Miss Harriet

3.

Le jeune ménage s’installa sur le même palier que Cachelin etque Mlle Charlotte, dans un logement pareil au leur et dont onexpulsa le locataire.

Une inquiétude, cependant, agitait l’esprit de Lesable : latante n’avait voulu assurer son héritage à Cora par aucun actedéfinitif. Elle avait cependant consenti à jurer « devant Dieu »que son testament était fait et déposé chez maître Belhomme,notaire. Elle avait promis, en outre, que toute sa fortunereviendrait à sa nièce, sous réserve d’une condition. Pressée derévéler cette condition, elle refusa de s’expliquer, mais elleavait encore juré avec un petit sourire bienveillant que c’étaitfacile à remplir.

Devant ces explications et cet entêtement de vieille dévote,Lesable crut devoir passer outre, et comme la jeune fille luiplaisait beaucoup, son désir triomphant de ses incertitudes, ils’était rendu aux efforts de Cachelin.

Maintenant il était heureux, bien que harcelé toujours par undoute. Et il aimait sa femme qui n’avait en rien trompé sesattentes. Sa vie s’écoulait, tranquille et monotone. Il s’étaitfait d’ailleurs en quelques semaines à sa nouvelle situationd’homme marié, et il continuait à se montrer l’employé accompli dejadis.

L’année s’écoula. Le jour de l’an revint. Il n’eut pas, à sagrande surprise, l’avancement sur lequel il comptait. Maze etPitolet passèrent seuls au grade au-dessus ; et Boisseldéclara confidentiellement à Cachelin qu’il se promettait deflanquer une roulée à ses deux confrères, un soir, en sortant, enface de la grande porte, devant tout le monde. Il n’en fitrien.

Pendant huit jours, Lesable ne dormit point d’angoisse de ne pasavoir été promu, malgré son zèle. Il faisait pourtant une besognede chien ; il remplaçait indéfiniment le sous-chef, M. Rabot,malade neuf mois par an à l’hôpital du Val-de-Grâce ; ilarrivait tous les matins à huit heures et demie ; il partaittous les soirs à six heures et demie. Que voulait-on de plus ?Si on ne lui savait pas gré d’un pareil travail et d’un semblableeffort, il ferait comme les autres, voilà tout. À chacun suivant sapeine. Comment donc M. Torchebeuf, qui le traitait ainsi qu’unfils, avait-il pu le sacrifier ? Il voulait en avoir le cœurnet. Il irait trouver le chef et s’expliquerait avec lui.

Donc, un lundi matin, avant la venue de ses confrères, il frappaà la porte de ce potentat.

Une voix aigre cria : « Entrez ! » Il entra.

Assis devant une grande table couverte de paperasses, tout petitavec une grosse tête qui semblait posée sur son buvard, M.Torchebeuf écrivait. Il dit, en apercevant son employé préféré : «Bonjour, Lesable ; vous allez bien ? »

Le jeune homme répondit : « Bonjour, cher maître, fort bien, etvous-même ? »

Le chef cessa d’écrire et fit pivoter son fauteuil. Son corpsmince, frêle, maigre, serré dans une redingote noire de formesérieuse, semblait tout à fait disproportionné avec le grand siègeà dossier de cuir. Une rosette d’officier de la Légion d’honneur,énorme, éclatante, mille fois trop large aussi pour la personne quila portait, brillait comme un charbon rouge sur la poitrineétroite, écrasée sous un crâne considérable, comme si l’individutout entier se fût développé en dôme, à la façon deschampignons.

La mâchoire était pointue, les joues creuses, les yeuxsaillants, et le front démesuré, couvert de cheveux blancs rejetésen arrière.

M. Torchebœuf prononça : « Asseyez-vous, mon ami, et dites-moice qui vous amène. »

Pour tous les autres employés il se montrait d’une rudessemilitaire, se considérant comme un capitaine à son bord, car leministère représentait pour lui un grand navire, le vaisseau amiralde toutes les flottes françaises. Lesable, un peu ému, un peu pâle,balbutia : « Cher maître, je viens vous demander si j’ai déméritéen quelque chose ?

– Mais non, mon cher, pourquoi me posez-vous cettequestion-là ?

– C’est que j’ai été un peu surpris de ne pas recevoird’avancement cette année comme les années dernières. Permettez-moide m’expliquer jusqu’au bout, cher maître, en vous demandant pardonde mon audace. Je sais que j’ai obtenu de vous des faveursexceptionnelles et des avantages inespérés. Je sais quel’avancement ne se donne, en général, que tous les deux ou troisans ; mais permettez-moi encore de vous faire remarquer que jefournis au bureau à peu près quatre fois la somme de travail d’unemployé ordinaire et deux fois au moins la somme de temps. Si doncon mettait en balance le résultat de mes efforts comme labeur et lerésultat comme rémunération, on trouverait certes celui-ci bienau-dessous de celui-là ! »

Il avait préparé avec soin sa phrase qu’il jugeaitexcellente.

M. Torchebeuf, surpris, cherchait sa réplique. Enfin, ilprononça d’un ton un peu froid : « Bien qu’il ne soit pasadmissible, en principe, qu’on discute ces choses entre chef etemployé, je veux bien pour cette fois vous répondre, eu égard à vosservices très méritants.

« Je vous ai proposé pour l’avancement, comme les annéesprécédentes. Mais le directeur a écarté votre nom en se basant surce que votre mariage vous assure un bel avenir, plus qu’uneaisance, une fortune que n’atteindront jamais vos modestescollègues. N’est-il pas équitable, en somme de faire un peu la partde la condition de chacun ? Vous deviendrez riche, très riche.Trois cents francs de plus par an ne seront rien pour vous, tandisque cette petite augmentation comptera beaucoup dans la poche desautres. Voilà, mon ami, la raison qui vous a fait rester en arrièrecette année. »

Lesable, confus et irrité, se retira.

Le soir, au dîner, il fut désagréable pour sa femme. Elle semontrait ordinairement gaie et d’humeur assez égale, maisvolontaire ; et elle ne cédait jamais quand elle voulait bienune chose. Elle n’avait plus pour lui le charme sensuel despremiers temps, et bien qu’il eût toujours un désir éveillé, carelle était fraîche et jolie, il éprouvait par moments cettedésillusion si proche de l’écœurement que donne bientôt la vie encommun de deux êtres. Les mille détails triviaux ou grotesques del’existence, les toilettes négligées du matin, la robe de chambreen laine commune, vieille, usée, le peignoir fané, car on n’étaitpas riche, et aussi toutes les besognes nécessaires vues de tropprès dans un ménage pauvre, lui dévernissaient le mariage, fanaientcette fleur de poésie qui séduit, de loin, les fiancés.

Tante Charlotte lui rendait aussi son intérieur désagréable, carelle n’en sortait plus ; elle se mêlait de tout, voulaitgouverner tout, faisait des observations sur tout, et comme onavait une peur horrible de la blesser, on supportait tout avecrésignation, mais aussi avec une exaspération grandissante etcachée.

Elle allait à travers l’appartement de son pas traînant devieille ; et sa voix grêle disait sans cesse : « vous devriezbien faire ceci ; vous devriez bien faire cela. »

Quand les deux époux se trouvaient en tête-à-tête, Lesableénervé s’écriait : « Ta tante devient intolérable. Moi, je n’enveux plus. Entends-tu ? je n’en veux plus. » Et Cora répondaitavec tranquillité : « Que veux-tu que j’y fasse, moi ? »

Alors il s’emportait : « C’est odieux d’avoir une famillepareille ! »

Et elle répliquait, toujours calme : « Oui, la famille estodieuse, mais l’héritage est bon, n’est-ce pas ? Ne fais doncpas l’imbécile. Tu as autant d’intérêt que moi à ménager tanteCharlotte. »

Et il se taisait, ne sachant que répondre.

La tante, maintenant les harcelait sans cesse avec l’idée fixed’un enfant. Elle poussait Lesable dans les coins et lui soufflaitdans la figure : « Mon neveu, j’entends que vous soyez père avantma mort. Je veux voir mon héritier. Vous ne me ferez pas accroireque Cora ne soit point faite pour être mère. Il suffit de laregarder. Quand on se marie, mon neveu, c’est pour avoir de lafamille, pour faire souche. Notre sainte mère l’Église défend lesmariages stériles. Je sais bien que vous n’êtes pas riches et qu’unenfant cause de la dépense. Mais après moi vous ne manquerez derien. Je veux un petit Lesable, je le veux, entendez-vous !»

Comme, après quinze mois de mariage, son désir ne s’était pointencore réalisé, elle conçut des doutes et devint pressante ;et elle donnait tout bas des conseils à Cora, des conseilspratiques, en femme qui a connu bien des choses, autrefois, et quisait encore s’en souvenir à l’occasion.

Mais un matin elle ne put se lever, se sentant indisposée.

Comme elle n’avait jamais été malade, Cachelin, très ému, vintfrapper à la porte de son gendre : « Courez vite chez le docteurBarbette, et vous direz au chef, n’est-ce pas, que je n’irai pointau bureau aujourd’hui, vu la circonstance. »

Lesable passa une journée d’angoisses, incapable de travailler,de rédiger et d’étudier les affaires. M. Torchebeuf, surpris, luidemanda : « Vous êtes distrait, aujourd’hui, monsieurLesable ? » Et Lesable, nerveux, répondit : « Je suis trèsfatigué, cher maître, j’ai passé toute la nuit auprès de notretante dont l’état est fort grave. »

Mais le chef reprit froidement : « Du moment que M. Cachelin estresté près d’elle, cela devrait suffire. Je ne peux pas laisser monbureau se désorganiser pour des raisons personnelles à mesemployés. »

Lesable avait placé sa montre devant lui sur sa table, et ilattendait cinq heures avec une impatience fébrile. Dès que lagrosse horloge de la grande cour sonna, il s’enfuit, quittant, pourla première fois, le bureau à la minute réglementaire.

Il prit même un fiacre pour rentrer, tant son inquiétude étaitvive ; et il monta l’escalier en courant.

La bonne vint ouvrir ; il balbutia : « Commentva-t-elle ?

– Le médecin dit qu’elle est bien bas. »

Il eut un battement de cœur et demeura tout ému : « Ah !vraiment. »

Est-ce que par hasard, elle allait mourir ?

Il n’osait pas entrer maintenant dans la chambre de la malade,et il fit appeler Cachelin qui la gardait.

Son beau-père apparut aussitôt, ouvrant la porte avecprécaution. Il avait sa robe de chambre et son bonnet grec commelorsqu’il passait de bonnes soirées au coin du feu ; et ilmurmura à voix basse : « Ça va mal, très mal. Depuis quatre heureselle est sans connaissance. On l’a même administrée dansl’après-midi. »

Alors Lesable sentit une faiblesse lui descendre dans lesjambes, et il s’assit :

– Où est ma femme ?

– Elle est auprès d’elle.

– Qu’est-ce que dit au juste le docteur ?

– Il dit que c’est une attaque. Elle en peut revenir, mais ellepeut aussi mourir cette nuit.

– Avez-vous besoin de moi ? Si vous n’en avez pas besoin,j’aime mieux ne pas entrer. Cela me serait pénible de la revoirdans cet état.

– Non. Allez chez vous. S’il y a quelque chose de nouveau, jevous ferai appeler tout de suite.

Et Lesable retourna chez lui. L’appartement lui parut changé,plus grand, plus clair. Mais comme il ne pouvait tenir en place, ilpassa sur le balcon.

On était alors aux derniers jours de juillet, et le grand soleilau moment de disparaître derrière les deux tours du Trocadéro,versait une pluie de flamme sur l’immense peuple des toits.

L’espace, d’un rouge éclatant à son pied, prenait plus haut desteintes d’or pâle, puis des teintes jaunes, puis des teintesvertes, d’un vert léger frotté de lumière, puis il devenait bleu,d’un bleu pur et frais sur les têtes.

Les hirondelles passaient comme des flèches, à peine visibles,dessinant sur le fond vermeil du ciel le profil crochu et fuyant deleurs ailes. Et sur la foule infinie des maisons, sur la campagnelointaine, planait une nuée rose, une vapeur de feu dans laquellemontaient, comme dans une apothéose, les flèches des clochers, tousles sommets sveltes des monuments. L’Arc de Triomphe de l’Étoileapparaissait énorme et noir dans l’incendie de l’horizon, et ledôme des Invalides semblait un autre soleil tombé du firmament surle dos d’un édifice.

Lesable tenait à deux mains la rampe de fer, buvant l’air commeon boit du vin, avec une envie de sauter, de crier, de faire desgestes violents, tant il se sentait envahi par une joie profonde ettriomphante. La vie lui apparaissait radieuse, l’avenir plein debonheur ! Qu’allait-il faire ? Et il rêva.

Un bruit derrière lui, le fit tressaillir. C’était sa femme.Elle avait les yeux rouges, les joues un peu enflées, l’airfatigué. Elle tendit son front pour qu’il l’embrassât, puis elledit : « On va dîner chez papa pour rester près d’elle. La bonne nela quittera pas pendant que nous mangerons. »

Et il la suivit dans l’appartement voisin.

Cachelin était déjà à table, attendant sa fille et son gendre.Un poulet froid, une salade de pommes de terre et un compotier defraises étaient posés sur le dressoir, et la soupe fumait dans lesassiettes.

On s’assit. Cachelin déclara : « Voilà des journées comme jen’en voudrais pas souvent. Ça n’est pas gai. » Il disait cela avecun ton d’indifférence dans l’accent et une sorte de satisfactionsur le visage. Et il se mit à dévorer en homme de grand appétit,trouvant le poulet excellent et la salade de pommes de terre tout àfait rafraîchissante. Mais Lesable se sentait l’estomac serré etl’âme inquiète, et il mangeait à peine, l’oreille tendue vers lachambre voisine, qui demeurait silencieuse comme si personne ne s’yfût trouvé. Cora n’avait pas faim non plus, émue, larmoyante,s’essuyant un œil de temps en temps avec un coin de saserviette.

Cachelin demanda : « Qu’a dit le chef ? »

Et Lesable donna des détails, que son beau-père voulaitminutieux, qu’il lui faisait répéter, insistant pour tout savoircomme s’il eût été absent du ministère pendant un an.

« Ça a dû faire une émotion quand on a su qu’elle étaitmalade ? » Et il songeait à sa rentrée glorieuse quand elleserait morte, aux têtes de ses collègues ; il prononçapourtant, comme pour répondre à un remords secret : « Ce n’est pasque je lui désire du mal à la chère femme ! Dieu sait que jevoudrais la conserver longtemps, mais ça fera de l’effet tout demême. Le père Savon en oubliera la Commune. »

On commençait à manger les fraises quand la porte de la malades’entrouvrit. La commotion fut telle chez les dîneurs qu’ils setrouvèrent, d’un seul coup, debout tous les trois, effarés. Et lapetite bonne parut, gardant toujours son air calme et stupide. Elleprononça tranquillement : « Elle ne souffle plus. »

Et Cachelin, jetant sa serviette sur les plats, se précipitacomme un fou ; Cora le suivit, le cœur battant ; maisLesable demeura debout près de la porte, épiant de loin la tachepâle du lit à peine éclairé par la fin du jour. Il voyait le dos deson beau-père penché vers la couche, ne remuant pas,examinant ; et tout d’un coup il entendit sa voix qui luiparut venir de loin, de très loin, du bout du monde, une de cesvoix qui passent dans les rêves et qui vous disent des chosessurprenantes. Elle prononçait : « C’est fait ! on n’entendplus rien. » Il vit sa femme tomber à genoux, le front sur le drapet sanglotant. Alors il se décida à entrer, et, comme Cachelins’était relevé, il aperçut, sur la blancheur de l’oreiller, lafigure de tante Charlotte, les yeux fermés, si creuse, si rigide,si blême, qu’elle avait l’air d’une bonne femme en cire.

Il demanda avec angoisse : « Est-ce fini ? »

Cachelin, qui contemplait aussi sa sœur, se tourna vers lui etils se regardèrent. Il répondit « Oui », voulant forcer son visageà une expression désolée, mais les deux hommes s’étaient pénétrésd’un coup d’œil, et sans savoir pourquoi, instinctivement, ils sedonnèrent une poignée de main, comme pour se remercier l’un l’autrede ce qu’ils avaient fait l’un pour l’autre.

Alors, sans perdre de temps, ils s’occupèrent avec activité detoutes les besognes que réclame un mort.

Lesable se chargea d’aller chercher le médecin et de faire, leplus vite possible, les courses les plus pressées.

Il prit son chapeau et descendit l’escalier en courant, ayanthâte d’être dans la rue, d’être seul, de respirer, de penser, dejouir solitairement de son bonheur.

Lorsqu’il eut terminé ses commissions, au lieu de rentrer ilgagna le boulevard, poussé par le désir de voir du monde, de semêler au mouvement, à la vie heureuse du soir. Il avait envie decrier aux passants : « J’ai cinquante mille livres de rentes », etil allait, les mains dans les poches, s’arrêtant devant lesétalages, examinant les riches étoffes, les bijoux, les meubles deluxe, avec cette pensée joyeuse : « Je pourrai me payer celamaintenant. »

Tout à coup il passa devant un magasin de deuil et une idéebrusque l’effleura : « Si elle n’était point morte ? S’ilss’étaient trompés ? »

Et il revint vers sa demeure, d’un pas plus pressé, avec cedoute flottant dans l’esprit.

En rentrant il demanda : « Le docteur est-il venu ? »

Cachelin répondit : « Oui. Il a constaté le décès, et il s’estchargé de la déclaration. »

Ils entrèrent dans la chambre de la morte. Cora pleuraittoujours, assise dans un fauteuil. Elle pleurait très doucement,sans peine, presque sans chagrin maintenant, avec cette facilité delarmes qu’ont les femmes.

Dès qu’ils se trouvèrent tous trois dans l’appartement, Cachelinprononça à voix basse : « À présent que la bonne est partie secoucher, nous pouvons regarder s’il n’y a rien de caché dans lesmeubles. »

Et les deux hommes se mirent à l’œuvre. Ils vidaient lestiroirs, fouillaient dans les poches, dépliaient les moindrespapiers. À minuit, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant. Coras’était assoupie, et elle ronflait un peu, d’une façon régulière.César demanda : « Est-ce que nous allons rester ici jusqu’aujour ? » Lesable, perplexe, jugeait cela plus convenable.Alors le beau-père en prit son parti : « En ce cas, dit-il,apportons des fauteuils » ; et ils allèrent chercher les deuxautres sièges capitonnés qui meublaient la chambre des jeunesépoux.

Une heure plus tard, les trois parents dormaient avec desronflements inégaux, devant le cadavre glacé dans son éternelleimmobilité.

Ils se réveillèrent au jour, comme la petite bonne entrait dansla chambre. Cachelin aussitôt avoua, en se frottant les paupières :« Je me suis un peu assoupi depuis une demi-heure à peu près. »

Mais Lesable, qui avait aussitôt repris possession de lui,déclara : « Je m’en suis bien aperçu. Moi, je n’ai pas perduconnaissance une seconde ; j’avais seulement fermé les yeuxpour les reposer. »

Cora regagna son appartement.

Alors Lesable demanda avec une apparente indifférence : « Quandvoulez-vous que nous allions chez le notaire prendre connaissancedu testament ?

– Mais… ce matin, si vous voulez.

– Est-il nécessaire que Cora nous accompagne ?

– Ça vaut peut-être mieux, puisqu’elle est l’héritière, ensomme.

– En ce cas, je vais la prévenir de s’apprêter.

Et Lesable sortit de son pas vif.

L’étude de maître Belhomme venait d’ouvrir ses portes quandCachelin, Lesable et sa femme se présentèrent, en grand deuil, avecdes visages désolés.

Le notaire les reçut aussitôt, les fit asseoir. Cachelin prit laparole : « Monsieur, vous me connaissez : je suis le frère de MlleCharlotte Cachelin. Voici ma fille et mon gendre. Ma pauvre sœurest morte hier ; nous l’enterrerons demain. Comme vous êtesdépositaire de son testament, nous venons vous demander si elle n’apas formulé quelque volonté relative à son inhumation ou si vousn’avez pas quelque communication à nous faire. »

Le notaire ouvrit un tiroir, prit une enveloppe, la déchira,tira un papier, et prononça : « Voici, monsieur, un double de cetestament dont je puis vous donner connaissance immédiatement.

« L’autre expédition, exactement pareille à celle-ci, doitrester entre mes mains. » Et il lut :

« Je soussignée, Victorine-Charlotte Cachelin, exprime ici mesdernières volontés :

« Je laisse toute ma fortune, s’élevant à un million cent vingtmille francs environ, aux enfants qui naîtront du mariage de manièce Céleste-Coralie Cachelin, avec jouissance des revenus auxparents jusqu’à la majorité de l’aîné des descendants.

« Les dispositions qui suivent règlent la part afférente àchaque enfant et la part demeurant aux parents jusqu’à la fin deleurs jours.

« Dans le cas où ma mort arriverait avant que ma nièce eût unhéritier, toute ma fortune restera entre les mains de mon notaire,pendant trois ans, pour ma volonté exprimée plus haut êtreaccomplie si un enfant naît durant cette période.

Mais dans le cas où Coralie n’obtiendrait point du Ciel undescendant pendant les trois années qui suivront ma mort, mafortune sera distribuée, par les soins de mon notaire, aux pauvreset aux établissements de bienfaisance dont la liste suit. »

Suivait une série interminable de noms de communautés, dechiffres, d’ordres et de recommandations.

Puis maître Belhomme remit poliment le papier entre les mains deCachelin, ahuri de saisissement.

Il crut même devoir ajouter quelques explications : « MlleCachelin, dit-il, lorsqu’elle me fit l’honneur de me parler pour lapremière fois de son projet de tester dans ce sens, m’exprima ledésir extrême qu’elle avait de voir un héritier de sa race. Ellerépondit à tous mes raisonnements par l’expression de plus en plusformelle de sa volonté, qui se basait d’ailleurs sur un sentimentreligieux, toute union stérile, pensait-elle, étant un signe demalédiction céleste. Je n’ai pu modifier en rien ses intentions.Croyez que je le regrette bien vivement. » Puis il ajouta, ensouriant vers Coralie : « Je ne doute pas que le desideratum de ladéfunte ne soit bien vite réalisé. »

Et les trois parents s’en allèrent, trop effarés pour penser àrien.

Ils regagnaient leur domicile, côte à côte, sans parler, honteuxet furieux, comme s’ils s’étaient mutuellement volés. Toute ladouleur de Cora s’était soudain dissipée, l’ingratitude de sa tantela dispensant de la pleurer. Lesable, enfin, dont les lèvres pâlesétaient serrées par une contraction de dépit, dit à son beau-père :« Passez-moi donc cet acte, que j’en prenne connaissance de visu. »Cachelin lui tendit le papier, et le jeune homme se mit à lire. Ils’était arrêté sur le trottoir et, tamponné par les passants, ilresta là, fouillant les mots de son œil perçant et pratique. Lesdeux autres l’attendaient, deux pas en avant, toujours muets.

Puis il rendit le testament en déclarant : « Il n’y a rien àfaire. Elle nous a joliment floués ! »

Cachelin, que la déroute de son espérance irritait, répondit : «C’était à vous d’avoir un enfant, sacrebleu ! Vous saviez bienqu’elle le désirait depuis longtemps. »

Lesable haussa les épaules sans répliquer.

En rentrant, ils trouvèrent une foule de gens qui lesattendaient, ces gens dont le métier s’exerce autour des morts.Lesable rentra chez lui, ne voulant plus s’occuper de rien, etCésar rudoya tout le monde, criant qu’on le laissât tranquille,demandant à en finir au plus vite avec tout ça, et trouvant qu’ontardait bien à le débarrasser de ce cadavre.

Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit. MaisCachelin, au bout d’une heure, alla frapper à la porte de songendre : « Je viens, dit-il, mon cher Léopold, vous soumettrequelques réflexions, car, enfin, il faut s’entendre. Mon avis estde faire tout de même des funérailles convenables, afin de ne pasdonner l’éveil au ministère. Nous nous arrangerons pour les frais.D’ailleurs, rien n’est perdu. Vous n’êtes pas mariés depuislongtemps, et il faudrait bien du malheur pour que vous n’eussiezpas d’enfants. Vous vous y mettrez, voilà tout. Allons au pluspressé. Vous chargez-vous de passer tantôt au ministère ? Jevais écrire les adresses des lettres de faire-part. »

Lesable convint avec aigreur que son beau-père avait raison, etils s’installèrent face à face aux deux bouts d’une table longue,pour tracer les suscriptions des billets encadrés de noir.

Puis ils déjeunèrent. Cora reparut, indifférente, comme si riende tout cela ne l’eût concernée, et elle mangea beaucoup, ayantjeûné la veille.

Aussitôt le repas fini, elle retourna dans sa chambre. Lesablesortit pour aller à la Marine, et Cachelin s’installa sur sonbalcon afin de fumer une pipe, à cheval sur une chaise. Le lourdsoleil d’un jour d’été tombait d’aplomb sur la multitude des toits,dont quelques-uns garnis de vitres brillaient comme du feu,jetaient des rayons éblouissants que la vue ne pouvaitsoutenir.

Et Cachelin, en manches de chemise, regardait, de ses yeuxclignotants sous ce ruissellement de lumière, les coteaux verts,là-bas, là-bas, derrière la grande ville, derrière la banlieuepoudreuse. Il songeait que la Seine coulait, large, calme etfraîche, au pied de ces collines qui ont des arbres sur leurspentes, et qu’on serait rudement mieux sous la verdure, le ventresur l’herbe, tout au bord de la rivière, à cracher dans l’eau, quesur le plomb brûlant de sa terrasse. Et un malaise l’oppressait, lapensée harcelante, la sensation douloureuse de leur désastre, decette infortune inattendue, d’autant plus amère et brutale quel’espérance avait été plus vive et plus longue ; et ilprononça tout haut, comme on fait dans les grands troublesd’esprit, dans les obsessions d’idées fixes : « Sale rosse !»

Derrière lui, dans la chambre, il entendait les mouvements desemployés des pompes funèbres, et le bruit continu du marteau quiclouait le cercueil. Il n’avait point revu sa sœur depuis sa visiteau notaire.

Mais peu à peu, la tiédeur, la gaieté, le charme de ce grandjour d’été lui pénétrèrent la chair et l’âme, et il songea que toutn’était pas désespéré. Pourquoi donc sa fille n’aurait-elle pasd’enfant ? Elle n’était pas mariée depuis deux ansencore ! Son gendre paraissait vigoureux, bien bâti et bienportant, quoique petit. Ils auraient un enfant, nom d’un nom !Et puis, d’ailleurs, il le fallait !

Lesable était entré au ministère furtivement et s’était glissédans son bureau. Il trouva sur sa table un papier portant ces mots: « Le chef vous demande. » Il eut d’abord un geste d’impatience,une révolte contre ce despotisme qui allait lui retomber sur ledos, puis un désir brusque et violent de parvenir l’aiguillonna. Ilserait chef à son tour, et vite ; il irait plus hautencore.

Sans ôter sa redingote de ville, il se rendit chez M.Torchebeuf. Il se présenta avec une de ces figures navrées qu’onprend dans les occasions tristes, et même quelque chose de plus,une marque de chagrin réel et profond, cet involontaire abattementqu’impriment aux traits les contrariétés violentes.

La grosse tête du chef, toujours penchée sur le papier, seredressa, et il demanda d’un ton brusque : « J’ai eu besoin de voustoute la matinée. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ? » Lesablerépondit : « Cher maître, nous avons eu le malheur de perdre matante, Mlle Cachelin, et je venais même vous demander d’assister àl’inhumation, qui aura lieu demain. »

Le visage de M. Torchebeuf s’était immédiatement rasséréné. Etil répondit avec une nuance de considération : « En ce cas, moncher ami, c’est autre chose. Je vous remercie, et je vous laisselibre, car vous devez avoir beaucoup à faire. »

Mais Lesable tenait à se montrer zélé : « Merci, cher maître,tout est fini et je compte rester ici jusqu’à l’heureréglementaire. »

Et il retourna dans son cabinet.

La nouvelle s’était répandue, et on venait de tous les bureauxpour lui faire des compliments plutôt de congratulation que dedoléance, et aussi pour voir quelle tenue il avait. Il supportaitles phrases et les regards avec un masque résigné d’acteur, et untact dont on s’étonnait. « Il s’observe fort bien », disaient lesuns. Et les autres ajoutaient : « C’est égal, au fond, il doit êtrerudement content. »

Maze, plus audacieux que tous, lui demanda, avec son air dégagéd’homme du monde : « Savez-vous au juste le chiffre de lafortune ? »

Lesable répondit avec un ton parfait de désintéressement : «Non, pas au juste. Le testament dit douze cent mille francsenviron. Je sais cela parce que le notaire a dû nous communiquerimmédiatement certaines clauses relatives aux funérailles. »

De l’avis général, Lesable ne resterait pas au ministère. Avecsoixante mille livres de rentes, on ne demeure pas gratte-papier.On est quelqu’un ; on peut devenir quelque chose à son gré.Les uns pensaient qu’il visait le Conseil d’État ; d’autrescroyaient qu’il songeait à la députation. Le chef s’attendait àrecevoir sa démission pour la transmettre au directeur.

Tout le ministère vint aux funérailles, qu’on trouva maigres.Mais un bruit courait : « C’est Mlle Cachelin elle-même qui les avoulues ainsi. C’était dans le testament. »

Dès le lendemain, Cachelin reprit son service, et Lesable, aprèsune semaine d’indisposition, revint à son tour, un peu pâli, maisassidu et zélé comme autrefois. On eût dit que rien n’était survenudans leur existence. On remarqua seulement qu’ils fumaient avecostentation de gros cigares, qu’ils parlaient de la rente, deschemins de fer, des grandes valeurs, en hommes qui ont des titresen poche, et on sut, au bout de quelque temps, qu’ils avaient louéune campagne dans les environs de Paris, pour y finir l’été.

On pensa : « Ils sont avares comme la vieille ; ça tient defamille ; qui se ressemble s’assemble ; n’importe, çan’est pas chic de rester au ministère avec une fortune pareille.»

Au bout de quelque temps, on n’y pensa plus. Ils étaient classéset jugés.

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