Miss Harriet

Chapitre 9Regret

M. Saval, qu’on appelle dans Mantes « le père Saval », vient dese lever. Il pleut. C’est un triste jour d’automne ; lesfeuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme uneautre pluie plus épaisse et plus lente. M. Saval n’est pas gai. Ilva de sa cheminée à sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. Lavie a des jours sombres. Elle n’aura plus que des jours sombrespour lui maintenant, car il a soixante-deux ans ! Il est seul,vieux garçon, sans personne autour de lui. Comme c’est triste demourir ainsi, tout seul, sans une affection dévouée !

Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle, dansl’ancien passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maisonavec les parents ; puis le collège, les sorties, le temps deson droit à Paris. Puis la maladie du père, sa mort. Il est revenuhabiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le jeune homme etla vieille femme, paisiblement, sans rien désirer de plus. Elle estmorte aussi. Que c’est triste, la vie !

Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour.Il disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n’y aura plus de M. PaulSaval sur la terre. Quelle affreuse chose ! D’autres gensvivront, s’aimeront, riront. Oui, on s’amusera et il n’existeraplus, lui ! Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, êtrejoyeux sous cette éternelle certitude de la mort. Si elle étaitseulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer ;mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit aprèsle jour.

Si encore sa vie avait été remplie ! S’il avait faitquelque chose ; s’il avait eu des aventures, de grandsplaisirs, des succès, des satisfactions de toute sorte. Mais non,rien. Il n’avait rien fait, jamais rien que se lever, manger, auxmêmes heures, et se coucher. Et il était arrivé comme cela à l’âgede soixante-deux ans. Il ne s’était même pas marié, comme lesautres hommes. Pourquoi ? Oui, pourquoi ne s’était-il pasmarié ? Il l’aurait pu, car il possédait quelque fortune.Est-ce l’occasion qui lui avait manqué ? Peut-être ! Maison les fait naître, ces occasions ! Il était nonchalant,voilà. La nonchalance avait été son grand mal, son défaut, sonvice. Combien de gens ratent leur vie par nonchalance. Il est sidifficile à certaines natures de se lever, de remuer, de faire desdémarches, de parler, d’étudier des questions.

Il n’avait même pas été aimé. Aucune femme n’avait dormi sur sapoitrine dans un complet abandon d’amour. Il ne connaissait pas lesangoisses délicieuses de l’attente, le divin frisson de la mainpressée, l’extase de la passion triomphante.

Quel bonheur surhumain devait vous inonder le cœur quand leslèvres se rencontrent pour la première fois, quand l’étreinte dequatre bras fait un seul être, un être souverainement heureux, dedeux êtres affolés l’un par l’autre.

M. Saval s’était assis, les pieds au feu, en robe dechambre.

Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il avaitaimé, lui. Il avait aimé secrètement, douloureusement etnonchalamment, comme il faisait tout. Oui, il avait aimé sa vieilleamie Mme Sandres, la femme de son vieux camarade Sandres. Ah !s’il l’avait connue jeune fille ! Mais il l’avait rencontréetrop tard ; elle était déjà mariée. Certes, il l’auraitdemandée, celle-là ! Comme il l’avait aimée pourtant, sansrépit, depuis le premier jour !

Il se rappelait son émotion toutes les fois qu’il la revoyait,ses tristesses en la quittant, les nuits où il ne pouvait pass’endormir parce qu’il pensait à elle.

Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que lesoir. Pourquoi ?

Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée,rieuse ! Sandres n’était pas l’homme qu’il lui aurait fallu.Maintenant, elle avait cinquante-huit ans. Elle semblait heureuse.Ah ! si elle l’avait aimé, celle-là, jadis ; si ellel’avait aimé ! Et pourquoi ne l’aurait-elle pas aimé, lui,Saval, puisqu’il l’aimait bien, elle, Mme Sandres ?

Si seulement elle avait deviné quelque chose… N’avait-elle riendeviné, n’avait-elle rien vu, rien compris jamais ? Alorsqu’aurait-elle pensé ? S’il avait parlé, qu’aurait-ellerépondu ?

Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait sa vie,cherchait à ressaisir une foule de détails.

Il se rappelait toutes les longues soirées d’écarté chezSandres, quand sa femme était jeune et si charmante.

Il se rappelait des choses qu’elle lui avait dites, desintonations qu’elle avait autrefois, des petits sourires muets quisignifiaient tant de pensées.

Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la Seine,leurs déjeuners sur l’herbe, le dimanche, car Sandres était employéà la sous-préfecture. Et soudain le souvenir lui revint d’unaprès-midi passé avec elle dans un petit bois le long de larivière.

Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions dans despaquets. C’était, par une vive journée de printemps, une de cesjournées qui grisent. Tout sent bon, tout semble heureux. Lesoiseaux ont des cris plus gais et des coups d’ailes plus rapides.On avait mangé sur l’herbe, sous des saules, tout près de l’eauengourdie par le soleil. L’air était tiède, plein d’odeurs desève ; on le buvait avec délices. Qu’il faisait bon, cejour-là !

Après le déjeuner, Sandres s’était endormi sur le dos : « Lemeilleur somme de sa vie », disait-il en se réveillant.

Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient partistous les deux le long de la rive.

Elle s’appuyait sur lui. Elle riait, elle disait :

« Je suis grise, mon ami, tout à fait grise. » Il la regardait,frémissant jusqu’au cœur, se sentant pâlir, redoutant que ses yeuxne fussent trop hardis, qu’un tremblement de sa main ne révélât sonsecret.

Elle s’était fait une couronne avec de grandes herbes et des lisd’eau, et lui avait demandé :

« M’aimez-vous, comme ça ? »

Comme il ne répondait rien, – car il n’avait rien trouvé àrépondre, il serait plutôt tombé à genoux, – elle s’était mise àrire, d’un rire mécontent, en lui jetant par la figure : « Grosbête, va ! On parle, au moins ! »

Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.

Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour.Pourquoi lui avait-elle dit cela : « Gros bête, va ! On parle,au moins ! »

Et il se rappela comme elle s’appuyait tendrement sur lui. Enpassant sous un arbre penché, il avait senti son oreille, à elle,contre sa joue, à lui, et il s’était reculé brusquement, dans lacrainte qu’elle ne crût volontaire ce contact.

Quand il avait dit : « Ne serait-il pas temps de revenir ?» elle lui avait lancé un regard singulier. Certes, elle l’avaitregardé d’une curieuse façon. Il n’y avait pas songé, alors ;et voilà qu’il s’en souvenait maintenant.

« Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons.»

Et il avait répondu :

« Ce n’est pas que je sois fatigué ; mais Sandres estpeut-être réveillé maintenant. »

Et elle avait dit, en haussant les épaules :

« Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c’est autrechose ; retournons ! »

En revenant, elle demeura silencieuse ; et elle nes’appuyait plus sur son bras. Pourquoi ?

Ce « pourquoi »-là, il ne se l’était point encore posé.Maintenant il lui semblait apercevoir quelque chose qu’il n’avaitjamais compris.

Est-ce que… ?

M. Saval se sentit rougir, et il se leva bouleversé comme si, detrente ans plus jeune, il avait entendu Mme Sandres lui dire : « Jevous aime ! »

Était-ce possible ? Ce soupçon qui venait de lui entrerdans l’âme le torturait ! Était-ce possible qu’il n’eût pasvu, pas deviné ?

Oh ! si cela était vrai, s’il avait passé contre ce bonheursans le saisir !

Il se dit : Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce doute. Jeveux savoir !

Et il s’habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait : « J’aisoixante-deux ans, elle en a cinquante-huit ; je peux bien luidemander cela. »

Et il sortit.

La maison de Sandres se trouvait de l’autre côté de la rue,presque en face de la sienne. Il s’y rendit. La petite servantevint ouvrir au coup de marteau.

Elle fut étonnée de le voir si tôt : « Vous déjà, monsieurSaval ; est-il arrivé quelque accident ? »

Saval répondit :

« Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je voudrais luiparler tout de suite.

– C’est que Madame fait sa provision de confitures de poirespour l’hiver ; et elle est dans son fourneau ; et pashabillée, vous comprenez.

Oui, mais dis-lui que c’est pour une chose très importante.»

La petite bonne s’en alla, et Saval se mit à marcher dans lesalon, à grands pas nerveux. Il ne se sentait pas embarrassécependant. Oh ! il allait lui demander cela comme il luiaurait demandé une recette de cuisine. C’est qu’il avaitsoixante-deux ans !

La porte s’ouvrit ; elle parut. C’était maintenant unegrosse femme large et ronde, aux joues pleines, au rire sonore.Elle marchait les mains loin du corps et les manches relevées surses bras nus, poissés de jus sucré. Elle demanda, inquiète :

« Qu’est-ce que vous avez, mon ami ; vous n’êtes pasmalade ? »

Il reprit :

« Non, ma chère amie, mais je veux vous demander une chose qui apour moi beaucoup d’importance, et qui me torture le cœur. Mepromettez-vous de me répondre franchement ? »

Elle sourit.

« Je suis toujours franche. Dites.

– Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue. Vous enétiez-vous doutée ? »

Elle répondit en riant, avec quelque chose de l’intonationd’autrefois :

« Gros bête, va ! Je l’ai bien vu du premier jour !»

Saval se mit à trembler ; il balbutia :

« Vous le saviez ?… Alors… »

Et il se tut.

Elle demanda :

« Alors ?… Quoi ? »

Il reprit :

« Alors… que pensiez-vous ?… que… que… Qu’auriez-vousrépondu ? »

Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au boutdes doigts et tombaient sur le parquet.

« Moi ?… Mais vous ne m’avez rien demandé. Ce n’était pas àmoi de vous faire une déclaration ! »

Alors il fit un pas vers elle :

« Dites-moi… dites-moi… Vous rappelez-vous ce jour où Sandress’est endormi sur l’herbe après déjeuner… où nous avons étéensemble, jusqu’au tournant, là-bas… »

Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans lesyeux :

« Mais certainement, je me le rappelle. »

Il reprit en frissonnant :

« Eh bien… ce jour-là… si j’avais été… si j’avais été…entreprenant… qu’est-ce que vous auriez fait ? »

Elle se mit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, etelle répondit franchement, d’une voix claire où pointait une ironie:

« J’aurais cédé, mon ami. » Puis elle tourna ses talons ets’enfuit vers ses confitures.

Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Ilfilait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendantvers la rivière, sans songer où il allait. Quand il arriva sur laberge, il tourna à droite et la suivit. Il marcha longtemps, commepoussé par un instinct. Ses vêtements ruisselaient d’eau, sonchapeau déformé, mou comme une loque, dégouttait à la façon d’untoit. Il allait toujours, toujours devant lui. Et il se trouva surla place où ils avaient déjeuné au jour lointain dont le souvenirlui torturait le cœur.

Alors il s’assit sous les arbres dénudés et il pleura.

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