Miss Harriet

4.

En suivant l’enterrement de la tante Charlotte, Lesable songeaitau million, et, rongé par une rage d’autant plus violente qu’elledevait rester secrète, il en voulait à tout le monde de sadéplorable mésaventure.

Il se demandait aussi : « Pourquoi n’ai-je pas eu d’enfantdepuis deux ans que je suis marié ? » Et la crainte de voirson ménage demeurer stérile lui faisait battre le cœur.

Alors, comme le gamin qui regarde, au sommet du mât de cocagnehaut et luisant, la timbale à décrocher, et qui se jure à lui-mêmed’arriver là, à force d’énergie et de volonté, d’avoir la vigueuret la ténacité qu’il faudrait, Lesable prit la résolutiondésespérée d’être père. Tant d’autres le sont, pourquoi ne leserait-il pas, lui aussi ? Peut-être avait-il été négligent,insoucieux, ignorant de quelque chose, par suite d’une indifférencecomplète. N’ayant jamais éprouvé le désir violent de laisser unhéritier, il n’avait jamais mis tous ses soins à obtenir cerésultat. Il y apporterait désormais des efforts acharnés ; ilne négligerait rien, et il réussirait puisqu’il le voulaitainsi.

Mais lorsqu’il fut rentré chez lui, il se sentit mal à son aise,et il dut prendre le lit. La déception avait été trop rude, il ensubissait le contrecoup.

Le médecin jugea son état assez sérieux pour prescrire un reposabsolu, qui nécessiterait même ensuite des ménagements assez longs.On craignait une fièvre cérébrale.

En huit jours cependant il fut debout, et il reprit son serviceau ministère.

Mais il n’osait point, se jugeant encore souffrant, approcher dela couche conjugale. Il hésitait et tremblait, comme un général quiva livrer bataille, une bataille dont dépendait son avenir. Etchaque soir il attendait au lendemain, espérant une de ces heuresde santé, de bien-être et d’énergie où on se sent capable de tout.Il se tâtait le pouls à chaque instant, et, le trouvant trop faibleou agité, prenait des toniques, mangeait de la viande crue,faisait, avant de rentrer chez lui, de longues coursesfortifiantes.

Comme il ne se rétablissait pas à son gré, il eut l’idée d’allerfinir la saison chaude aux environs de Paris. Et bientôt lapersuasion lui vint que le grand air des champs aurait sur sontempérament une influence souveraine. Dans sa situation, lacampagne produit des effets merveilleux, décisifs. Il se rassurapar cette certitude du succès prochain, et il répétait à sonbeau-père, avec des sous-entendus dans la voix : « Quand nousserons à la campagne, je me porterai mieux, et tout ira bien. »

Ce seul mot de « campagne » lui paraissait comporter unesignification mystérieuse.

Ils louèrent donc dans le village de Bezons une petite maison etvinrent tous trois y loger. Les deux hommes partaient à pied,chaque matin, à travers la plaine, pour la gare de Colombes, etrevenaient à pied tous les soirs.

Cora, enchantée de vivre ainsi au bord de la douce rivière,allait s’asseoir sur les berges, cueillait des fleurs, rapportaitde gros bouquets d’herbes fines, blondes et tremblotantes.

Chaque soir, ils se promenaient tous trois le long de la rivejusqu’au barrage de la Morue, et ils entraient boire une bouteillede bière au restaurant des Tilleuls. Le fleuve, arrêté par lalongue file de piquets, s’élançait entre les joints, sautait,bouillonnait, écumait, sur une largeur de cent mètres ; et leronflement de la chute faisait frémir le sol, tandis qu’une finebuée, une vapeur humide flottait dans l’air, s’élevait de lacascade comme une fumée légère, jetant aux environs une odeur d’eaubattue et une saveur de vase remuée.

La nuit tombait. Là-bas, en face, une grande lueur indiquaitParis, et faisait répéter chaque soir à Cachelin : « Hein !quelle ville tout de même ! » De temps en temps, un trainpassant sur le pont de fer qui coupe le bout de l’île faisait unroulement de tonnerre et disparaissait bientôt, soit vers lagauche, soit vers la droite, vers Paris ou vers la mer.

Ils revenaient à pas lents, regardant se lever la lune,s’asseyant sur un fossé pour voir plus longtemps tomber dans lefleuve tranquille sa molle et jaune lumière qui semblait couleravec l’eau et que les rides du courant remuaient comme une moire defeu. Les crapauds poussaient leur cri métallique et court. Desappels d’oiseaux de nuit couraient dans l’air. Et parfois unegrande ombre muette glissait sur la rivière, troublant son courslumineux et calme. C’était une barque de maraudeurs qui jetaientsoudain l’épervier et ramenaient sans bruit sur leur bateau, dansle vaste et sombre filet, leur pêche de goujons luisants etfrémissants, comme un trésor tiré du fond de l’eau, un trésorvivant de poissons d’argent.

Cora, émue, s’appuyait tendrement au bras de son mari dont elleavait deviné les desseins, bien qu’ils n’eussent parlé de rien.C’était pour eux comme un nouveau temps de fiançailles, une secondeattente du baiser d’amour. Parfois il lui jetait une caressefurtive au bord de l’oreille sur la naissance de la nuque, en cecoin charmant de chair tendre où frisent les premiers cheveux. Ellerépondait par une pression de main ; et ils se désiraient, serefusant encore l’un à l’autre, sollicités et retenus par unevolonté plus énergique, par le fantôme du million.

Cachelin, apaisé par l’espoir qu’il sentait autour de lui,vivait heureux, buvait sec et mangeait beaucoup, sentant naître enlui, au crépuscule, des crises de poésie, cet attendrissement niaisqui vient aux plus lourds devant certaines visions des champs : unepluie de lumière dans les branches, un coucher de soleil sur lescoteaux lointains, avec des reflets de pourpre sur le fleuve. Et ildéclarait : « Moi, devant ces choses-là, je crois à Dieu. Ça mepince là » – il montrait le creux de son estomac – « et je me senstout retourné. Je deviens tout drôle. Il me semble qu’on m’a trempédans un bain qui me donne envie de pleurer. »

Lesable, cependant, allait mieux, saisi soudain par des ardeursqu’il ne connaissait plus, des besoins de courir comme un jeunecheval, de se rouler sur l’herbe, de pousser des cris de joie.

Il jugea les temps venus, Ce fut une vraie nuitd’épousailles.

Puis ils eurent une lune de miel, pleine de caresses etd’espérances.

Puis ils s’aperçurent que leurs tentatives demeuraientinfructueuses et que leur confiance était vaine.

Ce fut un désespoir, un désastre. Mais Lesable ne perdit pascourage, il s’obstina avec des efforts surhumains. Sa femme, agitéedu même désir, et tremblant de la même crainte, plus robuste aussique lui, se prêtait de bonne grâce à ses tentatives, appelait ses‘baisers, réveillait sans cesse son ardeur défaillante.

Ils revinrent à Paris dans les premiers jours d’octobre.

La vie devenait dure pour eux. Ils avaient maintenant aux lèvresdes paroles désobligeantes ; et Cachelin, qui flairait lasituation, les harcelait d’épigrammes de vieux troupier, enveniméeset grossières.

Et une pensée incessante les poursuivait, les minait,aiguillonnait leur rancune mutuelle, celle de l’héritageinsaisissable. Cora maintenant avait le verbe haut, et rudoyait sonmari. Elle le traitait en petit garçon, en moutard, en homme de peud’importance. Et Cachelin, à chaque dîner, répétait : « Moi, sij’avais été riche, j’aurais eu beaucoup d’enfants… Quand on estpauvre, il faut savoir être raisonnable. Et, se tournant vers safille, il ajoutait : Toi, tu dois être comme moi, mais voilà… » Etil jetait à son gendre un regard significatif accompagné d’unmouvement d’épaules plein de mépris.

Lesable ne répliquait rien, en homme supérieur tombé dans unefamille de rustres. Au ministère on lui trouvait mauvaise mine. Lechef même, un jour, lui demanda : « N’êtes-vous pas malade ?Vous me paraissez un peu changé. »

Il répondit : « Mais non, cher maître. Je suis peut-êtrefatigué. J’ai beaucoup travaillé depuis quelque temps, comme vousl’avez pu voir. »

Il comptait bien sur son avancement, à la fin de l’année, et ilavait repris, dans cet espoir, sa vie laborieuse d’employémodèle.

Il n’eut qu’une gratification de rien du tout, plus faible quetoutes les autres. Son beau-père Cachelin n’eut rien. Lesable,frappé au cœur, retourna trouver le chef et, pour la première fois,il l’appela « monsieur » : « À quoi me sert donc, monsieur, detravailler comme je le fais si je n’en recueille aucun fruit ?»

La grosse tête de M. Torchebeuf parut froissée : « Je vous aidéjà dit, monsieur Lesable, que je n’admettais point de discussionde cette nature entre nous. Je vous répète encore que je trouveinconvenante votre réclamation, étant donné votre fortune actuellecomparée à la pauvreté de vos collègues… »

Lesable ne put se contenir : « Mais je n’ai rien,monsieur ! Notre tante a laissé sa fortune au premier enfantqui naîtrait de mon mariage. Nous vivons, mon beau-père et moi, denos traitements. »

Le chef, surpris, répliqua : « Si vous n’avez rien aujourd’hui,vous serez riche, dans tous les cas, au premier jour. Donc, celarevient au même. »

Et Lesable se retira, plus atterré de cet avancement perdu quede l’héritage imprenable.

Mais comme Cachelin venait d’arriver à son bureau, quelquesjours plus tard, le beau Maze entra avec un sourire sur les lèvres,puis Pitolet parut, l’œil allumé, puis Boissel poussa la porte ets’avança d’un air excité, ricanant et jetant aux autres des regardsde connivence. Le père Savon copiait toujours, sa pipe de terre aucoin de la bouche, assis sur sa haute chaise, les deux pieds sur lebarreau, à la façon des petits garçons.

Personne ne disait rien. On semblait attendre quelque chose, etCachelin enregistrait les pièces, en annonçant tout haut, suivantsa coutume : « Toulon. Fournitures de gamelles d’officiers pour leRichelieu. – Lorient. Scaphandres pour le Desaix. – Brest. Essaissur les toiles à voiles de provenance anglaise ! »

Lesable parut. Il venait maintenant chaque matin chercher lesaffaires qui le concernaient, son beau-père ne prenant plus lapeine de les lui faire porter par le garçon.

Pendant qu’il fouillait dans les papiers étalés sur le bureau ducommis d’ordre, Maze le regardait de coin en se frottant les mains,et Pitolet, qui roulait une cigarette, avait des petits plis dejoie sur les lèvres, ces signes d’une gaieté qui ne se peut pluscontenir. Il se tourna vers l’expéditionnaire : « Dites donc, papaSavon, vous avez appris bien des choses dans votre existence,vous ? »

Le vieux, comprenant qu’on allait se moquer de lui et parlerencore de sa femme, ne répondit pas.

Pitolet reprit : « Vous avez toujours bien trouvé le secret pourfaire des enfants, puisque vous en avez eu plusieurs ? »

Le bonhomme releva la tête : « Vous savez, monsieur Pitolet, queje n’aime pas les plaisanteries sur ce sujet. J’ai eu le malheurd’épouser une compagne indigne. Lorsque j’ai acquis la preuve deson infidélité, je me suis séparé d’elle. »

Maze demanda d’un ton indifférent, sans rire : « Vous l’avez eueplusieurs fois, la preuve, n’est-ce pas ? »

Et le père Savon répondit gravement : « Oui, monsieur. »

Pitolet reprit la parole : « Cela n’empêche que vous êtes pèrede plusieurs enfants, trois ou quatre, m’a-t-on dit ? »

Le bonhomme, devenu fort rouge, bégaya : « Vous cherchez à meblesser, monsieur Pitolet ; mais vous n’y parviendrez point.Ma femme a eu, en effet, trois enfants. J’ai lieu de supposer quele premier est de moi, mais je renie les deux autres. »

Pitolet reprit : « Tout le monde dit, en effet, que le premierest de vous. Cela suffit. C’est très beau d’avoir un enfant, trèsbeau et très heureux. Tenez, je parie que Lesable serait enchantéd’en faire un, un seul, comme vous ? »

Cachelin avait cessé d’enregistrer. Il ne riait pas, bien que lepère Savon fût sa tête de Turc ordinaire et qu’il eût épuisé surlui la série des plaisanteries inconvenantes au sujet de sesmalheurs conjugaux.

Lesable avait ramassé ses papiers ; mais, sentant bienqu’on l’attaquait, il voulait demeurer, retenu par l’orgueil,confus et irrité, et cherchant qui donc avait pu leur livrer sonsecret. Puis le souvenir de ce qu’il avait dit au chef lui revint,et il comprit aussitôt qu’il lui faudrait montrer tout de suite unegrande énergie, s’il ne voulait point servir de plastron auministère tout entier.

Boissel marchait de long en large en ricanant toujours. Il imitala voix enrouée des crieurs des rues et beugla : « Le secret pourfaire des enfants, dix centimes, deux sous ! Demandez lesecret pour faire des enfants, révélé par M. Savon, avec beaucoupd’horribles détails ! »

Tout le monde se mit à rire, hormis Lesable et son beau-père. EtPitolet, se tournant vers le commis d’ordre : « Qu’est-ce que vousavez donc, Cachelin ? je ne reconnais pas votre gaietéhabituelle. On dirait que vous ne trouvez pas ça drôle que le pèreSavon ait eu un enfant de sa femme. Moi, je trouve ça très farce,très farce. Tout le monde n’en peut pas faire autant ! »

Lesable s’était remis à remuer des papiers, faisait semblant delire et de ne rien entendre ; mais il était devenu blême.

Boissel reprit avec la même voix de voyou : « De l’utilité deshéritiers pour recueillir les héritages, dix centimes, deux sous,demandez ! »

Alors Maze, qui jugeait inférieur ce genre d’esprit et qui envoulait personnellement à Lesable de lui avoir dérobé l’espoir defortune qu’il nourrissait dans le fond de son cœur, lui demandadirectement : « Qu’est-ce que vous avez donc, Lesable, vous êtesfort pâle ? »

Lesable releva la tête et regarda bien en face son collègue. Ilhésita quelques secondes, la lèvre frémissante, cherchant quelquechose de blessant et de spirituel, mais ne trouvant pas à son gré,il répondit : « Je n’ai rien. Je m’étonne seulement de vous voirdéployer tant de finesse. »

Maze, toujours le dos au feu et relevant de ses deux mains lesbasques de sa redingote, reprit en riant : « On fait ce qu’on peut,mon cher. Nous sommes comme vous, nous ne réussissons pas toujours…»

Une explosion de rires lui coupa la parole. Le père Savon,stupéfait, comprenant vaguement qu’on ne s’adressait plus à lui,qu’on ne se moquait pas de lui, restait bouche béante, la plume enl’air. Et Cachelin attendait, prêt à tomber à coups de poing sur lepremier que le hasard lui désignerait.

Lesable balbutia : « Je ne comprends pas. À quoi n’ai-je pasréussi ? »

Le beau Maze laissa retomber un des côtés de sa redingote pourse friser la moustache et, d’un ton gracieux « Je sais que vousréussissez d’ordinaire à tout ce que vous entreprenez. Donc, j’aieu tort de parler de vous. D’ailleurs, il s’agissait des enfants depapa Savon et non des vôtres, puisque vous n’en avez pas. Or,puisque vous réussissez dans vos entreprises, il est évident que sivous n’avez pas d’enfants, c’est que vous n’en avez pas voulu.»

Lesable demanda rudement : « De quoi vous mêlez-vous ?»

Devant ce ton provocant, Maze, à son tour, haussa la voix : «Dites donc, vous, qu’est-ce qui vous prend ? Tâchez d’êtrepoli, ou vous aurez affaire à moi ! »

Mais Lesable tremblait de colère, et perdant toute mesure : «Monsieur Maze, je ne suis pas, comme vous, un grand fat, ni ungrand beau. Et je vous prie désormais de ne jamais m’adresser laparole. Je ne me soucie ni de vous ni de vos semblables. » Et iljetait un regard de défi vers Pitolet et Boissel.

Maze avait soudain compris que la vraie force est dans le calmeet l’ironie ; mais, blessé dans toutes ses vanités, il voulutfrapper au cœur son ennemi, et reprit d’un ton protecteur, d’un tonde conseiller bienveillant, avec une rage dans les yeux : « Moncher Lesable, vous passez les bornes. Je comprends d’ailleurs votredépit ; il est fâcheux de perdre une fortune et de la perdrepour si peu, pour une chose si facile, si simple… Tenez, si vousvoulez, je vous rendrai ce service-là, moi, pour rien, en boncamarade. C’est l’affaire de cinq minutes… »

Il parlait encore, il reçut en pleine poitrine l’encrier du pèreSavon que Lesable lui lançait. Un flot d’encre lui couvrit levisage, le métamorphosant en nègre avec une rapidité surprenante.Il s’élança, roulant des yeux blancs, la main levée pour frapper.Mais Cachelin couvrit son gendre, arrêtant à bras-le-corps le grandMaze, et, le bousculant, le secouant, le bourrant de coups, il lerejeta contre le mur. Maze se dégagea d’un effort violent, ouvritla porte, cria vers les deux hommes : « Vous allez avoir de mesnouvelles ! » et il disparut.

Pitolet et Boissel le suivirent. Boissel expliqua sa modération,par la crainte qu’il avait eue de tuer quelqu’un en prenant part àla lutte.

Aussitôt rentré dans son bureau, Maze tenta de se nettoyer, maisil n’y put réussir ; il était teint avec une encre à fondviolet, dite indélébile et ineffaçable. Il demeurait devant saglace, furieux et désolé, et se frottant la figure rageusement avecsa serviette roulée en bouchon. Il n’obtint qu’un noir plus riche,nuancé de rouge, le sang affluant à la peau.

Boissel et Pitolet l’avaient suivi et lui donnaient desconseils. Selon celui-ci, il fallait se laver le visage avec del’huile d’olive pure ; selon celui-là, on réussirait avec del’ammoniaque. Le garçon de bureau fut envoyé pour demander conseilà un pharmacien. Il rapporta un liquide jaune et une pierre ponce.On n’obtint aucun résultat. Maze, découragé, s’assit et déclara : «Maintenant, il reste à vider la question d’honneur. Voulez-vous meservir de témoins et aller demander à M. Lesable soit des excusessuffisantes, soit une réparation par les armes ? »

Tous deux acceptèrent et on se mit à discuter la marche àsuivre. Ils n’avaient aucune idée de ces sortes d’affaires, mais nevoulaient pas l’avouer, et, préoccupés par le désir d’êtrecorrects, ils émettaient des opinions timides et diverses. Il futdécidé qu’on consulterait un capitaine de frégate détaché auministère pour diriger le service des charbons. Il n’en savait pasplus qu’eux. Après avoir réfléchi, il leur conseilla néanmoinsd’aller trouver Lesable et de le prier de les mettre en rapportavec deux amis.

Comme ils se dirigeaient vers le bureau de leur confrère,Boissel s’arrêta soudain : « Ne serait-il pas urgent d’avoir desgants ? »

Pitolet hésita une seconde : « 0ui, peut-être. » Mais pour seprocurer des gants, il fallait sortir, et le chef ne badinait pas.On renvoya donc le garçon de bureau chercher un assortiment chez unmarchand. La couleur les arrêta longtemps. Boissel les voulaitnoirs ; Pitolet trouvait cette teinte déplacée dans lacirconstance. Ils les prirent violets.

En voyant entrer ces deux hommes gantés et solennels, Lesableleva la tête et demanda brusquement : « Qu’est-ce que vousvoulez ? »

Pitolet répondit : « Monsieur, nous sommes chargés par notre amiM. Maze de vous demander soit des excuses, soit une réparation parles armes, pour les voies de fait auxquelles vous vous êtes livrésur lui. »

Mais Lesable, encore exaspéré, cria : « Comment ! ilm’insulte, et il vient encore me provoquer ? Dites-lui que jele méprise, que je méprise ce qu’il peut dire ou faire. »

Boissel, tragique, s’avança : « Vous allez nous forcer,monsieur, à publier dans les journaux un procès-verbal qui voussera fort désagréable. »

Pitolet, malin, ajouta : « Et qui pourra nuire gravement à votrehonneur et à votre avancement futur. »

Lesable, atterré, les regardait. Que faire ? II songea àgagner du temps : « Messieurs, vous aurez ma réponse dans dixminutes. Voulez-vous l’attendre dans le bureau de M. Pitolet ?»

Dès qu’il fut seul, il regarda autour de lui, comme pourchercher un conseil, une protection.

Un duel ! Il allait avoir un duel !

II restait palpitant, effaré, en homme paisible qui n’a jamaissongé à cette possibilité, qui ne s’est point préparé à cesrisques, à ces émotions, qui n’a point fortifié son courage dans laprévision de cet événement formidable. Il voulut se lever etretomba assis, le cœur battant, les jambes molles. Sa colère et saforce avaient tout à coup disparu. Mais la pensée de l’opinion duministère et du bruit que la chose allait faire à travers lesbureaux réveilla son orgueil défaillant, et, ne sachant querésoudre, il se rendit chez le chef pour prendre son avis.

M. Torchebeuf fut surpris et demeura perplexe. La nécessitéd’une rencontre armée ne lui apparaissait pas ; et il songeaitque tout cela allait encore désorganiser son service. II répétait :« Moi, je ne puis rien vous dire. C’est là une question d’honneurqui ne me regarde pas. Voulez-vous que je vous donne un mot pour lecommandant Bouc ? c’est un homme compétent en la matière et ilpourra vous guider. »

Lesable accepta et alla trouver le commandant qui consentit mêmeà être son témoin ; il prit un sous-chef pour le seconder.

Boissel et Pitolet les attendaient, toujours gantés. Ils avaientemprunté deux chaises dans un bureau voisin afin d’avoir quatresièges.

On se salua gravement, on s’assit. Pitolet prit la parole etexposa la situation. Le commandant, après l’avoir écouté, répondit: « La chose est grave, mais ne me paraît pas irréparable ;tout dépend des intentions. » C’était un vieux marin sournois quis’amusait.

Et une longue discussion commença, où furent élaboréssuccessivement quatre projets de lettres, les excuses devant êtreréciproques. Si M. Maze reconnaissait n’avoir pas eu l’intentiond’offenser, dans le principe, M. Lesable, celui-ci s’empresseraitd’avouer tous ses torts en lançant l’encrier, et s’excuserait de saviolence inconsidérée.

Et les quatre mandataires retournèrent vers leurs clients.

Maze, assis maintenant devant sa table, agité par l’émotion duduel possible, bien que s’attendant à voir reculer son adversaire,regardait successivement l’une et l’autre de ses joues dans un deces petits miroirs ronds, en étain, que tous les employés cachentdans leur tiroir pour faire, avant le départ du soir, la toilettede leur barbe, de leurs cheveux et de leur cravate.

Il lut les lettres qu’on lui soumettait et déclara avec unesatisfaction visible : « Cela me parait fort honorable. Je suisprêt à signer. »

Lesable, de son côté, avait accepté sans discussion la rédactionde ses témoins, en déclarant : « Du moment que c’est là votre avis,je ne puis qu’acquiescer. »

Et les quatre plénipotentiaires se réunirent de nouveau. Leslettres furent échangées ; on se salua gravement, et,l’incident vidé, on se sépara.

Une émotion extraordinaire régnait dans l’administration. Lesemployés allaient aux nouvelles, passaient d’une porte à l’autre,s’abordaient dans les couloirs.

Quand on sut l’affaire terminée, ce fut une déception générale.Quelqu’un dit : « Ça ne fait toujours pas un enfant à Lesable. » Etle mot courut. Un employé rima une chanson.

Mais, au moment où tout semblait fini, une difficulté surgit,soulevée par Boissel : « Quelle devait être l’attitude des deuxadversaires quand ils se trouveraient face à face ? Sesalueraient-ils ? Feindraient-ils de ne se pointconnaître ? » Il fut décidé qu’ils se rencontreraient, commepar hasard, dans le bureau du chef et qu’ils échangeraient, enprésence de M. Torchebeuf, quelques paroles de politesse.

Cette cérémonie fut aussitôt accomplie ; et Maze, ayantfait demander un fiacre, rentra chez lui pour essayer de senettoyer la peau.

Lesable et Cachelin remontèrent ensemble, sans parler, exaspérésl’un contre l’autre, comme si ce qui venait d’arriver eût dépendude l’un ou de l’autre. Dès qu’il fut rentré chez lui, Lesable jetaviolemment son chapeau sur la commode et cria vers sa femme :

« J’en ai assez, moi. J’ai un duel pour toi, maintenant !»

Elle le regarda, surprise, irritée déjà.

– Un duel, pourquoi cela ?

– Parce que Maze m’a insulté à ton sujet.

Elle s’approcha : « À mon sujet ? Comment ? »

Il s’était assis rageusement dans un fauteuil. Il reprit : « Ilm’a insulté… Je n’ai pas besoin de t’en dire plus long. »

Mais elle voulait savoir : « J’entends que tu me répètes lespropos qu’il a tenus sur moi. »

Lesable rougit, puis balbutia : « Il m’a dit… il m’a dit… C’està propos de ta stérilité. »

Elle eut une secousse ; puis une fureur la souleva et larudesse paternelle transperçant sa nature de femme, elle éclata : «Moi !… Je suis stérile, moi ? Qu’est-ce qu’il en sait, cemanant-là ? Stérile avec toi, oui, parce que tu n’es pas unhomme ! Mais si j’avais épousé quelqu’un, n’importe qui,entends-tu, j’en aurais eu des enfants. Ah ! je te conseillede parler ! Cela me coûte cher d’avoir épousé une chiffe commetoi !… Et qu’est-ce que tu as répondu à ce gueux ? »

Lesable, effaré, devant cet orage, bégaya : « Je l’ai…souffleté. »

Elle le regarda, étonnée :

– Et qu’est-ce qu’il a fait, lui ?

– Il m’a envoyé des témoins. Voilà !

Elle s’intéressait maintenant à cette affaire, attirée, commetoutes les femmes, vers les aventures dramatiques, et elle demanda,adoucie tout à coup, prise soudain d’une certaine estime pour cethomme qui allait risquer sa vie : « Quand est-ce que vous vousbattez ? »

Il répondit tranquillement : « Nous ne nous battons pas ;la chose a été arrangée par les témoins. Maze m’a fait des excuses.»

Elle le dévisagea, outrée de mépris : « Ah ! on m’ainsultée devant toi, et tu as laissé dire, et tu ne te batspoint ! Il ne te manquait plus que d’être un poltron !»

Il se révolta : « Je t’ordonne de te taire. Je sais mieux quetoi ce qui regarde mon honneur. D’ailleurs, voici la lettre de M.Maze. Tiens, lis, et tu verras. »

Elle prit le papier, parcourut, le devina tout, et ricanant : «Toi aussi tu as écrit une lettre ? Vous avez eu peur l’un del’autre. Oh ! que les hommes sont lâches ! Si nous étionsà votre place, nous autres… Enfin, là-dedans, c’est moi qui ai étéinsultée, moi, ta femme, et tu te contentes de cela ! Ça nem’étonne plus si tu n’es pas capable d’avoir un enfant. Tout setient. Tu es aussi… mollasse devant les femmes que devant leshommes. Ah ! j’ai pris là un joli coco ! »

Elle avait trouvé soudain la voix et les gestes de Cachelin, desgestes canailles de vieux troupier et des intonations d’homme.

Debout devant lui, les mains sur les hanches, haute, forte,vigoureuse, la poitrine ronde, la face rouge, la voix profonde etvibrante, le sang colorant ses joues fraîches de belle fille, elleregardait, assis devant elle, ce petit homme pâle, un peu chauve,rasé, avec ses courts favoris d’avocat. Elle avait envie del’étrangler, de l’écraser.

Et elle répéta : « Tu n’es capable de rien, de rien. Tu laissesmême tout le monde te passer sur le dos comme employé ! »

La porte s’ouvrit ; Cachelin parut, attiré par le bruit desvoix, et il demanda : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Elle se retourna : « Je dis son fait à ce pierrot-là !»

Et Lesable, levant les yeux, s’aperçut de leur ressemblance. Illui sembla qu’un voile se levait qui les lui montrait tels qu’ilsétaient, le père et la fille, du même sang, de la même race communeet grossière. Il se vit perdu, condamné à vivre entre les deux,toujours.

Cachelin déclara : « Si seulement on pouvait divorcer. Ça n’estpas agréable d’avoir épousé un chapon. »

Lesable se dressa d’un bond, tremblant de fureur, éclatant à cemot. Il marcha vers son beau-père, en bredouillant : « Sortezd’ici !… Sortez !… Vous êtes chez moi, entendez-vous… Jevous chasse… » Et il saisit sur la commode une bouteille pleined’eau sédative qu’il brandissait comme une massue.

Cachelin, intimidé, sortit à reculons en murmurant : « Qu’est-cequi lui prend, maintenant ? »

Mais la colère de Lesable ne s’apaisa point ; c’en étaittrop. Il se tourna vers sa femme, qui le regardait toujours, un peuétonné de sa violence, et il cria, après avoir posé sa bouteillesur le meuble : « Quant à toi… quant à toi… » Mais, comme il netrouvait rien à dire, n’ayant pas de raison à donner, il demeuraiten face d’elle, le visage décomposé, la voix changée.

Elle se mit à rire.

Devant cette gaieté qui l’insultait encore, il devint fou, ets’élançant, il la saisit au cou de la main gauche, tandis qu’il lagiflait furieusement de la droite. Elle reculait, éperdue,suffoquant. Elle rencontra le lit et s’abattit dessus à larenverse. Il ne lâchait point et frappait toujours. Tout à coup ilse releva, essoufflé, épuisé ; et, honteux soudain de sabrutalité, il balbutia : « Voilà… voilà… voilà ce que c’est. »

Mais elle ne remuait point, comme s’il l’eût tuée. Elle restaitsur le dos, au bord de la couche, la figure cachée maintenant dansses deux mains. Il s’approcha, gêné, se demandant ce qu’il allaitarriver et attendant qu’elle découvrît son visage pour voir ce quise passait en elle. Au bout de quelques minutes, son angoissegrandissant, il murmura : « Cora ! dis, Cora ! » Elle nerépondit point et ne bougea pas. Qu’avait-elle ? Quefaisait-elle ? Qu’allait-elle faire surtout ?

Sa rage passée, tombée aussi brusquement qu’elle s’étaitéveillée, il se sentait odieux, presque criminel. Il avait battuune femme, sa femme, lui, l’homme sage et froid, l’homme bien élevéet toujours raisonnable. Et dans l’attendrissement de la réaction,il avait envie de demander pardon, de se mettre à genoux,d’embrasser cette joue frappée et rouge. Il toucha, du bout dudoigt, doucement, une des mains étendues sur ce visage invisible.Elle sembla ne rien sentir. Il la flatta, la caressant comme oncaresse un chien grondé. Elle ne s’en aperçut pas. Il dit encore :« Cora, écoute, Cora, j’ai eu tort, écoute. » Elle semblait morte.Alors il essaya de soulever cette main. Elle se détacha facilement,et il vit un œil ouvert qui le regardait, un œil fixe, inquiétantet troublant.

Il reprit : « Écoute, Cora, je me suis laissé emporter par lacolère. C’est ton père qui m’avait poussé à bout. On n’insulte pasun homme ainsi. »

Elle ne répondit rien, comme si elle n’entendait pas. Il nesavait que dire, que faire. Il l’embrasse près de l’oreille, et, ense relevant, il vit une larme au coin de l’œil, une grosse larmequi se détacha et roula vivement sur la joue ; et la paupières’agitait, se fermait coup sur coup.

Il fut saisi de chagrin, pénétré d’émotion, et, ouvrant lesbras, il s’étendit sur sa femme ; il écarta l’autre main avecses lèvres, et lui baisant toute la figure, il la priait : « Mapauvre Cora, pardonne-moi, dis, pardonne-moi. » Elle pleuraittoujours sans bruit, sans sanglots, comme on pleure des chagrinsprofonds.

Il la tenait serrée contre lui, la caressant, lui murmurant dansl’oreille tous les mots tendres qu’il pouvait trouver. Mais elledemeurait insensible. Cependant elle cessa de pleurer. Ilsrestèrent longtemps ainsi, étendus et enlacés.

La nuit venait, emplissent d’ombre la petite chambre ; etlorsque la pièce fut bien noire, il s’enhardit et sollicita sonpardon de manière à raviver leurs espérances.

Lorsqu’ils se furent relevés, il avait repris sa voix et safigure ordinaires, comme si rien ne s’était passé. Elle paraissaitau contraire attendrie, parlait d’un ton plus doux que de coutume,regardait son mari avec des yeux soumis, presque caressants, commesi cette correction inattendue eût détendu ses nerfs et amolli soncœur. Il prononça tranquillement : « Ton père doit s’ennuyer, toutseul chez lui ; tu devrais bien aller le chercher. Il seraittemps de dîner, d’ailleurs. » Elle sortit.

Il était sept heures, en effet, et la petite bonne annonça lasoupe ; puis Cachelin, calme et souriant, reparut avec safille. On se mit à table et on causa, ce soir-là, avec plus decordialité qu’on n’avait fait depuis longtemps, comme si quelquechose d’heureux était arrivé pour tout le monde.

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