Miss Harriet

Chapitre 3Denis

1.

Monsieur Marambot ouvrit la lettre que lui remettait Denis, sonserviteur, et il sourit.

Denis, depuis vingt ans dans la maison, petit homme trapu etjovial, qu’on citait dans toute la contrée comme le modèle desdomestiques, demanda :

– Monsieur est content, monsieur a reçu une bonnenouvelle ?

M. Marambot n’était pas riche. Ancien pharmacien de village,célibataire, il vivait d’un petit revenu acquis avec peine envendant des drogues aux paysans. Il répondit :

– Oui, mon garçon. Le père Malois recule devant le procès dontje le menace ; je recevrai demain mon argent. Cinq millefrancs ne font pas de mal dans la caisse d’un vieux garçon.

Et M. Marambot se frottait les mains. C’était un homme d’uncaractère résigné, plutôt triste que gai, incapable d’un effortprolongé, nonchalant dans ses affaires.

Il aurait pu certainement gagner une aisance plus considérableen profitant du décès de confrères établis en des centresimportants, pour aller occuper leur place et prendre leurclientèle. Mais l’ennui de déménager, et la pensée de toutes lesdémarches qu’il lui faudrait accomplir, l’avaient sans cesseretenu ; et il se contentait de dire après deux jours deréflexion :

– Bast ! ce sera pour la prochaine fois. Je ne perds rien àattendre. Je trouverai mieux peut-être.

Denis, au contraire, poussait son maître aux entreprises. D’uncaractère actif, il répétait sans cesse :

– Oh ! moi, si j’avais eu le premier capital, j’aurais faitfortune. Seulement mille francs, et je tenais mon affaire.

M. Marambot souriait sans répondre et sortait dans son petitjardin, où il se promenait, les mains derrière le dos, enrêvassant.

Denis, tout le jour, chanta, comme un homme en joie, desrefrains et des rondes du pays. Il montra même une activitéinusitée, car il nettoya les carreaux de toute la maison, essuyantle verre avec ardeur, en entonnant à plein gosier ses couplets.

M. Marambot, étonné de son zèle, lui dit à plusieurs reprises,en souriant :

– Si tu travailles comme ça, mon garçon, tu ne garderas rien àfaire pour demain.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le facteur remit àDenis quatre lettres pour son maître, dont une très lourde. M.Marambot s’enferma aussitôt dans sa chambre jusqu’au milieu del’après-midi. Il confia alors à son domestique quatre enveloppespour la poste. Une d’elles était adressée à M. Malois, c’était sansdoute un reçu de l’argent.

Denis ne posa point de questions à son maître ; il parutaussi triste et sombre ce jour-là, qu’il avait été joyeux laveille.

La nuit vint. M. Marambot se coucha à son heure ordinaire ets’endormit.

Il fut réveillé par un bruit singulier. Il s’assit aussitôt dansson lit et écouta. Mais brusquement sa porte s’ouvrit, et Denisparut sur le seuil, tenant une bougie d’une main, un couteau decuisine de l’autre, avec de gros yeux fixes, la lèvre et les jouescontractées comme celles des gens qu’agite une horrible émotion, etsi pâle qu’il semblait un revenant.

M. Marambot, interdit, le crut devenu somnambule, et il allaitse lever pour courir au-devant de lui, quand le domestique soufflala bougie en se ruant vers le lit. Son maître tendit les mains enavant pour recevoir le choc qui le renversa sur le dos ; et ilcherchait à saisir les mains de son domestique qu’il pensaitmaintenant atteint de folie, afin de parer les coups précipitésqu’il lui portait.

Il fut atteint une première fois à l’épaule par le couteau, uneseconde fois au front, une troisième fois à la poitrine. Il sedébattait éperdument, agitant ses mains dans l’obscurité, lançantaussi des coups de pied et criant :

– Denis ! Denis ! es-tu fou, voyons, Denis !

Mais l’autre, haletant, s’acharnait, frappait toujours, repoussétantôt d’un coup de pied, tantôt d’un coup de poing, et revenantfurieusement. M. Marambot fut encore blessé deux fois à la jambe etune fois au ventre. Mais soudain une pensée rapide lui traversal’esprit et il se mit à crier :

– Finis donc, finis donc, Denis, je n’ai pas reçu monargent.

L’homme aussitôt s’arrêta ; et son maître entendait, dansl’obscurité, sa respiration sifflante.

M. Marambot reprit aussitôt :

– Je n’ai rien reçu. M. Malois se dédit, le procès va avoirlieu ; c’est pour ça que tu as porté les lettres à la poste.Lis plutôt celles qui sont sur mon secrétaire.

Et, d’un dernier effort, il saisit les allumettes sur sa tablede nuit et alluma sa bougie.

Il était couvert de sang. Des jets brûlants avaient éclabousséle mur. Les draps, les rideaux, tout était rouge. Denis, sanglantaussi des pieds à la tête, se tenait debout au milieu de lachambre.

Quand il vit cela, M. Marambot se crut mort, et il perditconnaissance.

Il se ranima au point du jour. Il fut quelque temps avant dereprendre ses sens, de comprendre, de se rappeler. Mais soudain lesouvenir de l’attentat et de ses blessures lui revint, et une peursi véhémente l’envahit, qu’il ferma les yeux pour ne rien voir. Aubout de quelques minutes son épouvante se calma, et il réfléchit.Il n’était pas mort sur le coup, il pouvait donc en revenir. Il sesentait faible, très faible, mais sans souffrance vive, bien qu’iléprouvât en divers points du corps une gêne sensible, comme despinçures. Il se sentait aussi glacé, et tout mouillé, et serré,comme roulé, dans des bandelettes. Il pensa que cette humiditévenait du sang répandu ; et des frissons d’angoisse lesecouaient à la pensée affreuse de ce liquide rougi sorti de sesveines et dont son lit était couvert. L’idée de revoir ce spectacleépouvantable le bouleversait et il tenait ses yeux fermés avecforce comme s’ils allaient s’ouvrir malgré lui.

Qu’était devenu Denis ? Il s’était sauvé, probablement.

Mais qu’allait-il faire, maintenant, lui, Marambot ? Selever ? Appeler au secours ? Or, s’il faisait un seulmouvement, ses blessures se rouvriraient sans aucun doute ; etil tomberait mort au bout de son sang.

Tout à coup, il entendit pousser la porte de sa chambre. Soncœur cessa presque de battre. C’était Denis qui venait l’achever,certainement. Il retint sa respiration pour que l’assassin crûttout bien fini, l’ouvrage terminé.

Il sentit qu’on relevait son drap, puis qu’on lui palpait leventre. Une douleur vive, près de la hanche, le fit tressaillir. Onle lavait maintenant avec de l’eau franche, tout doucement. Donc,on avait découvert le forfait et on le soignait, on le sauvait. Unejoie éperdue le saisit ; mais, par un geste de prudence, il nevoulut pas montrer qu’il avait repris connaissance, et ilentrouvrit un œil, un seul, avec les plus grandes précautions.

Il reconnut Denis debout près de lui, Denis en personne !Miséricorde ! Il referma son œil avec précipitation.

Denis ! Que faisait-il alors ? Que voulait-il ?Quel projet affreux nourrissait-il encore ?

Ce qu’il faisait ? Mais il le lavait pour effacer lestraces ! Et il allait l’enfouir maintenant dans le jardin, àdix pieds sous terre, pour qu’on ne le découvrît pas ? Oupeut-être dans la cave, sous les bouteilles de vin fin ?

Et M. Marambot se mit à trembler si fort que tous ses membrespalpitaient.

Il se disait : « Je suis perdu, perdu ! » Et il serraitdésespérément les paupières pour ne pas voir arriver le derniercoup de couteau. Il ne le reçut pas. Denis, maintenant, lesoulevait et le ligaturait dans un linge. Puis il se mit à panserla plaie de la jambe avec soin, comme il avait appris à le fairequand son maître était pharmacien.

Aucune hésitation n’était plus possible pour un homme du métier: son domestique, après avoir voulu le tuer, essayait de lesauver.

Alors M. Marambot, d’une voix mourante, lui donna ce conseilpratique :

– Opère les lavages et les pansements avec de l’eau coupée decoaltar saponiné !

Denis répondit :

– C’est ce que je fais, monsieur.

M. Marambot ouvrit les deux yeux.

Il n’y avait plus de trace de sang ni sur le lit, ni dans lachambre, ni sur l’assassin. Le blessé était étendu en des drapsbien blancs.

Les deux hommes se regardèrent.

Enfin, M. Marambot prononça avec douceur :

– Tu as commis un grand crime.

Denis répondit :

– Je suis en train de le réparer, monsieur. Si vous ne medénoncez pas, je vous servirai fidèlement comme par le passé.

Ce n’était pas le moment de mécontenter son domestique. M.Marambot articula en refermant les yeux :

– Je te jure de ne pas te dénoncer.

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