Miss Harriet

8.

Rien de nouveau ne survint jusqu’au terme de la grossesse.

Cora accoucha d’une fille dans les derniers jours de septembre.Elle fut appelée Désirée ; mais, comme on voulait faire unbaptême solennel, on décida qu’il n’aurait lieu que l’été suivant,dans la propriété qu’ils allaient acheter.

Ils la choisirent à Asnières, sur le coteau qui domine laSeine.

De grands événements s’étaient accomplis pendant l’hiver.Aussitôt l’héritage acquis, Cachelin avait réclamé sa retraite, quifut aussitôt liquidée, et il avait quitté le bureau. Il occupaitses loisirs à découper, au moyen d’une fine scie mécanique, descouvercles de boites à cigares. Il en faisait des horloges, descoffrets, des jardinières, toutes sortes de petits meublesétranges. Il se passionnait pour cette besogne, dont le goût luiétait venu en apercevant un marchand ambulant travailler ainsi cesplaques de bois, sur l’avenue de l’Opéra. Et il fallait que tout lemonde admirât chaque jour ses dessins nouveaux, d’une complicationsavante et puérile.

Lui-même, émerveillé devant son œuvre, répétait sans cesse : «C’est étonnant ce qu’on arrive à faire ! »

Le sous-chef, M. Rabot, étant mort enfin, Lesable remplissaitles fonctions de sa charge, bien qu’il n’en reçût pas le titre, caril n’avait point le temps de grade nécessaire depuis sa dernièrenomination.

Cora était devenue tout de suite une femme différente, plusréservée, plus élégante, ayant compris, deviné, flairé toutes lestransformations qu’impose la fortune.

Elle fit, à l’occasion du jour de l’an, une visite à l’épouse duchef, grosse personne restée provinciale après trente-cinq ans deséjour à Paris, et elle mit tant de grâce et de séduction à laprier d’être la marraine de son enfant, que Mme Torchebeuf accepta.Le grand-père Cachelin fut parrain.

La cérémonie eut lieu par un dimanche éclatant de juin. Tout lebureau était convié, sauf le beau Maze, qu’on ne voyait plus.

À neuf heures, Lesable attendait devant la gare le train deParis, tandis qu’un groom en livrée à gros boutons dorés tenait parla bride un poney dodu devant un panier tout neuf.

La machine au loin siffla, puis apparut, traînant son chapeletde voitures d’où s’échappa un flot de voyageurs. M. Torchebeufsortit d’un wagon de première classe, avec sa femme en toiletteéclatante, tandis que, d’un wagon de deuxième, Pitolet et Boisseldescendaient. On n’avait point osé inviter le père Savon, mais ilétait entendu qu’on le rencontrerait par hasard, dans l’après-midi,et qu’on l’amènerait dîner avec l’assentiment du chef.

Lesable s’élança au-devant de son supérieur, qui s’avançait toutpetit dans sa redingote fleurie par sa grande décoration pareille àune rose rouge épanouie. Son crâne énorme, surmonté d’un chapeau àlarges ailes, écrasait son corps chétif, lui donnait un aspect dephénomène ; et sa femme, en se haussant un rien sur la pointedes pieds, pouvait regarder sans peine par-dessus sa tête.

Léopold, radieux, s’inclinait, remerciait. Il les fit monterdans le panier, puis courant vers ses deux collègues qui s’envenaient modestement derrière, il leur serra les mains ens’excusant de ne les pouvoir porter aussi dans sa voiture troppetite : « Suivez le quai, vous arriverez devant ma porte : VillaDésirée, la quatrième après le tournant. Dépêchez-vous. »

Et, montant dans sa voiture, il saisit les guides et partit,tandis que le groom sautait lestement sur le petit siège dederrière.

La cérémonie eut lieu dans les meilleures conditions. Puis onrentra pour déjeuner. Chacun, sous sa serviette, trouva un cadeauproportionné à l’importance de l’invité. La marraine eut unbracelet d’or massif, son mari une épingle de cravate en rubis,Boissel un portefeuille en cuir de Russie, et Pitolet une superbepipe d’écume. C’était Désirée, disait-on, qui offrait ces présentsà ses nouveaux amis.

Mme Torchebeuf, rouge de confusion et de plaisir, mit à son grosbras le cercle brillant, et comme le chef avait une mince cravatenoire qui ne pouvait porter d’épingle, il piqua le bijou sur lerevers de sa redingote, au-dessous de la Légion d’honneur, commeautre croix d’ordre inférieur.

Par la fenêtre, on découvrait un grand ruban de rivière, montantvers Suresnes, le long des berges plantées d’arbres. Le soleiltombait en pluie sur l’eau, en faisait un fleuve de feu. Lecommencement du repas fut grave, rendu sérieux par la présence deM. et Mme Torchebeuf. Puis on s’égaya. Cachelin lâchait desplaisanteries de poids, qu’il se sentait permises, étant riche eton riait. De Pitolet ou de Boissel, elles auraient certainementchoqué.

Au dessert, il fallut apporter l’enfant, que chaque conviveembrassa. Noyé dans une neige de dentelles, il regardait ces gensde ses yeux bleus, troubles et sans pensée, et il tournait un peusa tête bouffie où semblait s’éveiller un commencementd’attention.

Pitolet, au milieu du bruit des voix, glissa dans l’oreille deson voisin Boissel : « Elle a l’air d’une petite Mazette. »

Le mot courut au ministère, le lendemain.

Cependant, deux heures venaient de sonner ; on avait bu lesliqueurs, et Cachelin proposa de visiter la propriété, puis d’allerfaire un tour au bord de la Seine.

Les convives, en procession, circulèrent de pièce en pièce,depuis la cave jusqu’au grenier, puis ils parcoururent le jardin,d’arbre en arbre, de plante en plante, puis on se divisa en deuxbandes pour la promenade.

Cachelin, un peu gêné près des dames, entraîna Boissel etPitolet dans les cafés de la rive, tandis que Mmes Torchebeuf etLesable, avec leurs maris, remontaient sur l’autre berge, desfemmes honnêtes ne pouvant se mêler au monde débraillé dudimanche.

Elles allaient avec lenteur, sur le chemin de halage, suiviesdes deux hommes qui causaient gravement du bureau.

Sur le fleuve, des yoles passaient, enlevées à longs coupsd’aviron par des gaillards aux bras nus dont les muscles roulaientsous la chair brûlée. Les canotières, allongées sur des peaux debêtes noires ou blanches, gouvernaient la barre, engourdies sous lesoleil, tenant ouvertes sur leur tête, comme des fleurs énormesflottant sur l’eau, des ombrelles de soie rouge, jaune ou bleue.Des cris volaient d’une barque à l’autre, des appels et desengueulades ; et un bruit lointain de voix humaines, confus etcontinu, indiquait, là-bas, la foule grouillante des jours defête.

Des files de pêcheurs à la ligne restaient immobiles, tout lelong de la rivière ; tandis que des nageurs presque nus,debout dans de lourdes embarcations de pêcheurs, piquaient destêtes, remontaient dans leurs bateaux et ressautaient dans lecourant.

Mme Torchebeuf, surprise, regardait. Cora lui dit : « C’estainsi tous les dimanches. Cela me gâte ce charmant pays. »

Un canot venait doucement. Deux femmes, ramant, traînaient deuxgaillards couchés au fond. Une d’elle cria vers la berge : «Ohé ! ohé ! les femmes honnêtes ! J’ai un homme àvendre, pas cher, voulez-vous ? »

Cora, se détournant avec mépris, passa son bras sous celui deson invitée : « On ne peut même rester ici, allons-nous-en. Commeces créatures sont infâmes ! »

Et elles repartirent. M. Torchebeuf disait à Lesable : « C’estentendu pour le 1er janvier. Le directeur me l’a formellementpromis. »

Et Lesable répondait : « Je ne sais comment vous remercier, moncher maître. »

En rentrant, ils trouvèrent Cachelin, Pitolet et Boissel riantaux larmes et portant presque le père Savon, trouvé sur la bergeavec une cocotte, affirmaient-ils par plaisanterie.

Le vieux, effaré, répétait : « Ça n’est pas vrai ; non, çan’est pas vrai. Ça n’est pas bien de dire ça, monsieur Cachelin, çan’est pas bien. »

Et Cachelin, suffoquant, criait : « Ah ! vieuxfarceur ! Tu l’appelais : “Ma petite plume d’oie chérie.”Ah ! nous le tenons, le polisson ! »

Ces dames elles-mêmes se mirent à rire, tant le bonhommesemblait perdu.

Cachelin reprit : « Si monsieur Torchebeuf le permet, nousallons le garder prisonnier pour sa peine, et il dînera avecnous ? »

Le chef consentit avec bienveillance. Et on continua à rire surla dame abandonnée par le vieux qui protestait toujours, désolé decette mauvaise farce.

Ce fut là, jusqu’au soir, un sujet à mots d’esprit inépuisable,qui prêta même à des grivoiseries.

Cora et Mme Torchebeuf, assises sous la tente sur le perron,regardaient les reflets du couchant. Le soleil jetait dans lesfeuilles une poussière de pourpre. Aucun souffle ne remuait lesbranches ; une paix sereine, infinie, tombait du cielflamboyant et calme.

Quelques bateaux passaient encore, plus lents, rentrant augarage.

Cora demanda : « Il parait que ce pauvre M. Savon a épousé unegueuse ? »

Mme Torchebeuf, au courant de toutes les choses du bureau,répondit : « Oui, une orpheline beaucoup trop jeune, qui l’a trompéavec un mauvais sujet et qui a fini par s’enfuir avec lui. » Puisla grosse dame ajouta : « Je dis que c’était un mauvais sujet, jen’en sais rien. On prétend qu’ils s’aimaient beaucoup. Dans tousles cas, le père Savon n’est pas séduisant. »

Mme Lesable reprit gravement : « Cela n’excuse rien. Le pauvrehomme est bien à plaindre. Notre voisin d’à côté, M. Barbou, estdans le même cas. Sa femme s’est éprise d’une sorte de peintre quipassait les étés ici et elle est partie avec lui à l’étranger. Jene comprends pas qu’une femme tombe jusque-là. À mon avis, ildevrait y avoir un châtiment spécial pour de pareilles misérablesqui apportent la honte dans une famille. »

Au bout de l’allée, la nourrice apparut, portant Désirée dansses dentelles. L’enfant venait vers les deux dames, toute rose dansla nuée d’or rouge du soir. Elle regardait le ciel de feu de cemême œil pâle, étonné et vague qu’elle promenait sur lesvisages.

Tous les hommes, qui causaient plus loin, serapprochèrent ; et Cachelin, saisissant sa petite-fille,l’éleva au bout de ses bras comme s’il eût voulu la porter dans lefirmament. Elle se profilait sur le fond brillant de l’horizon avecsa longue robe blanche qui tombait jusqu’à terre. Et le grand-pères’écria : « Voilà ce qu’il y a de meilleur au monde, n’est-ce pas,père Savon ? »

Et le vieux ne répondit pas, n’ayant rien à dire, ou, peut-être,pensant trop de choses.

Un domestique ouvrit la porte du perron, en annonçant : « Madameest servie ! »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer