Scène IV
Le pont d’un navire courant au plus près sur laBaltique.
Sur le pont le Père Ubu et toute sa bande.
LE COMMANDANT
Ah ! quelle belle brise.
PÈRE UBU
Il est de fait que nous filons avec unerapidité qui tient du prodige. Nous devons faire au moins unmillion de nœuds à l’heure, et ces nœuds ont ceci de bon qu’unefois faits ils ne se défont pas. Il est vrai que nous avons ventarrière.
PILE
Quel triste imbécile.
Une risée arrive, le navire couche et blanchitla mer.
PÈRE UBU
Oh ! Ah ! Dieu ! nous voilàchavirés. Mais il va tout de travers, il va tomber ton bateau.
LE COMMANDANT
Tout le monde sous le vent, bordez lamisaine !
PÈRE UBU
Ah ! mais non, par exemple ! Ne vousmettez pas tous du même côté ! C’est imprudent ça. Et supposezque le vent vienne à changer de côté tout le monde irait au fond del’eau et les poissons nous mangeront.
LE COMMANDANT
N’arrivez pas, serrez près etplein !
PÈRE UBU
Si ! Si ! Arrivez. Je suis pressé,moi ! Arrivez, entendez-vous ! C’est ta faute, brute decapitaine, si nous n’arrivons pas. Nous devrions être arrivés.Oh ! oh, mais je vais commander, moi, alors ! Pare àvirer ! À Dieu vat. Mouillez, virez vent devant, virez ventarrière. Hissez les voiles, serrez les voiles, la barre dessus, labarre dessous, la barre à côté. Vous voyez, ça va très bien. Venezen travers à la lame et alors ce sera parfait.
Tous se tordent, la brise fraîchit.
LE COMMANDANT
Amenez le grand foc, prenez un ris auxhuniers !
PÈRE UBU
Ceci n’est pas mal, c’est même bon !Entendez-vous, monsieur l’Équipage ? amenez le grand coq etallez faire un tour dans les pruniers.
Plusieurs agonisent de rire. Une lame embarque.
PÈRE UBU
Oh ! quel déluge ! Ceci est un effetdes manœuvres que nous avons ordonnées.
MÈRE UBU ET PILE
Délicieuse chose que la navigation.
Deuxième lame embarque.
PILE, inondé.
Méfiez-vous de Satan et de ses pompes.
Sire garçon, apportez-nous à boire.
Tous s’installent à boire.
MÈRE UBU
Ah ! quel délice de revoir bientôt ladouce France, nos vieux amis et notre château deMondragon !
PÈRE UBU
Eh ! nous y serons bientôt. Nous arrivonsà l’instant sous le château d’Elseneur.
PILE
Je me sens ragaillardi à l’idée de revoir machère Espagne.
COTICE
Oui, et nous éblouirons nos compatriotes desrécits de nos aventures merveilleuses.
PÈRE UBU
Oh ! ça, évidemment ! Et moi je meferai nommer Maître des Finances à Paris.
MÈRE UBU
C’est cela ! Ah ! quellesecousse !
COTICE
Ce n’est rien, nous venons de doubler lapointe d’Elseneur.
PILE
Et maintenant notre noble navire s’élance àtoute vitesse sur les sombres lames de la mer du Nord.
Mer farouche et inhospitalière qui baigne lepays appelé Germanie, ainsi nommé parce que les habitants de cepays sont tous cousins germains.
MÈRE UBU
Voilà ce que j’appelle de l’érudition. On ditce pays fort beau.
PÈRE UBU
Ah ! messieurs ! si beau qu’il soitil ne vaut pas la Pologne. S’il n’y avait pas de Pologne il n’yaurait pas de Polonais !
Et maintenant, comme vous avez bien écouté etvous êtes tenus tranquilles, on va vous chanter
LA CHANSON DU DECERVELAGE
Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,
Dans la ru’ du Champ d’ Mars, d’ la paroiss’de Toussaints.
Mon épouse exerçait la profession d’modiste,
Et nous n’avions jamais manqué de rien.
Quand le dimanche s’annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru’ d’ l’Echaudé, passer un bon moment.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervelle sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(CHOEUR) : Hourra,cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Nos deux marmots chéris, barbouillés d’confitures,
Brandissant avec joi’ des poupins enpapier,
Avec nous s’installaient sur le haut d’ lavoiture
Et nous roulions gaîment vers l’Echaudé.
On s’ précipite en foule à la barrière,
On s’ fich’ des coups pour être au premierrang ;
Moi je m’ mettais toujours sur un tas d’pierres
Pour pas salir mes godillots dans l’ sang.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervelle sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(CHOEUR) : Hourra,cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Bientôt ma femme et moi nous somm’s toutblancs d’ cervelle,
Les marmots en boulottent et tous noustrépignons
En voyant l’ Palotin qui brandit salumelle,
Et les blessur’s et les numéros d’ plomb.
Soudain j’ perçois dans l’ coin, près d’ lamachine,
La gueul’ d’un bonz’ qui n’ m’ revient qu’àmoitié.
Mon vieux, que j’ dis, je reconnais tabobine,
Tu m’as volé, c’est pas moi qui t’plaindrai.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervelle sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(CHOEUR) : Hourra,cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Soudain j’ me sens tirer la manch’ par monépouse :
Espèc’ d’andouill’, qu’ell’ m’ dit, v’là l’moment d’te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquetd’ bouse,
V’là l’ Palotin qu’a just’ le dos tourné.
En entendant ce raisonn’ ment superbe,
J’attrap’ sus l’ coup mon courage à deuxmains :
J’ flanque au Rentier une gigantesquemerdre
Qui s’aplatit sur l’ nez du Palotin.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervelle sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(CHOEUR) : Hourra,cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Aussitôt suis lancé par-dessus labarrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j’ suis précipité la tête la première
Dans l’grand trou noir d’ous qu’on n’ revientjamais.
Voilà c’ que c’est qu’ d’aller s’ prom’ ner l’dimanche
Rue d’ l’Echaudé pour voir décerveler,
Marcher l’ Pinc’-Porc ou bien l’Démanch’-Comanche,
On part vivant et l’on revient tudé.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(CHOEUR) : Hourra,cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
FIN