière voltigeait derrière le train,pénétrait dedans ; et les parfums des orangers et des rosesprenaient une saveur plus intense, semblaient s’épaissir,s’alourdir.

Les deux voyageurs s’endormirent de nouveau.

Ils rouvrirent les yeux presque en même temps. Le soleils’abaissait vers la mer, illuminant sa nappe bleue d’une averse declarté. L’air, plus frais, paraissait plus léger.

La nourrice haletait, le corsage ouvert, les joues molles, lesyeux ternes ; et elle dit, d’une voix accablée :

« Je n’ai pas donné le sein depuis hier ; me voilà étourdiecomme si j’allais m’évanouir. »

Il ne répondit pas, ne sachant que dire. Elle reprit : « Quandon a du lait comme moi, il faut donner le sein trois fois par jour,sans ça on se trouve gênée. C’est comme un poids que j’aurais surle cœur ; un poids qui m’empêche de respirer et qui me casseles membres. C’est malheureux d’avoir du lait tant que ça. »

Il prononça : « Oui. C’est malheureux. Ça doit vous tracasser.»

Elle semblait bien malade en effet, accablée et défaillante.Elle murmura : « Il suffit de presser dessus pour que le lait sortecomme d’une fontaine. C’est vraiment curieux à voir. On ne lecroirait pas. À Casale, tous les voisins venaient me regarder.»

Il dit : « Ah ! vraiment.

– Oui, vraiment. Je vous le montrerais bien, mais cela ne meservirait à rien. On n’en fait pas sortir assez de cette façon.»

Et elle se tut.

Le convoi s’arrêtait à une halte. Debout, près d’une barrière,une femme tenait en ses bras un jeune enfant qui pleurait. Elleétait maigre et déguenillée.

La nourrice la regardait. Elle dit d’un ton compatissant : « Envoilà une encore que je pourrais soulager. Et le petit aussipourrait me soulager. Tenez, je ne suis pas riche, puisque jequitte ma maison, et mes gens, et mon chéri dernier pour me mettreen place ; mais je donnerais encore bien cinq francs pouravoir cet enfant-là dix minutes et lui donner le sein. Ça lecalmerait, et moi donc. Il me semble que je renaîtrais. »

Elle se tut encore. Puis elle passa plusieurs fois sa mainbrûlante sur son front où coulait la sueur. Et elle gémit : « Je nepeux plus tenir. Il me semble que je vais mourir. » Et, d’un gesteinconscient, elle ouvrit tout à fait sa robe.

Le sein de droite apparut, énorme, tendu, avec sa fraise brune.Et la pauvre femme geignait : « Ah ! mon Dieu ! ah !mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais faire ? »

Le train s’était remis en marche et continuait sa route aumilieu des fleurs qui exhalaient leur haleine pénétrante dessoirées tièdes. Quelquefois, un bateau de pêche semblait endormisur la mer bleue, avec sa voile blanche immobile, qui se reflétaitdans l’eau comme si une autre barque se fût trouvée la tête enbas.

Le jeune homme, troublé, balbutia : « Mais… madame… Je pourraisvous… vous soulager. »

Elle répondit d’une voix brisée : « Oui, si vous voulez. Vous merendrez bien service. Je ne puis plus tenir, je ne puis plus. »

Il se mit à genoux devant elle ; et elle se pencha verslui, portant vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le boutfoncé de son sein. Dans le mouvement qu’elle fit en le prenant deses deux mains pour le tendre vers cet homme, une goutte de laitapparut au sommet. Il la but vivement, saisissant comme un fruitcette lourde mamelle entre ses lèvres. Et il se mit à téter d’unefaçon goulue et régulière.

Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme,qu’il serrait pour l’approcher de lui ; et il buvait à lentesgorgées avec un mouvement de cou, pareil à celui des enfants.

Soudain elle dit : « En voilà assez pour celui-là, prenezl’autre maintenant. »

Et il prit l’autre avec docilité.

Elle avait posé ses deux mains sur le dos du jeune homme, etelle respirait maintenant avec force, avec bonheur, savourant leshaleines des fleurs mêlées aux souffles d’air que le mouvement dutrain jetait dans les wagons.

Elle dit : « Ça sent bien bon par ici. »

Il ne répondit pas, buvant toujours à cette source de chair, etfermant les yeux comme pour mieux goûter.

Mais elle l’écarta doucement :

« En voilà assez. Je me sens mieux. Ça m’a remis dans le corps.»

Il s’était relevé, essuyant sa bouche d’un revers de main.

Elle lui dit, en faisant rentrer dans sa robe les deux gourdesvivantes qui gonflaient sa poitrine :

« Vous m’avez rendu un fameux service. Je vous remercie bien,monsieur. »

Et il répondit d’un ton reconnaissant :

« C’est moi qui vous remercie, madame, voilà deux jours que jen’avais rien mangé ! »

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