Miss Harriet

Chapitre 11En voyage

1.

Le wagon était au complet depuis Cannes ; on causait, toutle monde se connaissant. Lorsqu’on passa Tarascon, quelqu’un dit :« C’est ici qu’on assassine. » Et on se mit à parler du mystérieuxet insaisissable meurtrier qui, depuis deux ans, s’offre, de tempsen temps, la vie d’un voyageur. Chacun faisait des suppositions,chacun donnait son avis ; les femmes regardaient enfrissonnant la nuit sombre derrière les vitres, avec la peur devoir apparaître soudain une tête d’homme à la portière. Et on semit à raconter des histoires effrayantes de mauvaises rencontres,des tête-à-tête avec des fous dans un rapide, des heures passées enface d’un personnage suspect.

Chaque homme avait une anecdote à son honneur, chacun avaitintimidé, terrassé et garrotté quelque malfaiteur en descirconstances surprenantes, avec une présence d’esprit et uneaudace admirables. Un médecin, qui passait chaque hiver dans leMidi, voulut à son tour conter une aventure :

Moi, dit-il, je n’ai jamais eu la chance d’expérimenter moncourage dans une affaire de cette sorte ; mais j’ai connu unefemme, une de mes clientes, morte aujourd’hui, à qui arriva la plussingulière chose du monde, et aussi la plus mystérieuse et la plusattendrissante.

C’était une Russe, la comtesse Marie Baranow, une très grandedame, d’une exquise beauté. Vous savez comme les Russes sontbelles, du moins comme elles nous semblent belles, avec leur nezfin, leur bouche délicate, leurs yeux rapprochés, d’uneindéfinissable couleur, d’un bleu gris, et leur grâce froide, unpeu dure ! Elles ont quelque chose de méchant et de séduisant,d’altier et de doux, de tendre et de sévère, tout à fait charmantpour un Français. Au fond, c’est peut-être seulement la différencede race et de type qui me fait voir tant de choses en elles.

Son médecin, depuis plusieurs années, la voyait menacée d’unemaladie de poitrine et tâchait de la décider à venir dans le midide la France ; mais elle refusait obstinément de quitterPétersbourg. Enfin l’automne dernier, la jugeant perdue, le docteurprévint le mari qui ordonna aussitôt à sa femme de partir pourMenton.

Elle prit le train, seule dans son wagon, ses gens de serviceoccupant un autre compartiment. Elle restait contre la portière, unpeu triste, regardant passer les campagnes et les villages, sesentant bien isolée, bien abandonnée dans la vie, sans enfants,presque sans parents, avec un mari dont l’amour était mort et quila jetait ainsi au bout du monde sans venir avec elle, comme onenvoie à l’hôpital un valet malade.

À chaque station, son serviteur Ivan venait s’informer si rienne manquait à sa maîtresse. C’était un vieux domestique aveuglémentdévoué, prêt à accomplir tous les ordres qu’elle lui donnerait.

La nuit tomba, le convoi roulait à toute vitesse. Elle nepouvait dormir, énervée à l’excès. Soudain la pensée lui vint decompter l’argent que son mari lui avait remis à la dernière minute,en or de France. Elle ouvrit son petit sac, et vida sur ses genouxle flot luisant de métal.

Mais tout à coup un souffle d’air froid lui frappa le visage.Surprise, elle leva la tête. La portière venait de s’ouvrir. Lacomtesse Marie, éperdue, jeta brusquement un châle sur son argentrépandu dans sa robe, et attendit. Quelques secondes s’écoulèrent,puis un homme parut, nu-tête, blessé à la main, haletant, encostume de soirée. Il referma la porte, s’assit, regarda sa voisineavec des yeux luisants, puis enveloppa d’un mouchoir son poignetdont le sang coulait.

La jeune femme se sentait défaillir de peur. Cet homme, certes,l’avait vue compter son or, et il était venu pour la voler et latuer.

Il la fixait toujours, essoufflé, le visage convulsé, prêt àbondir sur elle sans doute.

Il dit brusquement :

– Madame, n’ayez pas peur !

Elle ne répondit rien, incapable d’ouvrir la bouche, entendantson cœur battre et ses oreilles bourdonner.

Il reprit :

– Je ne suis pas un malfaiteur, madame.

Elle ne disait toujours rien, mais, dans un brusque mouvementqu’elle fit, ses genoux s’étant rapprochés, son or se mit à coulersur le tapis comme l’eau coule d’une gouttière.

L’homme, surpris, regardait ce ruisseau de métal, et il sebaissa tout à coup pour le ramasser.

Elle, effarée, se leva, jetant à terre toute sa fortune, et ellecourut à la portière pour se précipiter sur la voie. Mais ilcomprit ce qu’elle allait faire, s’élança, la saisit dans ses bras,la fit asseoir de force, et la maintenant par les poignets : «Écoutez-moi, madame, je ne suis pas un malfaiteur, et, la preuve,c’est que je vais ramasser cet argent et vous le rendre. Mais jesuis un homme perdu, un homme mort, si vous ne m’aidez pas à passerla frontière. Je ne puis vous en dire davantage. Dans une heure,nous serons à la dernière station russe ; dans une heurevingt, nous franchirons la limite de l’empire. Si vous ne mesecourez point, je suis perdu. Et cependant, madame, je n’ai nitué, ni volé, ni rien fait de contraire à l’honneur. Cela je vousle jure. Je ne puis vous en dire davantage. »

Et, se mettant à genoux, il ramassa l’or jusque sous lesbanquettes, cherchant les dernières pièces roulées au loin. Puis,quand le petit sac de cuir fut plein de nouveau, il le remit à savoisine sans ajouter un mot, et il retourna s’asseoir à l’autrecoin du wagon.

Ils ne remuaient plus ni l’un ni l’autre. Elle demeuraitimmobile et muette, encore défaillante de terreur, mais s’apaisantpeu à peu. Quant à lui, il ne faisait pas un geste, pas unmouvement ; il restait droit, les yeux fixés devant lui, trèspâle, comme s’il eût été mort. De temps en temps elle jetait verslui un regard brusque vite détourné. C’était un homme de trenteans, environ, fort beau, avec toute l’apparence d’ungentilhomme.

Le train courait par les ténèbres, jetait par la nuit ses appelsdéchirants, ralentissait parfois sa marche, puis repartait à toutevitesse. Mais soudain il calma son allure, siffla plusieurs fois ets’arrêta tout à fait.

Ivan parut à la portière afin de prendre les ordres. La comtesseMarie, la voix tremblante, considéra une dernière fois son étrangecompagnon, puis elle dit à son serviteur, d’une voix brusque :

– Ivan, tu vas retourner près du comte, je n’ai plus besoin detoi.

L’homme, interdit, ouvrait des yeux énormes. Il balbutia :

– Mais… barine.

Elle reprit :

– Non, tu ne viendras pas, j’ai changé d’avis. Je veux que turestes en Russie. Tiens, voici de l’argent pour retourner.Donne-moi ton bonnet et ton manteau.

Le vieux domestique, effaré, se décoiffa et tendit son manteau,obéissant toujours sans répondre, habitué aux volontés soudaines etaux irrésistibles caprices des maîtres. Et il s’éloigna, les larmesaux yeux.

Le train repartit, courant à la frontière.

Alors la comtesse Marie dit à son voisin.

– Ces choses sont pour vous, monsieur, vous êtes Ivan, monserviteur. Je ne mets qu’une condition à ce que je fais : c’est quevous ne me parlerez jamais, que vous ne me direz pas un mot, nipour me remercier, ni pour quoi que ce soit.

L’inconnu s’inclina sans prononcer une parole.

Bientôt on s’arrêta de nouveau et des fonctionnaires en uniformevisitèrent le train. La comtesse leur tendit les papiers et,montrant l’homme assis au fond de son wagon :

– C’est mon domestique Ivan, dont voici le passeport.

Le train se remit en route.

Pendant toute la nuit, ils restèrent en tête-à-tête, muets tousdeux.

Le matin venu, comme on s’arrêtait dans une gare allemande,l’inconnu descendit ; puis, debout à la portière :

– Pardonnez-moi, madame, de rompre ma promesse ; mais jevous ai privée de votre domestique, il est juste que je leremplace. N’avez-vous besoin de rien ?

Elle répondit froidement :

– Allez chercher ma femme de chambre.

Il y alla. Puis disparut.

Quand elle descendait à quelque buffet, elle l’apercevait deloin qui la regardait. Ils arrivèrent à Menton.

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