Un habitant de la planète Mars

LETTRE IX

La salle des séances. – Nouvelles de l’aérolithe.– Où l’on travaille pour le roi de Prusse. – Le banc desjournalistes. – Seringuier bâille. – Williamson critique. – Unsingulier petit bonhomme que ce Williamson ! – Portrait enpied. – Noirot de Sauw. – Métis de Chinois et d’Autrichien. –Cailloutage littéraire. – L’abbé Omnish. – L’homme interplanétairepeut-il tomber de la lune ? – Ce que répond la matière. –MM. Haughton et Ziegler. – Seriez-vous matérialiste,monsieur ? – Les générations spontanées en Amérique. –Qu’est-ce que la vie ?

La salle des séances est plus garnie encoreque les jours précédents. Les discussions avancent, il est vrai,mais les curieux arrivent de plus en plus nombreux. On est obligéd’occuper plusieurs boats et convois au ravitaillement dePaxton-House. Le propriétaire vient de faire construire encore denouvelles maisons en planches. Il y a littéralement foule sur lestravaux. On entoure l’aérolithe et on se presse aux fenêtres de lasalle. C’est à qui saisira un mot de la discussion. Beaucoup depersonnes, heureusement, viennent le matin du fort Ben et s’en vontle soir.

On a bientôt perforé en entier l’immensebolide, mais sans nouveaux résultats. M. Vanbrée fait avecM. David et plusieurs autres géologues de la commission uneexploration des environs, pour voir si l’on ne trouverait pasd’autres spécimens de la roche interplanétaire, quelques éclatsanalogues à nos petits aérolithes actuels : mais lesrecherches sont très-difficiles au milieu de ces forêts viergesréellement impraticables, à moins d’avoir recours à la hache et aufeu.

Nous sommes presque tous au complet sur lebanc des journalistes ; l’abbé Omnish, Seringuier, Noirot deSauw, trouvent les débats bien longs. Seringuier prend cependantson mal en patience et fait rédiger les comptes rendus pour unalmanach populaire. « Le public lira cela, dit-il, bête ounon, qu’importe ? mon nom au bas, le format Hacken, le livreserait-il cousu de feuilles blanches, qu’on le trouverait encoretrès-intéressant. » Il a raison pourtant ! Le public estnaïf !

Williamson, un tout petit homme qui voudraitfaire du bruit comme quatre, mais qui ne peut se retrouver dans saprose filandreuse, critique Greenwight, critique Newbold, critiqueStek, critique les débats, critique tout le monde. Il secritiquerait lui-même, s’il osait ! Williamson, sous prétextede faire de la science, prêche tous les dimanches dans le journalquotidien le Strand pendant deux longues colonnes.

Vous pensez peut-être qu’il s’occupe devulgariser la question à l’ordre du jour ? Bah ! la choseest trop simple pour lui : il fait comme si les lecteursétaient au courant, il met la charrue avant les bœufs et discutegravement et sentencieusement de la méthode scientifique. Ilcritique encore et toujours, sans s’apercevoir qu’il parle dans ledésert ! La critique est fort intéressante, mais faut-ilencore savoir, avant tout, de quoi il s’agit. Qu’importe, lecteursdu Strand, pourvu que Williamson critique !Vétérinaire de profession, je crois, il tranche avec un adorablesans-façon les questions d’astronomie et de mécanique ; lesquestions d’art vétérinaire, il ne s’en préoccupe jamais ; ilappelle cela faire de la science sans préjugés, comme si la sciencen’était pas la SCIENCE ! Quel impayable petitbonhomme !

L’année dernière, les conférences étaient engrande vogue à Richmond. Il annonce dans tous les journaux,placarde sur tous les murs l’ouverture de son cours. Il cherche leplus grand local possible pour y établir sa personnalité. Jamais,dit-il, salle ne sera assez vaste pour contenir mes auditeurs.Hélas ! pauvre confrère ! ce jour n’arriva que tropvite ! Le professeur dut partager le même sort qu’Ampère,votre original d’Ampère. Vous vous rappelez qu’un jour de mauvaistemps, il arriva au collège de France en voiture. Il commença saleçon et la termina devant un seul auditeur très-attentif. Entraînépar son sujet, il dépassa le temps réglementaire. Aussi regardantsa montre : Ah ! pardonnez, monsieur, dit-il, de vousavoir retenu si longtemps !

L’auditeur le regarda étonné. Mais, Monsieursait bien, répondit-il, que j’ai tout mon temps ; ne m’a t-ilpas pris à l’heure ?

Hélas ! le seul auditeur d’Ampère,c’était son cocher de fiacre.

De même pour Williamson, mais qui, moinsdistrait et pour cause, eut tout le temps de se dépiter del’aventure. Un seul disciple se présenta, et ce seul auditeur,c’était l’agent du cours. Williamson a abandonné lesconférences.

L’Académie de médecine de Richmond vient delui refuser aussi, très-catégoriquement, un de ses fauteuilsvacants. Williamson a beaucoup à vieillir avant de grandir.

Noirot de Sauw, tout rabougri, comme un vieuxpommier de Normandie tordu par les années, cache son ignorance dansson assurance. Il a passé, et de beaucoup, la soixantaine ; ilest courbé ; de profil il tient du chimpanzé, sans aucuneflatterie : de face, c’est une momie égyptienne vivante. Quelsingulier individu ! Il porte dans la vie privée un nom avecune particule qui fait place à une simple parenthèse, au bas de sesproductions. Bien qu’il ait un nom presque français, il ne paraîtguères l’être ; à son allure, à son caractère, on aimeraitmieux voir un métis de Chinois et d’Autrichien.

Le style est comme l’homme, vieux, rabougri,sec, tendu, sans aucune synovie aux articulations ; on diraità chaque virgule, que la phrase va craquer et se fendre ;c’est de la prose qu’il est temps de remiser. Noirot de Sauw faitpeu par lui-même, bien peu. Il demande des documents partout, meten place toutes ses notes et réunit ses phrases bout à bout. Puisil signe ce cailloutage et l’envoie pompeusement à tous lesacadémiciens, qu’il salue jusqu’à terre. On dit en effet qu’il ades prétentions académiques ; que Dieu en garde lesacadémiciens à tout jamais passés et à venir.

Triste, triste ! Envieux, jaloux,hargneux pour tout le monde ; triste, triste ! enfinc’est un type ! on lui pardonne par amour de la science.

L’abbé Omnish est un autre type, mais vous leconnaissez : qui ne le connaît sur la surface du globe ?Bon confrère et réellement savant, il a peu de rivaux, s’il en a.Je reviens aux débats dont je me suis laissé écarter en avisant labonne et béate figure de Seringuier.

M. NEWBOLD. La parole est àM. Liesse.

M. LIESSE. Je n’ai que quelques mots àdire, monsieur le président. M. Greenwight, dans saremarquable dissertation, a pensé que l’on trouverait unéclaircissement dans la densité de l’aérolithe. La matière sur Marsdoit être en effet moins condensée et encore beaucoup moins dans laLune : de là un moyen tout simple d’écarter notre satellite dudébat.

J’ai, avec le concours de M. Siemann,déterminé la densité de plusieurs échantillons, et même celle del’argent trouvé dans le bolide. Les chiffres se rapprochentcomplètement de ceux que nous obtenons sur nos minéraux et nosmétaux terrestres, cependant un peu plus faibles. Il est bontoutefois d’ajouter que proportionnellement la densité de cesmatières devrait être moindre qu’elle ne l’est en réalité ; entous cas, elle est trop forte pour permettre d’attribuer leurorigine à notre satellite ; la densité des roches lunairesdoit être notablement plus faible, et, comme l’a très-bien ditM. Greenwight, j’écarte la Lune du débat sans autrehésitation.

M. GREENWIGHT. Qu’il me soit permis deremercier M. Liesse de son appui et de faire remarquer àl’assemblée que, loin de m’étonner, les discordances signalées parmon savant collègue dans la densité de la substance de l’aérolithene font que m’affermir davantage dans mon opinion première. Eneffet, la densité de ces matières était, à l’époque de leur chute,plus faible que celle des substances terrestres similaires, maiselles ont traversé l’espace, elles se sont condensées, elles sesont ensuite agrégées, obéissant aux nouvelles forces terrestres,puis encore condensées par le refroidissement qui a séparé leurarrivée ici de l’époque actuelle.

Quoi d’étonnant à ce que leur densité soitrelativement élevée ! Le contraire serait plus inexplicable.Ce que je voulais, en priant M. Liesse de déterminer ladensité, c’était surtout de mettre la Lune hors de cause. Or laquestion soulevée par M. Steck me paraît absolument vidée.L’aérolithe et ses habitants n’ont pu théoriquement descendre quede la planète Mars ; reste à savoir comment : c’estM. Owerght qui a bien voulu se charger de ce point et quil’éclaircira, j’en ai la conviction, avec son talent ordinaire.

M. HAUGHTON. Monsieur le président, j’aidemandé la parole, il y a plusieurs séances déjà, et je pensequ’avant d’examiner la possibilité de la chute d’un aérolithevenant d’une autre planète, il ne serait pas superflu d’abordertout de suite la question capitale, à mon avis, du développementdes êtres à la surface de la terre et des mondes similaires. Jedésirerais, à ce propos, faire quelques objections à l’opinion deM. Greenwight.

M. NEWBOLD. La parole est àM. Haughton, mais je suis forcé de rappeler, messieurs, que letemps se passe, et que je recommande à mes collègues la plus grandebrièveté possible.

M. HAUGHTON. Qui dit être, messieurs, ditvie. Or, qu’est-ce que la vie ? Pour M. Greenwight, sij’ai bien compris, la vie résulte d’une masse donnée unie à unequantité de mouvement donnée. Cependant, messieurs, si cela était,qui m’empêcherait de produire la vie ? la quantité demouvement, n’en suis-je pas maître ; la masse, ne puis-jel’accroître ou la diminuer à volonté ?

Voici de la matière, puis encore de lamatière : l’animerai-je ? Non, mille fois non. Jeproduirai des réactions chimiques, mais des réactions qui ne sepoursuivront pas d’elles-mêmes et qui s’éteindront au bout d’uncertain temps. Tel n’est pas le caractère de la vie. Et,d’ailleurs, dans ce cas, nous verrions la vie se manifester àchaque instant là où de la matière serait en contact avec de lamatière ; les générations spontanées se produiraient sous nosyeux et à tout moment. Il n’en est rien.

Et puis, pourquoi la mort après une évolutionde la matière aussi courte ? N’est-il pas clair que laquantité de mouvement n’a pu beaucoup varier pendant si peu detemps ? D’ailleurs, l’individu succède à l’individu, et ce quitue l’un animerait l’autre ; il y a là des anomalies et descontradictions qui me font repousser la définition mise en avantpar le savant astronome. Non, la vie n’est pas une réaction.

M. ZIEGLER. Je prendrai la libertéd’interrompre mon illustre confrère : je partage jusqu’à uncertain point les idées de M. Greenwight, et je tiens à ne paslaisser sans réplique les négations de M. Haughton. J’y tiensd’autant plus que, dans une autre enceinte, en France, aucunacadémicien, dans une dispute qui dure depuis plusieurs années, n’aosé omettre l’opinion que j’oppose à M. Haughton. La cause demon honorable collègue est défendue avec talent, à Paris, parMM. Pasteur, Milne Edwards, Balard, etc., etc. ; lamienne, ou à peu près, par des professeurs de province :MM. Pouchet, Joly et Musset. Pourquoi à l’Institut de France,bien que plusieurs académiciens aient sur ce sujet une opinionarrêtée, pourquoi personne n’a-t-il élevé la voix en faveur del’hétérogénie[17] ?

Je vous demanderai à ne pas suivre cetexemple, et, bien que je fraye une voie tout à fait nouvelle, parmivous, je solliciterai la permission de dire tout ce que je pense.N’est-ce pas la vérité, messieurs, que nous cherchons tous ?nous devons travailler en commun et apporter chacun notre pierre àl’édifice.

Évidemment, de la matière ajoutée à de lamatière ne saurait dans tous les cas produire la vie. Mais j’osedire que cette juxtaposition en est la condition nécessaire etsuffisante.

Les corps organisés sont des corps dont leséléments matériels sont susceptibles d’être ébranlés par laquantité de mouvement normale venue du Globe lui-même ou duSoleil ; ces corps entrent en vibration harmonique ; ilss’animent, ils vivent ; et les réactions s’y produisent et s’yperpétuent pendant un temps donné qu’il faudra définir dans lasuite.

Quant à ces éléments matériels des corpsorganisés, remarquez : ils sont toujours formés de matériauxminéraux divers dépendant du milieu dans lequel ils sont placés etinvariablement en tout ou en partie de composés fixes : lecarbone, l’azote, l’hydrogène, l’oxygène.

Vous niez que de la matière unie à de lamatière suffise pour déterminer la vie, et cependant ne voyez-vouspas une réponse implicite dans cette juxtaposition continuelle dequatre corps : le carbone, l’azote, l’hydrogène,l’oxygène ?

N’apercevez-vous pas nettement ici quecertaines variétés de la matière, certaines agrégations, certainscomposés seuls ont le pouvoir de constituer les corpsvivants ? N’est-ce pas avouer que, si vous saviez les placeren présence dans les conditions voulues, vous amèneriez lavie ?

– Quoi ! un être n’est formé qued’une seule substance, d’une substance parfaitement définie parmiles innombrables matériaux de la nature, et cela quel que soitl’être, et vous refuseriez d’y voir un premier indice ! Lalogique vous ordonne au moins d’émettre un doute et vous défend detrancher si vite dans une question si ardue.

M. NEWBOLD. Messieurs, n’oublions pasl’habitant interplanétaire.

M. ZIEGLER. Oui, monsieur leprésident ; j’avance.

Chaque fois que vous vous trouverez enprésence d’agrégations matérielles trop denses pour être excitéesencore par la quantité de mouvement reçue par la planète, vousn’aurez devant les yeux que des corps inertes, non susceptiblesd’entrer en vibration harmonique avec ce mouvement, nonsusceptibles de perpétuer cette force un certain temps, incapablesde vivre. Voilà la nature inorganique.

Au contraire, avez-vous devant vous desagrégations assez peu denses, assez mobiles pour emmagasiner lemouvement, le perpétuer un certain temps, comme la corde mue parl’archet vibre encore quand l’effort a cessé, vous verrez naître etse développer, s’accroître et vivre, ces agrégations tout à l’heureinertes. Voilà la nature organique.

Or, est-ce là une hypothèse, un rêve ? Sioui, pourquoi donc ne trouvons-nous jamais associées que les mêmesmolécules, les mêmes agrégations atomiques : le carbone,l’azote, l’hydrogène, l’oxygène. Vous voyez bien, messieurs, quecertaines molécules seulement et de composition invariable aiment àse rencontrer ensemble.

Elles seules sont susceptibles de recevoir etde transmettre le mouvement. Ne faut-il pas conclure, bon gré malgré, qu’avec elles seules vous produirez la vie ? Donc il estvrai d’avancer que de la matière convenable et excitée par unequantité de mouvement convenable est nécessaire et suffisante pourdonner lieu à la vie. De là cette définition :

La substance organisée n’est que de la matièresusceptible d’excitation harmonique en présence de la quantité demouvement libre à la surface du globe.

La vie n’est que la détente de la quantité demouvement intérieure emmagasinée à l’origine dans la matière etperpétuée par la quantité de mouvement extérieure. La vie dépenddonc de l’agrégation initiale de la matière et du milieu danslequel elle se trouve.

M. HAUGHTON. M. Ziegler étendra-t-ilcette opinion, non plus seulement à la matière organisée,c’est-à-dire à la substance susceptible d’accroissement ou dedéperdition qui constitue les êtres vivants, mais aux êtres vivantseux-mêmes : aux végétaux et aux animaux.

M. ZIEGLER. Très-certainement, la loi estla même partout. M. Greenwight a dit avec son autorité :Les constellations, les astres surchargés de quantité de mouvement,étaient à l’état embryonnaire ; à mesure que cette quantité demouvement a diminué, les mondes ont vieilli ; quand elle seradevenue nulle, ils mourront. Je n’ai qu’à répéter sa phrase pour lanature organique. La matière excitée s’est agrégée suivant descombinaisons diverses.

La chute de ces innombrables atomes les unssur les autres pour chaque petit corps, si infime qu’il soit, aproduit une grande quantité de mouvement[18]. Ladétente de cette quantité de mouvement intérieure, chaque jourralentie par la quantité de mouvement extérieure, comme lerefroidissement des astres Test par le rayonnement du Soleil,détermine les différentes phases de la vie.

L’énergie du ressort avec lequel elles’échappe, c’est la force vitale : ainsi vous passez forcémentpar la jeunesse, la vieillesse, et quand la quantité de mouvementintérieure est enfin épuisée et que l’excitation extérieure estinsuffisante pour maintenir l’équilibre, survient la Mort.

Les agrégations moléculaires subsistent encoreensuite comme les astres restent néanmoins à l’état solide aprèsleur refroidissement complet. Mais, quand les molécules ont finipar vibrer à l’unisson avec les molécules des corps voisins, qu’iln’y a plus aucune tendance à s’agréger, les corps organisés sedésorganisent à leur tour comme les vieux astres de l’espace, etles molécules comme les atomes interplanétaires reprennent leurliberté pour aller entrer plus loin dans de nouvelles combinaisons.Tel est le cycle de la vie.

M. Haughton me demande comment je faisnaître ainsi les végétaux et les animaux. J’ai montré la générationdes tissus, des cellules embryonnaires de toute substanceorganisée ; l’ensemble naîtra des détails, l’être des partiesconstitutives. Mais la séance est très-avancée ; avecl’agrément de l’assemblée, je remettrai à demain le développementde cette thèse.

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