Miss Harriet

5.

Mais leurs espérances toujours entretenues, toujoursrenouvelées, n’aboutissaient jamais à rien. De mois en mois leursattentes déçues, malgré la persistance de Lesable et la bonnevolonté de sa compagne, les enfiévraient d’angoisse. Chacun sanscesse reprochait à l’autre leur insuccès, et l’époux désespéré,amaigri, fatigué, avait à souffrir surtout de la grossièreté deCachelin qui ne l’appelait plus, dans leur intimité guerroyante,que « M. Lecoq », en souvenir sans doute de ce jour où il avaitfailli recevoir une bouteille par la figure pour avoir prononcé lemot : chapon.

Sa fille et lui, ligués d’instinct, enragés par la penséeconstante de cette grosse fortune si proche et impossible à saisir,ne savaient qu’inventer pour humilier et torturer cet impotent d’oùvenait leur malheur.

En se mettant à table, Cora, chaque jour, répétait : « Nousavons peu de chose pour le dîner. Il en serait autrement si nousétions riches. Ce n’est pas ma faute. »

Quand Lesable partait pour son bureau, elle lui criait du fondde sa chambre : « Prends ton parapluie pour ne pas me revenir salecomme une roue d’omnibus. Après tout, ce n’est pas ma faute si tues encore obligé de faire ce métier de gratte-papier. »

Quand elle allait sortir elle-même, elle ne manquait jamais des’écrier : « Dire que si j’avais épousé un autre homme j’aurais unevoiture à moi. »

À toute heure, à toute occasion, elle pensait à cela, piquaitson mari d’un reproche, le cinglait d’une injure, le faisait seulcoupable, le rendait seul responsable de la perte de cet argentqu’elle aurait possédé.

Un soir enfin, perdant encore patience, il s’écria : « Mais, nomd’un chien ! te tairas-tu à la fin ? D’abord, c’est tafaute, à toi seule, entends-tu, si nous n’avons pas d’enfant, parceque j’en ai un, moi… »

Il mentait, préférant tout à cet éternel reproche et à cettehonte de paraître impuissant.

Elle le regarda, étonnée d’abord, cherchant la vérité dans sesyeux, puis ayant compris, et pleine de dédain : « Tu as un enfant,toi ? »

Il répondit effrontément : « Oui, un enfant naturel que je faisélever à Asnières. »

Elle reprit avec tranquillité : « Nous irons le voir demain pourque je me rende compte comment il est fait. »

Mais il rougit jusqu’aux oreilles en balbutiant : « Comme tuvoudras. »

Elle se leva, le lendemain, dès sept heures, et comme ils’étonnait : « Mais n’allons-nous pas voir ton enfant ? Tu mel’as promis hier soir. Est-ce que tu n’en aurais plus aujourd’hui,par hasard ? »

Il sortit de son lit brusquement : « Ce n’est pas mon enfant quenous allons voir, mais un médecin ; et il te dira ton fait.»

Elle répondit, en femme sûre d’elle : « Je ne demande pas mieux.»

Cachelin se chargea d’annoncer au ministère que son gendre étaitmalade ; et le ménage Lesable, renseigné par un médecinvoisin, sonnait à une heure précise à la porte du docteurLefilleul, auteur de plusieurs ouvrages sur l’hygiène de lagénération.

Ils entrèrent dans un salon blanc à filet d’or, mal meublé, quisemblait nu et inhabité malgré le nombre des sièges. Ilss’assirent. Lesable se sentait ému, tremblant, honteux aussi. Leurtour vint et ils pénétrèrent dans une sorte de bureau où les reçutun gros homme de petite taille, cérémonieux et froid.

Il attendit qu’ils s’expliquassent ; mais Lesable ne s’yhasardait point, rouge jusqu’aux oreilles. Sa femme alors sedécida, et, d’une voix tranquille, en personne résolue à tout pourarriver à son but : « Monsieur, nous venons vous trouver parce quenous n’avons pas d’enfants. Une grosse fortune en dépend pour nous.»

La consultation fut longue, minutieuse et pénible. Seule Cora nesemblait point gênée, se prêtait à l’examen attentif du médecin enfemme qu’anime et que soutient un intérêt plus haut.

Après avoir étudié pendant près d’une heure les deux époux, lepraticien ne se prononça pas. « Je ne constate rien, dit-il, riend’anormal, ni rien de spécial. Le cas, d’ailleurs, se présenteassez fréquemment. Il en est des corps comme des caractères.Lorsque nous voyons tant de ménages disjoints pour incompatibilitéd’humeur, il n’est pas étonnant d’en voir d’autres stériles pourincompatibilité physique. Madame me parait particulièrement bienconstituée et apte à la génération. Monsieur, de son côté, bien quene présentant aucun caractère de conformation en dehors de larègle, me semble affaibli, peut-être même par suite de son excessifdésir de devenir père. Voulez-vous me permettre de vousausculter ? »

Lesable, inquiet, ôta son gilet et le docteur colla longtempsson oreille sur le thorax et dans le dos de l’employé, puis il letapota obstinément depuis l’estomac jusqu’au cou et depuis lesreins jusqu’à la nuque.

Il constata un léger trouble au premier temps du cœur, et mêmeune menace du côté de la poitrine.

« Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement.C’est de l’anémie, de l’épuisement, pas autre chose. Ces accidents,encore insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenirincurables. »

Lesable, blême d’angoisse, demanda une ordonnance. On luiprescrivit un régime compliqué. Du fer, des viandes rouges, dubouillon dans le jour, de l’exercice, du repos et un séjour à lacampagne pendant l’été. Puis le docteur leur donna des conseilspour le moment où il irait mieux. Il leur indiqua des pratiquesusitées dans leur cas et qui avaient souvent réussi.

La consultation coûta quarante francs.

Lorsqu’ils furent dans la rue, Cora prononça, pleine de colèresourde et prévoyant l’avenir : « Me voilà bien lotie, moi !»

Il ne répondit pas. Il marcha dévoré de craintes, recherchant etpesant chaque parole du docteur. Ne l’avait-il pas trompé ? Nel’avait-il pas jugé perdu ? Il ne pensait guère à l’héritage,maintenant, et à l’enfant ! Il s’agissait de sa vie !

Il lui semblait entendre un sifflement dans ses poumons etsentir son cœur battre à coups précipités. En traversant lesTuileries il eut une faiblesse et désira s’asseoir. Sa femme,exaspérée, resta debout près de lui pour l’humilier, le regardantde haut en bas avec une pitié méprisante. Il respirait péniblement,exagérant l’essoufflement qui provenait de son émotion ; et,les doigts de la main gauche sur le pouls du poignet droit, ilcomptait les pulsations de l’artère.

Cora, qui piétinait d’impatience, demanda : « Est-ce fini, cesmanières-là ? Quand tu seras prêt ? » Il se leva, commese lèvent les victimes, et se remit en route sans prononcer uneparole.

Quand Cachelin apprit le résultat de la consultation, il nemodéra point sa fureur. Il gueulait : « Nous voilà propres, ahbien ! nous voilà propres. » Et il regardait son gendre avecdes yeux féroces, comme s’il eût voulu le dévorer.

Lesable n’écoutait pas, n’entendait pas, ne pensant plus qu’à sasanté, à son existence menacée. Ils pouvaient crier, le père et lafille, ils n’étaient pas dans sa peau, à lui, et, sa peau, il lavoulait garder.

Il eut des bouteilles de pharmacien sur sa table, et il dosait,à chaque repas, les médicaments, sous les sourires de sa femme etles rires bruyants de son beau-père. Il se regardait dans la glaceà tout instant, posait à tout moment la main sur son cœur pour enétudier les secousses, et il se fit faire un lit dans une pièceobscure qui servait de garde-robe, ne voulant plus se trouver encontact charnel avec Cora.

Il éprouvait pour elle, maintenant, une haine apeurée, mêlée demépris et de dégoût. Toutes les femmes, d’ailleurs, luiapparaissaient à présent comme des monstres, des bêtes dangereuses,ayant pour mission de tuer les hommes ; et il ne pensait plusau testament de tante Charlotte que comme on pense à un accidentpassé dont on a failli mourir.

Des mois encore s’écoulèrent. Il ne restait plus qu’un an avantle terme final.

Cachelin avait accroché dans la salle à manger un énormecalendrier dont il effaçait un jour chaque matin, et l’exaspérationde son impuissance, le désespoir de sentir de semaine en semainelui échapper cette fortune, la rage de penser qu’il lui faudraittrimer encore au bureau, et vivre ensuite avec une retraite de deuxmille francs, jusqu’à sa mort, le poussaient à des violences deparoles qui, pour moins que rien, seraient devenues des voies defait.

Il ne pouvait regarder Lesable sans frémir d’un besoin furieuxde le battre, de l’écraser, de le piétiner. Il le haïssait d’unehaine désordonnée. Chaque fois qu’il le voyait ouvrir la porte,entrer, il lui semblait qu’un voleur pénétrait chez lui, quil’avait dépouillé d’un bien sacré, d’un héritage de famille. Il lehaïssait plus qu’on ne hait un ennemi mortel, et il le méprisait enmême temps pour sa faiblesse, et surtout pour sa lâcheté, depuisqu’il avait renoncé à poursuivre l’espoir commun par crainte poursa santé.

Lesable, en effet, vivait plus séparé de sa femme que si aucunlien ne les eût unis. Il ne l’approchait plus, ne la touchait plus,évitait même son regard, autant par honte que par peur.

Cachelin, chaque jour, demandait à sa fille : « Eh bien, tonmari s’est-il décidé ? »

Elle répondait : « Non, papa. »

Chaque soir, à table, avaient lieu des scènes pénibles. Cachelinsans cesse répétait : « Quand un homme n’est pas un homme, ilferait mieux de crever pour céder la place à un autre. »

Et Cora ajoutait : « Le fait est qu’il y a des gens bieninutiles et bien gênants. Je ne sais pas trop ce qu’ils font sur laterre si ce n’est d’être à charge à tout le monde. »

Lesable buvait ses drogues et ne répondait pas. Un jour enfin,son beau-père lui cria : « Vous savez, vous, si vous ne changez pasd’allures, maintenant que vous allez mieux, je sais bien ce quesera ma fille !…. »

Le gendre leva les yeux, pressentant un nouvel outrage,interrogeant du regard. Cachelin reprit : « Elle en prendra unautre que vous, parbleu ! Et vous avez une rude chance que cene soit pas déjà fait. Quand on a épousé un paltoquet de votreespèce, tout est permis. »

Lesable, livide, répondit : « Ce n’est pas moi qui l’empêche desuivre vos bons conseils. »

Cora avait baissé les yeux. Et Cachelin, sentant vaguement qu’ilvenait de dire une chose trop forte, demeura un peu confus.

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