Ubu Roi

Acte V

Scène I

Il fait nuit. Le Père Ubu dort.

Entre la Mère Ubu sans le voir.

L’obscurité est complète.

MÈRE UBU

Enfin, me voilà à l’abri. Je suis seule ici,ce n’est pas dommage, mais quelle course effrénée traverser toutela Pologne en quatre jours ! Tous les malheurs m’ont assaillieà la fois. Aussitôt partie cette grosse bourrique, je vais à lacrypte m’enrichir. Bientôt après je manque d’être lapidée par ceBougrelas et ces enragés. Je perds mon cavalier le Palotin Gironqui était si amoureux de mes attraits qu’il se pâmait d’aise en mevoyant, et même, m’a-t-on assuré, en ne me voyant pas, ce qui estle comble de la tendresse Il se serait fait couper en deux pourmoi, le pauvre garçon. La preuve, c’est qu’il a été coupé en quatrepar Bougrelas. Pif paf pan ! Ah ! je pense mourir.Ensuite donc je prends la fuite, poursuivie par la foule en fureur.Je quitte le palais, j’arrive à la Vistule, tous les ponts étaientgardés. Je passe le fleuve à la nage, espérant ainsi lasser mespersécuteurs. De tous côtés la noblesse se rassemble et mepoursuit. Je manque mille fois périr, étouffée dans un cercle dePolonais acharnés à me perdre. Enfin je trompai leur fureur, etaprès quatre jours de courses dans la neige de ce qui fut monroyaume j’arrive me réfugier ici. Je n’ai ni bu ni mangé cesquatre jours, Bougrelas me serrait de près… Enfin me voilà sauvée.Ah ! je suis morte de fatigue et de froid. Mais je voudraisbien savoir ce qu’est devenu mon gros polichinelle, je veux diremon très respectable époux. Lui en ai-je pris, de la finance. Luien ai-je volé, des rixdales. Lui en ai-je tiré, des carottes. Etson cheval à finances qui mourait de faim : il ne voyait passouvent d’avoine, le pauvre diable. Ah ! la bonne histoire.Mais hélas ! j’ai perdu mon trésor ! Il est à Varsovie,ira le chercher qui voudra.

PÈRE UBU, commençant à seréveiller.

Attrapez la Mère Ubu, coupez lesoneilles !

MÈRE UBU

Ah ! Dieu ! Où suis-je ? Jeperds la tête. Ah ! non, Seigneur !

Grâce au ciel j’entrevoi

Monsieur le Père Ubu qui dort auprès demoi.

Faisons la gentille. Eh bien, mon grosbonhomme, as-tu bien dormi ?

PÈRE UBU

Fort mal ! Il était bien dur cetours ! Combat des voraces contre les coriaces, mais lesvoraces ont complètement mangé et dévoré les coriaces, comme vousle verrez quand il fera jour entendez-vous, noblesPalotins !

MÈRE UBU

Qu’est-ce qu’il bafouille ? Il est encoreplus bête que quand il est parti. À qui en, a-t-il ?

PÈRE UBU

Cotice, Pile, répondez-moi, sac àmerdre ! Où êtes-vous ? Ah ! j’ai peur. Mais enfinon a parlé. Qui a parlé ? Ce n’est pas l’ours, je suppose.Merdre ! Où sont mes allumettes ? Ah ! je les aiperdues à la bataille.

MÈRE UBU, àpart.

Profitons de la situation et de la nuit,simulons une apparition surnaturelle et faisons-lui promettre denous pardonner nos larcins.

PÈRE UBU

Mais, par saint Antoine ! on parle.Jambedieu ! Je veux être pendu !

MÈRE UBU, grossissant savoix.

Oui, monsieur Ubu, on parle, en effet, et latrompette de l’archange qui doit tirer les morts de la cendre et dela poussière finale ne parlerait pas autrement ! Écoutez cettevoix sévère. C’est celle de saint Gabriel qui ne peut donner que debons conseils.

PÈRE UBU

Oh ! ça, en effet !

MÈRE UBU

Ne m’interrompez pas ou je me tais et c’ensera fait de votre giborgne !

PÈRE UBU

Ah ! ma gidouille ! Je me tais, jene dis plus mot. Continuez, madame l’Apparition !

MÈRE UBU

Nous disions, monsieur Ubu, que vous étiez ungros bonhomme !

PÈRE UBU

Très gros, en effet, ceci est juste.

MÈRE UBU

Taisez-vous, de par Dieu !

PÈRE UBU

Oh ! les anges ne jurent pas !

MÈRE UBU, àpart.

Merdre ! (Continuant.) Vous êtesmarié, Monsieur Ubu.

PÈRE UBU

Parfaitement, à la dernière deschipies !

MÈRE UBU

Vous voulez dire que c’est une femmecharmante.

PÈRE UBU

Une horreur. Elle a des griffes partout, on nesait par où la prendre.

MÈRE UBU

Il faut la prendre par la douceur, sire Ubu,et si vous la prenez ainsi vous verrez qu’elle est au moins l’égalede la Vénus de Capoue.

PÈRE UBU

Qui dites-vous qui a des poux ?

MÈRE UBU

Vous n’écoutez pas, monsieur Ubu ;prêtez-nous une oreille plus attentive. (À part.) Maishâtons-nous, le jour va se lever. – Monsieur Ubu, votre femme estadorable et délicieuse, elle n’a pas un seul défaut.

PÈRE UBU

Vous vous trompez, il n’y a pas un défautqu’elle ne possède.

MÈRE UBU

Silence donc ! Votre femme ne vous faitpas d’infidélités !

PÈRE UBU

Je voudrais bien voir qui pourrait êtreamoureux d’elle. C’est une harpie !

MÈRE UBU

Elle ne boit pas !

PÈRE UBU

Depuis que j’ai pris la clé de la cave. Avant,à sept heures du matin elle était ronde et elle se parfumait àl’eau-de-vie. Maintenant qu’elle se parfume à l’héliotrope elle nesent pas plus mauvais. Ça m’est égal. Mais maintenant il n’y a plusque moi à être rond !

MÈRE UBU

Sot personnage ! – Votre femme ne vousprend pas votre or.

PÈRE UBU

Non, c’est drôle !

MÈRE UBU

Elle ne détourne pas un sou !

PÈRE UBU

Témoin monsieur notre noble et infortunécheval à Phynances, qui, n’étant pas nourri depuis trois mois, a dûfaire la campagne entière traîné par la bride à travers l’Ukraine.Aussi est-il mort à la tâche, la pauvre bête !

MÈRE UBU

Tout ceci sont des mensonges, votre femme estun modèle et vous quel monstre vous faites !

PÈRE UBU

Tout ceci sont des vérités, ma femme est unecoquine et vous quelle andouille vous faites !

MÈRE UBU

Prenez garde, Père Ubu.

PÈRE UBU

Ah ! c’est vrai, j’oubliais à qui jeparlais. Non, je n’ai pas dit ça !

MÈRE UBU

Vous avez tué Venceslas.

PÈRE UBU

Ce n’est pas ma faute, moi, bien sûr. C’est laMère Ubu qui a voulu.

MÈRE UBU

Vous avez fait mourir Boleslas etLadislas.

PÈRE UBU

Tant pis pour eux ! Ils voulaient metaper !

MÈRE UBU

Vous n’avez pas tenu votre promesse enversBordure et plus tard vous l’avez tué.

PÈRE UBU

J’aime mieux que ce soit moi que lui qui règneen Lithuanie. Pour le moment ça n’est ni l’un ni l’autre. Ainsivous voyez que ça n’est pas moi.

MÈRE UBU

Vous n’avez qu’une manière de vous fairepardonner tous vos méfaits.

PÈRE UBU

Laquelle ? Je suis tout disposé à devenirun saint homme, je veux être évêque et voir mon nom sur lecalendrier.

MÈRE UBU

Il faut pardonner à la Mère Ubu d’avoirdétourné un peu d’argent.

PÈRE UBU

Eh bien, voilà ! Je lui pardonnerai quandelle m’aura rendu tout, qu’elle aura été bien rossée, et qu’elleaura ressuscité mon cheval à finances.

MÈRE UBU

Il en est toqué de son cheval ! Ah !je suis perdue, le jour se lève.

PÈRE UBU

Mais enfin je suis content de savoirmaintenant assurément que ma chère épouse me volait. Je le saismaintenant de source sûre. Omnis a Deo scientia, ce quiveut dire : Omnis, toute ; a Deo,science ; scientia, vient de Dieu. Voilàl’explication du phénomène. Mais madame l’Apparition ne dit plusrien. Que ne puis-je lui offrir de quoi se réconforter. Ce qu’elledisait était très amusant. Tiens, mais il fait jour !Ah ! Seigneur, de par mon cheval à finances, c’est la MèreUbu !

MÈRE UBU,effrontément.

Ça n’est pas vrai, je vais vousexcommunier.

PÈRE UBU

Ah ! charogne !

MÈRE UBU

Quelle impiété.

PÈRE UBU

Ah ! c’est trop fort. Je vois bien quec’est toi, sotte chipie ! Pourquoi diable es-tu ici ?

MÈRE UBU

Giron est mort et les Polonais m’ontchassée.

PÈRE UBU

Et moi, ce sont les Russes qui m’ont chassé:les beaux esprits se rencontrent.

MÈRE UBU

Dis donc qu’un bel esprit a rencontré unebourrique !

PÈRE UBU

Ah ! eh bien, il va rencontrer unpalmipède maintenant.

Il lui jette l’ours.

MÈRE UBU, tombantaccablée sous le poids de l’ours.

Ah ! grand Dieu ! Quellehorreur ! Ah ! je meurs ! J’étouffe ! il memord ! Il m’avale ! il me digère !

PÈRE UBU

Il est mort ! grotesque. Oh ! mais,au fait, peut-être que non ! Ah ! Seigneur ! non, iln’est pas mort, sauvons-nous. (Remontant sur son rocher.)Pater noster qui es…

MÈRE UBU, sedébarrassant.

Tiens ! où est-il ?

PÈRE UBU

Ah ! Seigneur ! la voilàencore ! Sotte créature, il n’y a donc pas moyen de sedébarrasser d’elle. Est-il mort, cet ours ?

MÈRE UBU

Eh oui, sotte bourrique, il est déjà toutfroid. Comment est-il venu ici ?

PÈRE UBU,confus.

Je ne sais pas. Ah ! si, je sais !Il a voulu manger Pile et Cotice et moi je l’ai tué d’un coup dePater Noster.

MÈRE UBU

Pile, Cotice, Pater Noster. Qu’est-ce quec’est que ça ? il est fou, ma finance !

PÈRE UBU

C’est très exact ce que je dis ! Et toitu es idiote, ma giborgne !

MÈRE UBU

Raconte-moi ta campagne, Père Ubu.

PÈRE UBU

Oh ! dame, non ! C’est trop long.Tout ce que je sais, c’est que malgré mon incontestable vaillancetout le monde m’a battu.

MÈRE UBU

Comment, même les Polonais ?

PÈRE UBU

Ils criaient : Vivent Venceslas etBougrelas.

J’ai cru qu’on voulait m’écarteler. Oh !les enragés ! Et puis ils ont tué Rensky !

MÈRE UBU

Ça m’est bien égal ! Tu sais queBougrelas a tué le Palotin Giron !

PÈRE UBU

Ça m’est bien égal ! Et puis ils ont tuéle pauvre Lascy !

MÈRE UBU

Ça m’est bien égal !

PÈRE UBU

Oh ! mais tout de même, arrive ici,charogne !

Mets-toi à genoux devant ton maître (ill’empoigne et la jette à genoux), tu vas subir le derniersupplice.

MÈRE UBU

Ho, ho, monsieur Ubu !

PÈRE UBU

Oh ! oh ! oh ! après, as-tufini ? Moi je commence torsion du nez, arrachement descheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles,extraction de la cervelle par les talons, lacération dupostérieur, suppression partielle ou même totale de la moelleépinière (si au moins ça pouvait lui ôter les épines ducaractère), sans oublier l’ouverture de la vessie natatoire etfinalement la grande décollation renouvelée de saint Jean-Baptiste,le tout tiré des très saintes Écritures, tant de l’Ancien que duNouveau Testament, mis en ordre, corrigé et perfectionné par l’iciprésent Maître des Finances ! Ça te va-t-il,andouille ?

Il la déchire.

MÈRE UBU

Grâce, monsieur Ubu !

Grand bruit à l’entrée de la caverne.

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