Miss Harriet

Chapitre 8Le baptême

Devant la porte de la ferme, les hommes endimanchés attendaient.Le soleil de mai versait sa claire lumière sur les pommiersépanouis, ronds comme d’immenses bouquets blancs, roses etparfumés, et qui mettaient sur la cour entière un toit de fleurs.Ils semaient sans cesse autour d’eux une neige de pétales menus,qui voltigeaient et tournoyaient en tombant dans l’herbe haute, oùles pissenlits brillaient comme des flammes, où les coquelicotssemblaient des gouttes de sang.

Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre énorme, lesmamelles gonflées, tandis qu’une troupe de petits porcs tournaientautour, avec leur queue roulée comme une corde.

Tout à coup, là-bas, derrière les arbres des fermes, la clochede l’église tinta. Sa voix de fer jetait dans le ciel joyeux sonappel faible et lointain. Des hirondelles filaient comme desflèches à travers l’espace bleu qu’enfermaient les grands hêtresimmobiles. Une odeur d’étable passait parfois, mêlée au souffledoux et sucré des pommiers.

Un des hommes debout devant la porte se tourna vers la maison etcria :

– Allons, allons, Mélina, v’là que ça sonne !

Il avait peut-être trente ans. C’était un grand paysan, que leslongs travaux des champs n’avaient point encore courbé ni déformé.Un vieux, son père, noueux comme un tronc de chêne, avec despoignets bossués et des jambes torses, déclara :

– Les femmes, c’est jamais prêt, d’abord.

Les deux autres fils du vieux se mirent à rire, et l’un, setournant vers le frère aîné, qui avait appelé le premier, lui dit:

– Va les quérir, Polyte. All’ viendront point avant midi.

Et le jeune homme entra dans sa demeure.

Une bande de canards arrêtée près des paysans se mit à crier enbattant des ailes ; puis ils partirent vers la mare de leurpas lent et balancé.

Alors, sur la porte demeurée ouverte, une grosse femme parut quiportait un enfant de deux mois. Les brides blanches de son hautbonnet lui pendaient sur le dos, retombant sur un châle rouge,éclatant comme un incendie, et le moutard, enveloppé de lingesblancs, reposait sur le ventre en bosse de la garde.

Puis la mère, grande et forte, sortit à son tour, à peine âgéede dix-huit ans, franche et souriante, tenant le bras de son homme.Et les deux grand-mères vinrent ensuite, fanées ainsi que devieilles pommes, avec une fatigue évidente dans leurs reins forcés,tournés depuis longtemps par les patientes et rudes besognes. Uned’elles était veuve ; elle prit le bras du grand-père, demeurédevant la porte, et ils partirent en tête du cortège, derrièrel’enfant et la sage-femme. Et le reste de la famille se mit enroute à la suite. Les plus jeunes portaient des sacs de papierpleins de dragées.

Là-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de toutesa force le frêle marmot attendu. Des gamins montaient sur lesfossés ; des gens apparaissaient aux barrières : des filles deferme restaient debout entre deux seaux pleins de lait qu’ellesposaient à terre pour regarder le baptême.

Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant, évitaitles flaques d’eau dans les chemins creux, entre les talus plantésd’arbres. Et les vieux venaient avec cérémonie, marchant un peu detravers, vu l’âge et les douleurs ; et les jeunes avaientenvie de danser, et ils regardaient les filles qui venaient lesvoir passer ; et le père et la mère allaient gravement, plussérieux, suivant cet enfant qui les remplacerait, plus tard, dansla vie, qui continuerait dans le pays leur nom, le nom des Dentu,bien connu par le canton.

Ils débouchèrent dans la plaine et prirent à travers les champspour éviter le long détour de la route.

On apercevait l’église maintenant, avec son clocher pointu. Uneouverture le traversait juste au-dessous du toit d’ardoises ;et quelque chose remuait là-dedans, allant et venant d’un mouvementvif, passant et repassant derrière l’étroite fenêtre. C’était lacloche qui sonnait toujours, criant au nouveau-né de venir, pour lapremière fois, dans la maison du bon Dieu.

Un chien s’était mis à suivre. On lui jetait des dragées, ilgambadait autour des gens.

La porte de l’église était ouverte. Le prêtre, un grand garçon àcheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi, lui, oncle dupetit, encore un frère du père, attendait devant l’autel. Et, ilbaptisa suivant les rites son neveu Prosper-César, qui se mit àpleurer en goûtant le sel symbolique.

Quand la cérémonie fut achevée, la famille demeura sur le seuilpendant que l’abbé quittait son surplis ; puis on se remit enroute. On allait vite maintenant, car on pensait au dîner. Toute lamarmaille du pays suivait, et, chaque fois qu’on lui jetait unepoignée de bonbons, c’était une mêlée furieuse, des luttes corps àcorps, des cheveux arrachés ; et le chien aussi se jetait dansle tas pour ramasser les sucreries, tiré par la queue, par lesoreilles, par les pattes, mais plus obstiné que les gamins.

La garde, un peu lasse, dit à l’abbé, qui marchait auprès d’elle:

– Dites donc, m’sieu le curé, si ça ne vous opposait pas de m’tenir un brin vot’ neveu pendant que je m’ dégourdirai. J’aiquasiment une crampe dans les estomacs.

Le prêtre prit l’enfant, dont la robe blanche faisait une grandetache éclatante sur la soutane noire, et il l’embrassa, gêné par celéger fardeau, ne sachant comment le tenir, comment le poser. Toutle monde se mit à rire. Une des grands-mères demanda de loin :

– Ça ne t’ fait-il point deuil, dis, l’abbé, qu’ tu n’en aurasjamais de comme ça ? Le prêtre ne répondit pas. Il allait àgrandes enjambées, regardant fixement le moutard aux yeux bleus,dont il avait envie d’embrasser encore les joues rondes. Il n’ytint plus, et, le levant jusqu’à son visage, il le baisalonguement.

Le père cria :

– Dis donc, curé, si t’en veux un, t’as qu’à le dire.

Et on se mit à plaisanter, comme plaisantent les gens deschamps.

Dès qu’on fut assis à table, la lourde gaieté campagnarde éclatacomme une tempête. Les deux autres fils allaient aussi semarier ; leurs fiancées étaient là, arrivées seulement pour lerepas ; et les invités ne cessaient de lancer des allusions àtoutes les générations futures que promettaient ces unions.

C’étaient des gros mots, fortement salés, qui faisaient ricanerles filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils tapaient dupoing sur la table, poussaient des cris. Le père et le grand-pèrene tarissaient point en propos polissons. La mère souriait ;les vieilles prenaient leur part de joie et lançaient aussi leurpart de gaillardises.

Le curé, habitué à ces débauches paysannes, restait tranquille,assis à côté de la garde, agaçant du doigt la petite bouche de sonneveu pour le faire rire. Il semblait surpris par la vue de cetenfant, comme s’il n’en avait jamais aperçu. Il le considérait avecune attention réfléchie, avec une gravité songeuse, avec unetendresse éveillée au fond de lui, une tendresse inconnue,singulière, vive et un peu triste, pour ce petit être fragile quiétait le fils de son frère.

Il n’entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait l’enfant.Il avait envie de le prendre encore sur ses genoux, car il gardait,sur sa poitrine et dans son cœur, la sensation douce de l’avoirporté tout à l’heure, en revenant de l’église. Il restait émudevant cette larve d’homme comme devant un mystère ineffable auquelil n’avait jamais pensé, un mystère auguste et saint, l’incarnationd’une âme nouvelle, le grand mystère de la vie qui commence, del’amour qui s’éveille, de la race qui se continue, de l’humanitéqui marche toujours.

La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, gênée parle petit qui l’écartait de la table.

L’abbé lui dit :

– Donnez-le-moi. Je n’ai pas faim.

Et il reprit l’enfant. Alors tout disparut autour de lui, touts’effaça ; et il restait les yeux fixés sur cette figure roseet bouffie ; et peu à peu, la chaleur du petit corps, àtravers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait lesjambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très bonne,très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait des larmes auxyeux.

Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L’enfant, agacé parces clameurs, se mit à pleurer.

Une voix s’écria :

– Dis donc, l’abbé, donne-lui à téter.

Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère s’étaitlevée ; elle prit son fils et l’emporte dans la chambrevoisine. Elle revint au bout de quelques minutes en déclarant qu’ildormait tranquillement dans son berceau.

Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de temps entemps dans la cour, puis rentraient se mettre à table. Les viandes,les légumes, le cidre et le vin s’engouffraient dans les bouches,gonflaient les ventres, allumaient les yeux, faisaient délirer lesesprits.

La nuit tombait quand on prit le café. Depuis longtemps leprêtre avait disparu, sans qu’on s’étonnât de son absence.

La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit dormaittoujours. Il faisait sombre à présent. Elle pénétra dans la chambreà tâtons ; et elle avançait, les bras étendus, pour ne pointheurter de meuble. Mais un bruit singulier l’arrêta net ; etelle ressortit effarée, sûre d’avoir entendu remuer quelqu’un. Ellerentra dans la salle, fort pâle, tremblante, et raconta la chose.Tous les hommes se levèrent en tumulte, gris et menaçants ; etle père, une lampe à la main, s’élança.

L’abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front surl’oreiller où reposait la tête de l’enfant.

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