Miss Harriet

6.

Au ministère, les deux hommes semblaient vivre en assez bonneintelligence. Une sorte de pacte tacite s’était fait entre eux pourcacher à leurs collègues les batailles de leur intérieur. Ilss’appelaient : « mon cher Cachelin » – « mon cher Lesable », etfeignaient même de rire ensemble, d’être heureux et contents,satisfaits de leur vie commune.

Lesable et Maze, de leur côté, se comportaient l’un vis-à-vis del’autre avec la politesse cérémonieuse d’adversaires qui ont faillise battre. Le duel raté dont ils avaient eu le frisson mettaitentre eux une politesse exagérée, une considération plus marquée,et peut-être un désir secret de rapprochement, venu de la crainteconfuse d’une complication nouvelle. On observait et on approuvaitleur attitude d’hommes du monde qui ont eu une affaired’honneur.

Ils se saluaient de fort loin, avec une gravité sévère, d’ungrand coup de chapeau tout à fait digne.

Ils ne se parlaient pas, aucun des deux ne voulant ou n’osantprendre sur lui de commencer.

Mais un jour, Lesable, que le chef demandait immédiatement, semit à courir pour marquer son zèle, et, au détour du couloir, ilalla donner de tout son élan dans le ventre d’un employé quiarrivait en sens inverse. C’était Maze. Ils reculèrent tous lesdeux, et Lesable demanda avec un empressement confus et poli : « Jene vous ai point fait de mal, monsieur ? »

L’autre répondit : « Nullement, monsieur. »

Depuis ce moment, ils jugèrent convenable d’échanger quelquesparoles en se rencontrant. Puis, entrant en lutte de courtoisie,ils eurent des prévenances l’un pour l’autre, d’où naquit bientôtune certaine familiarité, puis une intimité que tempérait uneréserve, l’intimité de gens qui s’étaient méconnus, mais dont unecertaine hésitation craintive retient encore l’élan ; puis, àforce de politesses et de visites de pièce à pièce, une camaraderies’établit.

Souvent ils bavardaient maintenant, en venant aux nouvelles dansle bureau du commis d’ordre. Lesable avait perdu de sa morgued’employé sûr d’arriver, Maze mettait de côté sa tenue d’homme dumonde ; et Cachelin se mêlait à la conversation, semblait voiravec intérêt leur amitié. Quelquefois, après le départ du beaucommis, qui s’en allait la taille droite, effleurant du front lehaut de la porte, il murmurait en regardant son gendre : « En voilàun gaillard, au moins ! »

Un matin, comme ils étaient là tous les quatre, car le pèreSavon ne quittait jamais sa copie, la chaise de l’expéditionnaire,sciée sans doute par quelque farceur, s’écroula sous lui, et lebonhomme roula sur le parquet en poussant un cri d’effroi.

Les trois autres se précipitèrent. Le commis d’ordre attribuacette machination aux communards et Maze voulait à toute force voirl’endroit blessé. Cachelin et lui essayèrent même de déshabiller levieux pour le panser, disaient-ils. Mais il résistaitdésespérément, criant qu’il n’avait rien.

Quand la gaieté fut apaisée, Cachelin, tout à coup, s’écria : «Dites donc, monsieur Maze, vous ne savez pas, maintenant que noussommes bien ensemble, vous devriez venir dîner dimanche à lamaison. Ça nous ferait plaisir à tous, à mon gendre, à moi, et à mafille qui vous connaît bien de nom, car on parle souvent du bureau.C’est dit, hein ? »

Lesable joignit ses instances, mais plus froidement, à celles deson beau-père : « Venez donc, vous nous ferez grand plaisir. »

Maze hésitait, embarrassé, souriant au souvenir de tous lesbruits qui couraient.

Cachelin le pressait : « Allons, c’est entendu ?

– Eh bien ! oui, j’accepte. »

Quand son père lui dit, en rentrant : « Tu ne sais pas, M. Mazevient dîner ici dimanche prochain », Cora, surprise d’abord,balbutia : « M. Maze ? – Tiens ! »

Et elle rougit jusqu’aux cheveux, sans savoir pourquoi. Elleavait si souvent entendu parler de lui, de ses manières, de sessuccès, car il passait dans le ministère pour entreprenant avec lesfemmes et irrésistible, qu’un désir de le connaître s’était éveilléen elle depuis longtemps.

Cachelin reprit en se frottant les mains : « Tu verras, c’est unrude gars, et un beau garçon. Il est haut comme un carabinier, ilne ressemble pas à ton mari, celui-là ! » Elle ne réponditrien, confuse comme si on eût pu deviner qu’elle avait rêvé delui.

On prépara ce dîner avec autant de sollicitude que celui deLesable autrefois. Cachelin discutait les plats, voulait que ce fûtbien, et comme si une confiance inavouée, encore indécise, eûtsurgi dans son cœur, il semblait plus gai, tranquillisé par quelqueprévision secrète et sûre.

Toute la journée du dimanche, il surveilla les préparatifs avecagitation, tandis que Lesable traitait une affaire urgente apportéela veille du bureau. On était dans la première semaine de novembreet le jour de l’an approchait.

À sept heures, Maze arriva, plein de bonne humeur. Il entracomme chez lui et offrit, avec un compliment, un gros bouquet deroses à Cora. Il ajouta, de ce ton familier des gens habitués aumonde : « Il me semble, madame, que je vous connais un peu, et queje vous ai connue toute petite fille, car voici bien des années quevotre père me parle de vous. »

Cachelin, en apercevant les fleurs, s’écria : « Ça, au moins,c’est distingué. » Et sa fille se rappela que Lesable n’en avaitpoint apporté le jour de sa présentation. Le beau commis semblaitenchanté, riait en bon enfant, qui vient pour la première fois chezde vieux amis, et lançait à Cora des galanteries discrètes qui luiempourpraient les joues.

Il la trouva fort désirable. Elle le jugea fort séduisant. Quandil fut parti, Cachelin demanda : « Hein ! quel bon zig, etquel sacripant ça doit faire ! Il parait qu’il enjôle toutesles femmes. »

Cora, moins expansive, avoua cependant qu’elle le trouvait «aimable et pas si poseur qu’elle aurait cru. »

Lesable, qui semblait moins las et moins triste que de coutume,convint qu’il l’avait « méconnu » dans les premiers temps.

Maze revint avec réserve d’abord, puis plus souvent. Il plaisaità tout le monde. On l’attirait, on le soignait. Cora lui faisaitles plats qu’il aimait. Et l’intimité des trois hommes fut bientôtsi vive qu’ils ne se quittaient plus guère. Le nouvel ami emmenaitla famille au théâtre, en des loges obtenues par les journaux.

On retournait à pied, la nuit, le long des rues pleines demonde, jusqu’à la porte du ménage Lesable. Maze et Cora marchaientdevant, d’un pas égal, hanche à hanche, balancés d’un mêmemouvement, d’un même rythme, comme deux êtres créés pour aller côteà côte dans la vie. Ils parlaient à mi-voix, car ils s’entendaientà merveille, en riant d’un rire étouffé ; et parfois la jeunefemme se retournait pour jeter derrière elle un coup d’œil sur sonpère et son mari.

Cachelin les couvrait d’un regard bienveillant, et souvent, sanssonger qu’il parlait à son gendre, il déclarait : « Ils ont bonnetournure tout de même, ça fait plaisir de les voir ensemble. »Lesable répondait tranquillement : « Ils sont presque de la mêmetaille », et heureux de sentir que son cœur battait moins fort,qu’il soufflait moins en marchant vite et qu’il était en tout plusgaillard, il laissait s’évanouir peu à peu sa rancune contre sonbeau-père dont les quolibets méchants avaient d’ailleurs cessédepuis quelque temps.

Au jour de l’an il fut nommé commis principal. Il en éprouva unejoie si véhémente, qu’il embrassa sa femme en rentrant, pour lapremière fois depuis six mois. Elle en parut tout interdite, gênéecomme s’il eût fait une chose inconvenante ; et elle regardaMaze qui était venu pour lui présenter, à l’occasion du premierjanvier, ses hommages et ses souhaits. Il eut l’air lui-mêmeembarrassé et il se tourna vers la fenêtre, en homme qui ne veutpas voir.

Mais Cachelin bientôt redevint irritable et mauvais, et ilrecommença à harceler son gendre de plaisanteries. Parfois même ilattaquait Maze, comme s’il lui en eût voulu aussi de la catastrophesuspendue sur eux et dont la date inévitable se rapprochait àchaque minute.

Seule, Cora paraissait tout à fait tranquille, tout à faitheureuse, tout à fait radieuse. Elle avait oublié, semblait-il, leterme menaçant et si proche.

On atteignit mars. Tout espoir semblait perdu, car il y auraittrois ans, au vingt juillet, que tante Charlotte était morte.

Un printemps précoce faisait germer la terre ; et Mazeproposa à ses amis de faire une promenade au bord de la Seine, undimanche, pour cueillir des violettes dans les buissons.

Ils partirent par un train matinal et descendirent àMaisons-Laffitte. Un frisson d’hiver courait encore dans lesbranches nues, mais l’herbe reverdie, luisante, était déjà tachéede fleurs blanches et bleues ; et les arbres fruitiers sur lescoteaux semblaient enguirlandés de roses, avec leurs bras maigrescouverts de bourgeons épanouis.

La Seine, lourde, coulait, triste et boueuse des pluiesdernières, entre ses berges rongées par les crues de l’hiver ;et toute la campagne trempée d’eau, semblant sortir d’un bain,exhalait une saveur d’humidité douce sous la tiédeur des premiersjours de soleil.

On s’égara dans le parc. Cachelin, morne, tapait de sa canne desmottes de terre, plus accablé que de coutume, songeant plusamèrement, ce jour-là, à leur infortune bientôt complète. Lesable,morose aussi, craignait de se mouiller les pieds dans l’herbe,tandis que sa femme et Maze cherchaient à faire un bouquet. Cora,depuis quelques jours, semblait souffrante, lasse et pâlie.

Elle fut tout de suite fatiguée et voulut rentrer pour déjeuner.On gagna un petit restaurant contre un vieux moulin croulant ;et le déjeuner traditionnel des Parisiens en sortie fut bientôtservi sous la tonnelle, sur la table de bois vêtue de deuxserviettes, et tout près de la rivière.

On avait croqué des goujons frits, mâché le bœuf entouré depommes de terre, et on passait le saladier plein de feuillesvertes, quand Cora se leva brusquement, et se mit à courir vers laberge, en tenant à deux mains sa serviette sur sa bouche.

Lesable, inquiet, demanda : « Qu’est-ce qu’elle a donc ? »Maze, troublé, rougit, balbutia : « Mais… Je ne sais pas… elleallait bien tout à l’heure ! » et Cachelin demeurait effaré,la fourchette en l’air avec une feuille de salade au bout.

Il se leva, cherchant à voir sa fille. En se penchant, ill’aperçut la tête contre un arbre, malade. Un soupçon rapide luicoupa les jarrets et il s’abattit sur sa chaise, jetant des regardseffarés sur les deux hommes qui semblaient maintenant aussi confusl’un que l’autre. Il les fouillait de son œil anxieux, n’osant plusparler, fou d’angoisse et d’espérance.

Un quart d’heure s’écoula dans un silence profond. Et Corareparut, un peu pâle, marchant avec peine. Personne ne l’interrogead’une façon précise ; chacun paraissait deviner un événementheureux, pénible à dire, brûler de le savoir et craindre del’apprendre. Seul Cachelin lui demanda : « Ça va mieux ? »Elle répondit : « Oui, merci, ce n ‘était rien. Mais nousrentrerons de bonne heure, j’ai un peu de migraine. »

Et pour repartir, elle prit le bras de son mari comme poursignifier quelque chose de mystérieux qu’elle n’osait avouerencore.

On se sépara dans la gare Saint-Lazare. Maze, prétextant uneaffaire dont le souvenir lui revenait, s’en alla après avoir saluéet serré les mains.

Dès que Cachelin fut seul avec sa fille et son gendre il demanda: « Qu’est-ce que tu as eu pendant le déjeuner ? »

Mais Cora ne répondit point d’abord ; puis, après avoirhésité quelque temps : « Ce n’était rien. Un petit mal au cœur.»

Elle marchait d’un pas alangui, avec un sourire sur les lèvres.Lesable, mal à l’aise, l’esprit troublé, hanté d’idées confuses,contradictoires, plein d’appétits de luxe, de colère sourde, dehonte inavouable, de lâcheté jalouse, faisait comme ces dormeursqui ferment les yeux au matin pour ne point voir le rayon delumière glissant entre les rideaux et qui coupe leur lit d’un traitbrillant.

Dès qu’il fut rentré, il parla d’un travail à finir ets’enferma.

Alors Cachelin, posant les deux mains sur les épaules de safille : « Tu es enceinte, hein ? »

Elle balbutia : « Oui, je le crois. Depuis deux mois. »

Elle n’avait point fini de parler qu’il bondissaitd’allégresse ; puis il se mit à danser autour d’elle un cancande bal public, vieux ressouvenir de ses jours de garnison. Illevait la jambe, sautait malgré son ventre, secouait l’appartementtout entier. Les meubles se balançaient, les verres se heurtaientdans le buffet, la suspension oscillait et vibrait comme la lamped’un navire.

Puis il prit dans ses bras sa fille chérie et l’embrassafrénétiquement ; puis, lui jetant d’une façon familière unepetite tape sur le ventre : « Ah ! ça y est, enfin !L’as-tu dit à ton mari ? »

Elle murmura, intimidée tout à coup : « Non… pas encore… je…j’attendais. »

Mais Cachelin s’écria : « Bon, c’est bon. Ça te gêne. Attends,je vais le lui dire, moi ! »

Et il se précipita dans l’appartement de son gendre. En levoyant entrer, Lesable, qui ne faisait rien, se dressa. Maisl’autre ne lui laissa pas le temps de se reconnaître : « Vous savezque votre femme est grosse ? »

L’époux, interdit, perdait contenance, et ses pommettesdevinrent rouges.

« Quoi ? Comment ? Cora ? Vous dites ?

– Je dis qu’elle est grosse, entendez-vous ? En voilà unechance ! »

Et dans sa joie, il lui prit les mains, les serra, les secoua,comme pour le féliciter, le remercier ; il répétait : «Ah ! enfin, ça y est. C’est bien ! c’est bien !Songez donc, la fortune est à nous. » Et, n’y tenant plus, il leserra dans ses bras.

Il criait : « Plus d’un million, songez, plus d’unmillion ! » Il se remit à danser, puis soudain : « Mais venezdonc, elle vous attend : venez l’embrasser, au moins ! » et leprenant à plein corps, il le poussa devant lui et le lança commeune balle dans la salle où Cora était restée, debout, inquiète,écoutant.

Dès qu’elle aperçut son mari, elle recula, étranglée par unebrusque émotion. Il restait devant elle, pâle et torturé. Il avaitl’air d’un juge et elle d’une coupable. Enfin il dit : « Il paraîtque tu es enceinte ? » Elle balbutia d’une voix tremblante : «Ça en a l’air. »

Mais Cachelin les saisit tous les deux par le cou et il lescolla l’un à l’autre, nez à nez, en criant : « Embrassez-vous donc,nom d’un chien ! Ça en vaut bien la peine. » Et, quand il leseut lâchés, il déclara, débordant d’une joie folle : « Enfin, c’estpartie gagnée ! Dites donc, Léopold, nous allons tout de suiteacheter une propriété à la campagne. Là, au moins vous pourrezremettre votre santé. »

À cette idée, Lesable tressaillit. Son beau-père reprit : « Nousy inviterons M. Torchebeuf avec sa dame, et comme le sous-chef estau bout du rouleau, vous pourrez prendre sa succession. C’est unacheminement. »

Lesable voyait les choses, à mesure que parlait Cachelin ;il se voyait lui-même, recevant le chef, devant une jolie propriétéblanche, au bord de la rivière. Il avait une veste de coutil, et unpanama sur la tête.

Quelque chose de doux lui entrait dans le cœur à cetteespérance, quelque chose de tiède et de bon qui semblait se mêler àlui, le rendre léger et déjà mieux portant.

Il sourit, sans répondre encore.

Cachelin, grisé d’espoirs, emporté dans les rêves, continuait :« Qui sait ? nous pourrons prendre de l’influence dans lepays. Vous serez peut-être député. Dans tous les cas, nous pourronsvoir la société de l’endroit, et nous payer des douceurs. Vousaurez un petit cheval et un panier pour aller chaque jour à lagare. »

Des images de luxe, d’élégance et de bien-être s’éveillaientdans l’esprit de Lesable. La pensée qu’il conduirait lui-même unemignonne voiture, comme ces gens riches dont il avait si souventenvié le sort, détermina sa satisfaction. Il ne put s’empêcher dedire : « Ah ! ça oui, c’est charmant, par exemple. »

Cora, le voyant gagné, souriait aussi, attendrie etreconnaissante ; et Cachelin, qui ne distinguait plusd’obstacles, déclara :

« Nous allons dîner au restaurant. Sacristi ! il faut nouspayer une petite noce. »

Ils étaient un peu gris en rentrant tous les trois, et Lesable,qui voyait double et dont toutes les idées dansaient, ne putregagner son cabinet noir. Il se coucha, peut-être par mégarde,peut-être par oubli, dans le lit encore vide où allait entrer safemme. Et toute la nuit il lui sembla que sa couche oscillait commeun bateau, tanguait, roulait et chavirait. Il eut même un peu lemal de mer.

Il fut bien surpris, en s’éveillant, de trouver Cora dans sesbras.

Elle ouvrit les yeux, sourit, et l’embrassa avec un élan subit,plein de gratitude et d’affection. Puis elle lui dit, de cette voixdouce qu’ont les femmes dans leurs câlineries : « Si tu veux êtrebien gentil, tu n’iras pas aujourd’hui au ministère. Tu n’as plusbesoin d’être si exact, Puisque nous allons être très riches. Etnous partirions encore à la campagne, tous les deux, tout seuls.»

Il se sentait reposé, plein de ce bien-être las qui suit lescourbatures des fêtes, et engourdi dans la chaleur de la couche. Iléprouvait une envie lourde de rester là longtemps, de ne plus rienfaire que de vivre tranquille dans la mollesse. Un besoin deparesse inconnu et puissant paralysait son âme, envahissait soncorps. Et une pensée vague, continue, heureuse, flottait en lui :Il allait être riche, indépendant.

Mais tout à coup une peur le saisit, et il demanda tout bas,comme s’il eût craint que ses paroles fussent entendues par lesmurs : « Es-tu bien sûre d’être enceinte, au moins ? »

Elle le rassura tout de suite : « Oh ! oui, va. Je ne mesuis pas trompée. »

Et lui, un peu inquiet encore, se mit à la tâter doucement. Ilparcourait de la main son ventre enflé. Il déclara : « Oui, c’estvrai – mais tu ne seras pas accouchée avant la date. On contesterapeut-être notre droit. »

À cette supposition une colère la prit. – Ah ! mais non,par exemple, on n’allait pas la chicaner maintenant, après tant demisères, de peines et d’efforts, ah, mais non ! – Elle s’étaitassise, bouleversée par l’indignation.

« Allons de suite chez le notaire », dit-elle.

Mais il fut d’avis de se procurer d’abord un certificat demédecin. Ils retournèrent donc chez le docteur Lefilleul.

Il les reconnut aussitôt et demanda : « Eh bien, avez-vousréussi ? »

Ils rougirent tous deux jusqu’aux oreilles, et Cora, perdant unpeu contenance, balbutia : « Je crois que oui, monsieur. »

Le médecin se frottait les mains : « Je m’y attendais, je m’yattendais. Le moyen que je vous ai indiqué ne manque jamais, àmoins d’incapacité radicale d’un des conjoints. »

Quand il eut examiné la jeune femme il déclara : « Ça y est,bravo ! »

Et il écrivit sur une feuille de papier : « Je soussigné,docteur en médecine de la Faculté de Paris, certifie que MmeLéopold Lesable, née Cachelin, présente tous les symptômes d’unegrossesse datant de trois mois environ. »

Puis, se tournant vers Lesable : « Et vous ? Cettepoitrine, et ce cœur ? » Il l’ausculta et le trouva tout àfait guéri.

Ils repartirent, heureux et joyeux, bras à bras, d’un piedléger. Mais en route, Léopold eut une idée : « Tu ferais peut-êtrebien, avant d’aller chez le notaire, de passer une ou deuxserviettes dans la ceinture, ça tirera l’œil et ça vaudra mieux. Ilne croira pas que nous voulons gagner du temps. »

Ils rentrèrent donc, et il déshabilla lui-même sa femme pour luiajuster un flanc trompeur. Dix fois de suite il changea lesserviettes de place, et il s’éloignait de quelques pas afin deconstater l’effet, cherchant à obtenir une vraisemblanceabsolue.

Lorsqu’il fut content du résultat, ils repartirent, et dans larue il semblait fier de promener ce ventre en bosse qui attestaitsa virilité.

Le notaire les reçut avec bienveillance. Puis il écouta leurexplication, parcourut de l’œil le certificat, et comme Lesableinsistait : « Du reste, monsieur, il suffit de la voir une seconde», il jeta un regard convaincu sur la taille épaisse et pointue dela jeune femme.

Ils attendaient, anxieux ; l’homme de loi déclara : «Parfaitement. Que l’enfant soit né ou à naître, il existe, et ilvit. Donc, nous sursoierons à l’exécution du testament jusqu’àl’accouchement de madame. »

En sortant de l’étude, ils s’embrassèrent dans l’escalier, tantleur joie était véhémente.

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