Scène II
Père Ubu, Mère Ubu, Officiers et Soldats, Giron, Pile, Cotice,Nobles enchaînés, Financiers, Magistrats, Greffiers.
PÈRE UBU
Apportez la caisse à Nobles et le crochet àNobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles !ensuite, faites avancer les Nobles.
On pousse brutalement les Nobles.
MÈRE UBU
De grâce, modère-toi, Père Ubu.
PÈRE UBU
J’ai l’honneur de vous annoncer que pourenrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendreleurs biens.
NOBLES
Horreur ! à nous, peuple etsoldats !
PÈRE UBU
Amenez le premier Noble et passez-moi lecrochet à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passeraidans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc etde la Chambre-à-Sous, où on les décervèlera.
Au Noble.
Qui es-tu, bouffre ?
LE NOBLE
Comte de Vitepsk.
De combien sont tes revenus ?
LE NOBLE
Trois millions de rixdales.
PÈRE UBU
Condamné !
Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.
MÈRE UBU
Quelle basse férocité !
PÈRE UBU
Second Noble, qui es-tu ? (Le Noblene répond rien.) Répondras-tu, bouffre ?
LE NOBLE
Grand-duc de Posen.
PÈRE UBU
Excellent ! excellent ! Je n’endemande pas plus long. Dans la trappe. Troisième Noble, quies-tu ? tu as une sale tête.
LE NOBLE
Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revelet de Mitau.
PÈRE UBU
Très bien ! très bien ! Tu n’as rienautre chose ?
LE NOBLE
Rien.
PÈRE UBU
Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, quies-tu ?
LE NOBLE
Prince de Podolie.
PÈRE UBU
Quels sont tes revenus ?
LE NOBLE
Je suis ruiné.
PÈRE UBU
Pour cette mauvaise parole, passe dans latrappe. Cinquième Noble, qui es-tu ?
LE NOBLE
Margrave de Thorn, palatin de Polock.
PÈRE UBU
Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autrechose ?
LE NOBLE
Cela me suffisait.
PÈRE UBU
Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dansla trappe. Qu’as-tu à pigner, Mère Ubu ?
MÈRE UBU
Tu es trop féroce, Père Ubu.
PÈRE UBU
Eh ! je m’enrichis. Je vais faire lire MAliste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.
LE GREFFIER
PÈRE UBU
Commence par les principautés, stupidebougre !
LE GREFFIER
Principauté de Podolie, grand-duché de Posen,duché de Courlande, comté de Sandomir, Comté de Vitepsk, palatinatde Polock, margraviat de Thorn.
PÈRE UBU
Et puis après ?
LE GREFFIER
C’est tout.
PÈRE UBU
Comment, c’est tout ! Oh bien alors, enavant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m’enrichir je vaisfaire exécuter tous les Nobles, et ainsi j’aurai tous les biensvacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe. (On empileles Nobles dans la trappe.) Dépêchez-vous plus vite, je veuxfaire des lois maintenant.
PLUSIEURS
On va voir ça.
PÈRE UBU
Je vais d’abord réformer la justice, aprèsquoi nous procéderons aux finances.
PLUSIEURSMAGISTRATS
Nous nous opposons à tout changement.
PÈRE UBU
Merdre. D’abord les magistrats ne serontplus payés.
MAGISTRATS
Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommespauvres.
PÈRE UBU
Vous aurez les amendes que vous prononcerez etles biens des condamnés à mort.
UN MAGISTRAT
Horreur.
DEUXIÈME
Infamie.
TROISIÈME
Scandale.
QUATRIÈME
Indignité.
TOUS
Nous nous refusons à juger dans des conditionspareilles.
PÈRE UBU
À la trappe les magistrats !
Ils se débattent en vain.
MÈRE UBU
Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Quirendra maintenant la justice ?
PÈRE UBU
Tiens ! moi. Tu verras comme ça marcherabien.
MÈRE UBU
Oui, ce sera du propre.
PÈRE UBU
Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allonsmaintenant, messieurs, procéder aux finances.
FINANCIERS
Il n’y a rien à changer.
PÈRE UBU
Comment, je veux tout changer, moi. D’abord jeveux garder pour moi la moitié des impôts.
FINANCIERS
Pas gêné.
PÈRE UBU
Messieurs, nous établirons un impôt de dixpour cent sur la propriété, un autre sur le commerce etl’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième surles décès, de quinze francs chacun.
PREMIER FINANCIER
Mais c’est idiot, Père Ubu.
DEUXIÈME FINANCIER
C’est absurde.
TROISIÈME FINANCIER
Ça n’a ni queue ni tête.
PÈRE UBU
Vous vous fichez de moi ! Dans la trappeles financiers !
On enfourne les financiers.
MÈRE UBU
Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tumassacres tout le monde.
Eh merdre !
MÈRE UBU
Plus de justice, plus de finances.
PÈRE UBU
Ne crains rien, ma douce enfant, j’iraimoi-même de village en village recueillir les impôts.