Miss Harriet

Chapitre 7Garçon, un bock !

Pourquoi suis-je entré, ce soir-là, dans cette brasserie ?Je n’en sais rien. Il faisait froid. Une fine pluie, une poussièred’eau voltigeait, voilait les becs de gaz d’une brume transparente,faisait luire les trottoirs que traversaient les lueurs desdevantures, éclairant la boue humide et les pieds sales despassants.

Je n’allais nulle part. Je marchais un peu après dîner. Jepassai le Crédit Lyonnais, la rue Vivienne, d’autres rues encore.J’aperçus soudain une grande brasserie à moitié pleine. J’entrai,sans aucune raison. Je n’avais pas soif.

D’un coup d’œil, je cherchai une place où je ne serais pointtrop serré, et j’allai m’asseoir à côté d’un homme qui me parutvieux et qui fumait une pipe de deux sous, en terre, noire comme ducharbon. Six ou huit soucoupes de verre, empilées sur la tabledevant lui, indiquaient le nombre de bocks qu’il avait absorbésdéjà. Je n’examinai pas mon voisin. D’un coup d’œil j’avais reconnuun bockeur, un de ces habitués de brasserie qui arrivent le matin,quand on ouvre, et s’en vont le soir, quand on ferme. Il étaitsale, chauve du milieu du crâne, tandis que de longs cheveux gras,poivre et sel, tombaient sur le col de sa redingote. Ses habitstrop larges semblaient avoir été faits au temps où il avait duventre. On devinait que le pantalon ne tenait guère et que cethomme ne pouvait faire dix pas sans rajuster et retenir ce vêtementmal attaché. Avait-il un gilet ? La seule pensée des bottineset de ce qu’elles enfermaient me terrifia. Les manchetteseffiloquées étaient complètement noires du bord, comme lesongles.

Dès que je fus assis à son côté, ce personnage me dit d’une voixtranquille : « Tu vas bien ? »

Je me tournai vers lui d’une secousse et je le dévisageai. Ilreprit : « Tu ne me reconnais pas ?

– Non !

– Des Barrets. »

Je fus stupéfait. C’était le comte Jean des Barrets, mon anciencamarade de collège.

Je lui serrai la main, tellement interdit que je ne trouvai rienà dire.

Enfin, je balbutiai : « Et toi, tu vas bien ? »

il répondit placidement : « Moi, comme je peux. »

Il se tut, je voulus être aimable, je cherchai une phrase : «Et… qu’est-ce que tu fais ? »

Il répliqua avec résignation : « Tu vois. »

Je me sentis rougir. J’insistai : « Mais tous les jours ?»

Il prononça, en soufflant d’épaisses bouffées de fumée : « Tousles jours c’est la même chose. »

Puis, tapant sur le marbre de la table avec un sou qui traînait,il s’écria : « Garçon, deux bocks ! »

Une voix lointaine répéta : « Deux bocks au quatre ! » Uneautre voix plus éloignée encore lança un « Voilà ! » suraigu.Puis un homme en tablier blanc apparut, portant les deux bocks dontil répandait, en courant, les gouttes jaunes sur le sol sablé.

Des Barrets vida d’un trait son verre et le reposa sur la table,pendant qu’il aspirait la mousse restée en ses moustaches.

Puis il demanda : « Et quoi de neuf ? »

Je ne savais rien de neuf à lui dire, en vérité. Je balbutiai :« Mais rien, mon vieux. Moi je suis commerçant. »

Il prononça de sa voix toujours égale :

– Et… ça t’amuse ?

– Non, mais que veux-tu ? Il faut bien faire quelquechose !

– Pourquoi ça ?

– Mais… pour s’occuper.

– À quoi ça sert-il ? Moi, je ne fais rien, comme tu vois,jamais rien. Quand on n’a pas le sou, je comprends qu’on travaille.Quand on a de quoi vivre, c’est inutile. À quoi bontravailler ? Le fais-tu pour toi ou pour les autres ? Situ le fais pour toi, c’est que ça t’amuse, alors très bien ;si tu le fais pour les autres, tu n’es qu’un niais.

Puis, posant sa pipe sur le marbre, il cria de nouveau : «Garçon, un, bock ! » et reprit : « Ça me donne soif, deparler. Je n’en ai pas l’habitude. Oui, moi, je ne fais rien, je melaisse aller, je vieillis. En mourant je ne regretterai rien. Jen’aurai pas d’autre souvenir que cette brasserie. Pas de femme, pasd’enfants, pas de soucis, pas de chagrins, rien. Ça vaut mieux.»

Il vida le bock qu’on lui avait apporté, passa sa langue sur seslèvres et reprit sa pipe.

Je le considérais avec stupeur. Je lui demandai :

« Mais tu n’as pas toujours été ainsi ?

– Pardon, toujours, dès le collège.

– Ce n’est pas une vie, ça mon bon. C’est horrible. Voyons, tufais bien quelque chose, tu aimes quelque chose, tu as desamis.

– Non. Je me lève à midi. Je viens ici, je déjeune, je bois desbocks, j’attends la nuit, je dîne, je bois des bocks ; puis,vers une heure et demie du matin, je retourne me coucher, parcequ’on ferme. C’est ce qui m’embête le plus. Depuis dix ans, j’aibien passé six années sur cette banquette, dans mon coin ; etle reste dans mon lit, jamais ailleurs. Je cause quelquefois avecdes habitués.

– Mais, en arrivant à Paris, qu’est-ce que tu as fait toutd’abord ?

– J’ai fait mon droit… au café de Médicis.

– Mais après ?

– Après…j’ai passé l’eau et je suis venu ici.

– Pourquoi as-tu pris cette peine ?

– Que veux-tu, on ne peut pas rester toute sa vie au Quartierlatin. Les étudiants font trop de bruit. Maintenant je ne bougeraiplus. Garçon, un bock ! »

Je croyais qu’il se moquait de moi. J’insistai.

– Voyons, sois franc. Tu as eu quelque gros chagrin ? Undésespoir d’amour, sans doute ? Certes, tu es un homme que lemalheur a frappé. Quel âge as-tu ?

– J’ai trente-trois ans. Mais j’en parais au moinsquarante-cinq.

Je le regardai bien en face. Sa figure ridée, mal soignée,semblait presque celle d’un vieillard. Sur le sommet du crâne,quelques longs cheveux voltigeaient au-dessus de la peau d’unepropreté douteuse. Il avait des sourcils énormes, une fortemoustache et une barbe épaisse. J’eus brusquement, je ne saispourquoi, la vision d’une cuvette pleine d’eau noirâtre, l’eau oùaurait été lavé tout ce poil.

Je lui dis : « En effet, tu as l’air plus vieux que ton âge.Certainement tu as eu des chagrins. »

Il répliqua : « je t’assure que non. Je suis vieux parce que jene prends jamais l’air. Il n’y a rien qui détériore les gens commela vie de café. »

Je ne le pouvais croire : « Tu as bien aussi fait la noce ?On n’est pas chauve comme tu l’es sans avoir beaucoup aimé. »

Il secoua tranquillement le front, semant sur son dos lespetites choses blanches qui tombaient de ses derniers cheveux : «Non, j’ai toujours été sage. » Et levant les yeux vers le lustrequi nous chauffait la tête : « Si je suis chauve, c’est la faute dugaz. Il est l’ennemi du cheveu. – Garçon, un bock ! – Tu n’aspas soif ?

– Non, merci. Mais vraiment tu m’intéresses. Depuis quand as-tuun pareil découragement ? Ça n’est pas normal, ça n’est pasnaturel. Il y a quelque chose là-dessous.

– Oui, ça date de mon enfance. J’ai reçu un coup, quand j’étaispetit, et cela m’a tourné au noir pour jusqu’à la fin.

– Quoi donc ?

– Tu veux le savoir ? écoute. Tu te rappelles bien lechâteau où je fus élevé, puisque tu y es venu cinq ou six foispendant les vacances ? Tu te rappelles ce grand bâtiment gris,au milieu d’un grand parc, et les longues avenues de chênes,ouvertes vers les quatre points cardinaux ! Tu te rappellesmon père et ma mère, tous les deux cérémonieux, solennels etsévères.

« J’adorais ma mère ; je redoutais mon père, et je lesrespectais tous les deux, accoutumé d’ailleurs à voir tout le mondecourbé devant eux. Ils étaient, dans le pays, M. le comte et Mme lacomtesse ; et nos voisins aussi, les Tannemare, les Ravalet,les Brenneville, montraient pour mes parents une considérationsupérieure.

« J’avais alors treize ans. J’étais gai, content de tout, commeon l’est à cet âge-là, tout plein du bonheur de vivre.

« Or, vers la fin de septembre, quelques jours avant ma rentréeau collège, comme je jouais à faire le loup dans les massifs duparc, courant au milieu des branches et des feuilles, j’aperçus, entraversant une avenue, papa et maman qui se promenaient.

« Je me rappelle cela comme d’hier. C’était par un jour de grandvent. Toute la ligne des arbres se courbait sous les rafales,gémissait, semblait pousser des cris, de ces cris sourds, profonds,que les forêts jettent dans les tempêtes.

« Les feuilles arrachées, jaunes déjà, s’envolaient comme desoiseaux, tourbillonnaient, tombaient puis couraient tout le long del’allée, ainsi que des bêtes rapides.

« Le soir venait. Il faisait sombre dans les fourrés. Cetteagitation du vent et des branches m’excitait, me faisait galopercomme un fou, et hurler pour imiter les loups.

« Dès que j’eus aperçu mes parents, j’allai vers eux à pasfurtifs, sous les branches, pour les surprendre, comme si j’eusseété un rôdeur véritable.

« Mais je m’arrêtai, saisi de peur, à quelque pas d’eux. Monpère, en proie à une terrible colère, criait :

« – Ta mère est une sotte ; et, d’ailleurs, ce n’est pas deta mère qu’il s’agit, mais de toi. Je te dis que j’ai besoin de cetargent, et j’entends que tu signes.

« Maman répondit, d’une voix ferme :

« – Je ne signerai pas. C’est la fortune de Jean, cela. Je lagarde pour lui et je ne veux pas que tu la manges encore avec desfilles et des servantes, comme tu as fait de ton héritage.

« Alors papa, tremblant de fureur, se retourna, et saisissant safemme par le cou, il se mit à la frapper avec l’autre main de toutesa force, en pleine figure.

« Le chapeau de maman tomba, ses cheveux dénoués serépandirent ; elle essayait de parer les coups, mais elle n’ypouvait parvenir. Et papa, comme fou, frappait, frappait. Elleroula par terre, cachant sa face dans ses deux bras. Alors il larenversa sur le dos pour la battre encore, écartant les mains dontelle se couvrait le visage.

« Quant à moi, mon cher, il me semblait que le monde allaitfinir, que les lois éternelles étaient changées. J’éprouvais lebouleversement qu’on a devant les choses surnaturelles, devant lescatastrophes monstrueuses, devant les irréparables désastres. Matête d’enfant s’égarait, s’affolait. Et je me mis à crier de toutema force, sans savoir pourquoi, en proie à une épouvante, à unedouleur, à un effarement épouvantable. Mon père m’entendit, seretourna, m’aperçut, et, se relevant, s’en vint vers moi. Je crusqu’il m’allait tuer et je m’enfuis comme un animal chassé, couranttout droit devant moi, dans le bois.

« J’allai peut-être une heure, peut-être deux, je ne sais pas.La nuit étant venue, je tombai sur l’herbe, et je restai là éperdu,dévoré par la peur, rongé par un chagrin capable de briser à jamaisun pauvre cœur d’enfant. J’avais froid, j’avais faim peut-être. Lejour vint. Je n’osais plus me lever, ni marcher, ni revenir, ni mesauver encore, craignant de rencontrer mon père que je ne voulaisplus revoir.

« Je serais peut-être mort de misère et de famine au pied de monarbre, si le garde ne m’avait découvert et ramené de force.

« Je trouvai mes parents avec leur visage ordinaire. Ma mère medit seulement : “Comme tu m’as fait peur, vilain garçon, j’ai passéla nuit sans dormir.” Je ne répondis point, mais je me mis àpleurer. Mon père ne prononça pas une parole.

« Huit jours plus tard, je rentrais au collège.

« Eh bien, mon cher, c’était fini pour moi. J’avais vu l’autreface des choses, la mauvaise ; je n’ai plus aperçu la bonnedepuis ce jour-là. Que s’est-il passé dans mon esprit ? Quelphénomène étrange m’a retourne les idées ? Je l’ignore. Maisje n’ai plus eu de goût pour rien, envie de rien, d’amour pourpersonne, de désir quelconque, d’ambition ou d’espérance. Etj’aperçois toujours ma pauvre mère, par terre, dans l’allée, tandisque mon père l’assommait. – Maman est morte après quelques années.Mon père vit encore. Je ne l’ai pas revu. – Garçon, un bock !…»

On lui apporta un bock qu’il engloutit d’une gorgée. Mais, enreprenant sa pipe, comme il tremblait, il la cassa. Alors il eut ungeste désespéré, et il dit : « Tiens ! C’est un vrai chagrin,ça, par exemple. J’en ai pour un mois à en culotter une nouvelle.»

Et il lança à travers la vaste salle, pleine maintenant de fuméeet de buveurs, son éternel cri : « Garçon, un bock – et une pipeneuve ! »

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