Miss Harriet

Chapitre 6La ficelle

Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leursfemmes s’en venaient vers le bourg, car c’était jour de marché. Lesmâles allaient, à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaquemouvement de leurs longues jambes torses, déformées par les rudestravaux, par la pesée sur la charrue qui fait en même temps monterl’épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des blés quifait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide, par toutesles besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue,empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d’unpetit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux,semblait un ballon prêt à s’envoler, d’où sortait une tête, deuxbras et deux pieds.

Les uns tiraient au bout d’une corde une vache, un veau. Etleurs femmes, derrière l’animal, lui fouettaient les reins d’unebranche encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Ellesportaient au bras de larges paniers d’où sortaient des têtes depoulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaientd’un pas plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche,droite et drapée dans un petit châle étriqué, épinglé sur leurpoitrine plate, la tête enveloppée d’un linge blanc collé sur lescheveux et surmontée d’un bonnet.

Puis un char à bancs passait, au trot saccadé d’un bidet,secouant étrangement deux hommes assis côte à côte et une femmedans le fond du véhicule, dont elle tenait le bord pour atténuerles durs cahots.

Sur la place de Goderville, c’était une foule, une cohued’humains et de bêtes mélangés. Les cornes des bœufs, les hautschapeaux à longs poils des paysans riches et les coiffes despaysannes émergeaient à la surface de l’assemblée. Et les voixcriardes, aiguës, glapissantes, formaient une clameur continue etsauvage que dominait parfois un grand éclat poussé par la robustepoitrine d’un campagnard en gaieté, ou le long meuglement d’unevache attachée au mur d’une maison. Tout cela sentait l’étable, lelait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette saveuraigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens deschamps.

Maître Hauchecorne, de Bréauté, venait d’arriver à Goderville,et il se dirigeait vers la place, quand il aperçut par terre unpetit bout de ficelle. Maître Hauchecorne, économe en vrai Normand,pensa que tout était bon à ramasser qui peut servir ; et il sebaissa péniblement, car il souffrait de rhumatismes. Il prit parterre le morceau de corde mince, et il se disposait à le rouleravec soin, quand il remarqua, sur le seuil de sa porte, maîtreMalandain, le bourrelier, qui le regardait. Ils avaient eu desaffaires ensemble au sujet d’un licol, autrefois, et ils étaientrestés fâchés, étant rancuniers tout deux. Maître Hauchecorne futpris d’une sorte de honte d’être vu ainsi par son ennemi, cherchantdans la crotte un bout de ficelle. Il cacha brusquement satrouvaille sous sa blouse, puis dans la poche de sa culotte ;puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque chosequ’il ne trouvait point, et il s’en alla vers le marché, la tête enavant, courbé en deux par ses douleurs.

Il se perdit aussitôt dans la foule criarde et lente, agitée parles interminables marchandages. Les paysans tâtaient les vaches,s’en allaient, revenaient, perplexes, toujours dans la crainted’être mis dedans, n’osant jamais se décider, épiant l’œil duvendeur, cherchant sans fin à découvrir la ruse de l’homme et ledéfaut de la bête.

Les femmes, ayant posé à leurs pieds leurs grands paniers, enavaient tiré leurs volailles qui gisaient par terre, liées par lespattes, l’œil effaré, la crête écarlate. Elles écoutaient lespropositions, maintenaient leurs prix, l’air sec, le visageimpassible, ou bien tout à coup, se décidant au rabais proposé,criaient au client qui s’éloignait lentement : – C’est dit,maît’Anthime. J’vous l’donne. Puis peu à peu, la place se dépeuplaet l’angélus sonnant midi, ceux qui demeuraient trop loin serépandirent dans les auberges.

Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, commela vaste cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes,cabriolets, chars à bancs, tilbury, carrioles innommables, jaunesde crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras,leurs brancards, ou bien le nez par terre et le derrière enl’air.

Tout contre les dîneurs attablés, l’immense cheminée, pleine deflamme claire, jetait une chaleur vive dans le dos de la rangée dedroite. Trois broches tournaient, chargées de poulets, de pigeonset de gigots ; et une délectable odeur de viande rôtie et dejus ruisselant sur la peau rissolée, s’envolait de l’âtre, allumaitles gaietés, mouillait les bouches.

Toute l’aristocratie de la charrue mangeait là, chezmaît’Jourdain, aubergiste et maquignon, un malin qui avait desécus. Les plats passaient, se vidaient comme les brocs de cidrejaune. Chacun racontait ses affaires, ses achats et ses ventes. Onprenait des nouvelles des récoltes. Le temps était bon pour lesverts, mais un peu mucre pour les blés.

Tout à coup le tambour roula, dans la cour, devant la maison.Tout le monde aussitôt fut debout, sauf quelques indifférents, eton courut à la porte, aux fenêtres, la bouche encore pleine et laserviette à la main.

Après qu’il eut terminé son roulement, le crieur public lançad’une voix saccadée, scandant ses phrases à contretemps : – Il estfait assavoir aux habitants de Goderville, et en général à toutesles personnes présentes au marché, qu’il a été perdu ce matin, surla route de Beuzeville, entre neuf heures et dix heures, unportefeuille en cuir noir contenant cinq cents francs et despapiers d’affaires. On est prié de le rapporter à la mairie,incontinent, ou chez maître Fortuné Houlbrèque, de Manerville. Il yaura vingt francs de récompense.

Puis l’homme s’en alla. On entendit encore une fois au loin lesbattements sourds de l’instrument et la voix affaiblie ducrieur ;

Alors on se mit à parler de cet événement, en énumérant leschances qu’avait maître Houlbrèque de retrouver ou de ne pasretrouver son portefeuille. Et le repas s’acheva.

On finissait le café, quand le brigadier de gendarmerie parutsur le seuil.

Il demanda :

– Maître Hauchecorne, de Bréauté, est-il ici ?

Maître Hauchecorne, assis à l’autre bout de la table, répondit:

– Me v’là.

Et le brigadier reprit :

– Maître Hauchecorne, voulez-vous avoir la complaisance dem’accompagner à la mairie ? M. le maire voudrait vousparler.

Le paysan, surpris, inquiet, avala d’un coup son petit verre, seleva et, plus courbé encore que le matin, car les premiers pasaprès chaque repos étaient particulièrement difficiles, il se miten route en répétant :

– Me v’là, me v’là

Et il suivit le brigadier.

Le maire l’attendait, assis dans un fauteuil. C’était le notairede l’endroit, homme gros, grave, à phrases pompeuses.

– Maître Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin ramasser,sur la route de Beuzeville, le portefeuille perdu par maîtreHoulbrèque, de Manerville.

Le campagnard, interdit, regardait le maire, apeuré déjà par cesoupçon qui pesait sur lui, sans qu’il comprît pourquoi.

– Mé, mé, j’ai ramassé çu portafeuille ?

– Oui, vous-même.

– Parole d’honneur, j’ n’en ai seulement point euconnaissance.

– On vous a vu.

– On m’a vu, mé ? Qui ça qui m’a vu ?

– M. Malandain, le bourrelier.

Alors le vieux se rappela, comprit et, rougissant de colère.

– Ah ! i m’a vu, çu manant ! I m’a vu ramasser ct’eficelle-là, tenez, m’sieu le Maire.

Et fouillant au fond de sa poche, il en retira le petit bout decorde.

Mais le maire, incrédule, remuait la tête :

– Vous ne me ferez pas accroire, maître Hauchecorne, que M.Malandain, qui est un homme digne de foi, a pris ce fil pour unportefeuille ?

Le paysan, furieux, leva la main, cracha de côté pour attesterson honneur, répétant :

– C’est pourtant la vérité du bon Dieu, la sainte vérité, m’sieule Maire. Là sur mon âme et mon salut, je l’répète.

Le maire reprit :

– Après avoir ramassé l’objet, vous avez même encore cherchélongtemps dans la boue si quelque pièce de monnaie ne s’en étaitpas échappée.

Le bonhomme suffoquait d’indignation et de peur.

– Si on peut dire !… si on peut dire !…des menteriescomme ça pour dénaturer un honnête homme ! Si on peutdire !…

Il eut beau protester, on ne le crut pas.

Il fut confronté avec M. Malandain, qui répéta et soutint sonaffirmation. Ils s’injurièrent une heure durant. On fouilla, sur sademande, maître Hauchecorne. On ne trouva rien sur lui.

Enfin le maire, fort perplexe, le renvoya, en le prévenant qu’ilallait aviser le parquet et demander des ordres.

La nouvelle s’était répandue. À sa sortie de la mairie, le vieuxfut entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse et goguenarde,mais où n’entrait aucune indignation. Et il se mit à raconterl’histoire de la ficelle. On ne le crut pas. On riait.

Il allait, arrêté par tous, arrêtant ses connaissances,recommençant sans fin son récit et ses protestations, montrant sespoches retournées, pour prouver qu’il n’avait rien.

On lui disait :

– Vieux malin, va !

Et il se fâchait, s’exaspérant, enfiévré, désolé de n’être pascru, ne sachant que faire, et contant toujours son histoire.

La nuit vient ; Il fallait partir. Il se mit en route avectrois voisins à qui il montra la place où il avait ramassé le boutde corde ; et tout le long du chemin il parla de sonaventure.

Le soir, il fit une tournée dans le village de Bréauté, afin dela dire à tout le monde. Il ne rencontra que des incrédules.

Il en fut malade toute la nuit.

Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, Marius Paumelle,valet de ferme de maître Breton, cultivateur à Ymauville, rendaitle portefeuille et son contenu à maître Houlbrèque, de Manerville.Cet homme prétendait avoir en effet trouvé l’objet sur laroute ; mais ne sachant pas lire, il l’avait rapporté à lamaison et donné à son patron.

La nouvelle se répandit aux environs. Maître Hauchecorne en futinformé. Il se mit aussitôt en tournée et commença à narrer sonhistoire complétée du dénouement. Il triomphait.

– C’qui m’faisait deuil, disait-il, c’est point tant la chose,comprenez-vous ; mais c’est la menterie. Y a rien qui vousnuit comme d’être en réprobation pour une menterie.

Tout le jour il parlait de son aventure, il la contait sur lesroutes aux gens qui passaient, au cabaret aux gens qui buvaient, àla sortie de l’église le dimanche suivant. Il arrêtait des inconnuspour la leur dire. Maintenant il était tranquille, et pourtantquelque chose le gênait sans qu’il sût au juste ce que c’était. Onavait l’air de plaisanter en l’écoutant. On ne paraissait pasconvaincu. Il lui semblait sentir des propos derrière son dos.

Le mardi de l’autre semaine, il se rendit au marché deGoderville, uniquement poussé par le besoin de conter son cas.Malandain, debout sur sa porte, se mit à rire en le voyant passer.Pourquoi ?

Il aborda un fermier de Criquetot, qui ne le laissa pas acheveret, lui jetant une tape dans le creux de son ventre, lui cria parla figure : « Gros malin, va ! » Puis lui tourna lestalons.

Maître Hauchecorne demeura interdit et de plus en plus inquiet.Pourquoi l’avait-on appelé « gros malin » ?

Quand il fut assis à table, dans l’auberge de Jourdain, il seremit à expliquer l’affaire. Un maquignon de Montivilliers lui cria:

– Allons, allons, vieille pratique, je la connais, taficelle !

Hauchecorne balbutia :

– Puisqu’on l’a retrouvé çu portafeuille ?

Mais l’autre reprit :

– Tais-toi, mon pé, y en a qui trouve et y en a un qui r’porte.Ni vu ni connu, je t’embrouille !

Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On l’accusaitd’avoir fait reporter le portefeuille par un compère, par uncomplice.

Il voulut protester. Toute la table se mit à rire.

Il ne put achever son dîner et s’en alla, au milieu desmoqueries.

Il rentra chez lui, honteux et indigné, étranglé par la colère,par la confusion, d’autant plus atterré qu’il était capable, avecsa finauderie de Normand, de faire ce dont on l’accusait, et mêmede s’en vanter comme d’un bon tour. Son innocence lui apparaissaitconfusément comme impossible à prouver, sa malice étant connue. Etil se sentait frappé au cœur par l’injustice du soupçon.

Alors il recommença à conter l’aventure, en allongeant chaquejour son récit, ajoutant chaque fois des raisons nouvelles, desprotestations plus énergiques, des serments plus solennels qu’ilimaginait, qu’il préparait dans ses heures de solitude, l’esprituniquement occupé par l’histoire de la ficelle ; On le croyaitd’autant moins que sa défense était plus compliquée et sonargumentation plus subtile.

– Ça, c’est des raisons d’menteux, disait-on derrière sondos.

Il le sentait, se rongeait les sangs, s’épuisait en effortsinutiles.

Il dépérissait à vue d’œil.

Les plaisants maintenant lui faisaient conter « la Ficelle »pour s’amuser, comme on fait conter sa bataille au soldat qui afait campagne. Son esprit, atteint à fond, s’affaiblissait.

Vers la fin de décembre, il s’alita.

Il mourut dans les premiers jours de janvier et, dans le délirede l’agonie, il attestait son innocence, répétant :

– Une ‘tite ficelle …une ‘tite ficelle … t’nez, la voilà, m’sieule Maire.

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