Un habitant de la planète Mars

LETTRE III

À Paxton-House. – Une commission de savants. –Mauvaises photographies de MM. Newbold et Greenwight. – Parlezdonc plus haut ! monsieur le Président. – Un grand géologue. –Un grand astronome. – M. Greenwight à propos de la planète LeVerrier. – Influence de l’éditeur sur l’auteur. – WilliamSeringuier et la réclame. – Les châles Biétry et l’Oléine. –M. Stek (de l’Institut).

La commission a été décidément constituéemercredi dernier et la discussion a commencé dès le lendemain. Lebruit a couru ici que Lyell, le géologue anglais, traversaitl’Océan, envoyé par la Société de géologie de Londres. Aucunenotification officielle ne nous ayant été faite de ce voyage, etcomme il est d’ailleurs impossible de garder ici indéfiniment cessavants qui y sont depuis plus de quinze jours en prévision de ceuxqui surviendront encore, il a été décidé à l’unanimité que l’on semettrait au travail sans aucun retard.

La salle des séances se trouve dans l’aileprincipale de la maison de M. Paxton ; elle peut contenirlargement cent personnes. On a déposé au centre la momie dans sonlinceul calcaire, les bâtons métalliques, les amphores, et en facede la fenêtre au grand jour la plaque métallique. Tout autour sontrangés des chaises, des escabeaux, puis des banquettes faites pourla circonstance, car les sièges étaient rares à James-House. Enface de la porte d’entrée, MM. Paxton ont fait élever unesorte d’estrade pour le bureau.

Au-dessous on a placé une longue table muniede la serge verte sacramentelle pour les secrétaires. Enfin, enarrière, en face du bureau et au delà des sièges de la commission,MM. Paxton ont eu la complaisance de réserver une enceintepour les journalistes ; il y a ici des représentants de lapresse du Nord et du Sud : Washington, Philadelphie, Boston.Nous vivons tous à peu près en bonne intelligence à l’ombre dudrapeau scientifique.

Voici les noms des commissaires. Vousretrouverez parmi eux plusieurs de nos célébrités. Je les prendscomme je les vois groupés devant moi.

Au bureau, occupant le fauteuil de laprésidence, M. Newbold, peut-être le géologue du Sud qui a leplus servi la science ; homme de soixante ans environ, formé àl’école des Buchs, Humboldt, etc., qui n’a qu’un tort pour nous,c’est de parler trop bas. Physionomie profonde, œil vif, presquetoujours les deux coudes appuyés sur la table et les mains croiséesà hauteur de nez ; au demeurant, excellent président habitué àmanier la sonnette.

À sa droite, le vice-président,M. Greenwight, l’astronome le plus marquant de Philadelphie.Grand, blond, énergique, bien constitué, Yankee d’apparence et defait. Sa réputation date de longtemps déjà. Sorti de l’École desofficiers de New-York, il s’adonna d’abord à la chimie, étudial’eau oxygénée et s’éprit tout à coup d’un vif amour pourl’astronomie. Appelé par les circonstances à Philadelphie, ildécouvrit deux petites planètes et retrouva à plusieurs joursd’intervalle la fameuse planète Neptune de M. Le Verrier.

Il est d’un caractère droit et loyal, bien queYankee. Et le jour où les journaux français vinrent lui annoncerque sa planète avait été déjà trouvée par un astronome de Paris, ilcourut de suite à l’Académie et prononça cette phrase qui fitbeaucoup sourire la gauche :

« Messieurs, qu’on ne s’y trompe pas, LeVerrier le premier a découvert sans télescope et par les seulesforces du calcul l’astre que j’ai aperçu le 27 septembre. C’estunique, c’est merveilleux. Le Verrier est désormais le ChristopheColomb du ciel. Pour moi, messieurs, je n’en serai jamais l’AméricVespuce. Il faut rendre à César ce qui appartient àCésar. »

On n’a pas oublié à Philadelphie, néanmoins,que si M. Le Verrier avait été malade quelques jours ou s’ils’était trompé dans une addition, l’honneur de la grande découverterevenait à l’Amérique. À quoi tiennent les honneurs !

M. Greenwight parle bien. Sa voix estpuissante et nerveuse… mais quelquefois trop riche en heu,heueueu ! vous savez ce heu qui sert de traitd’union à deux paroles boiteuses. Nonobstant, c’est un orateur, etmême un orateur qui occupe un bon rang dans nos assembléespolitiques. Très-considéré à Philadelphie, il est évidemment deceux qui, à Paris, seraient grand’croix de la Légion d’honneur.

À gauche du président sont assisMM. Wintow et Ring, un zoologiste et un ethnologiste.

M. Wintow est le plus singulier petithomme que l’on puisse voir : professeur a Washington, décorédes ordres de Russie, d’Italie et d’Espagne, il n’en paraît pasmoins mécontent et grinchu. Il s’est fait naturaliser Américain,car il était Anglais de naissance. Il occupe la chaire de zoologiede Washington depuis plus de vingt ans ; je crois que c’est ledoyen des zoologistes.

Très-bien avec tous les pouvoirs, avecl’Église, il a couvert l’Amérique de petits traités à deuxschellings et de grands traités à quatre et même cinq dollars,édités chez Nossamm et fils, le libraire de l’École de médecine dela ville. Il est très-connu des étudiants et leur examinateur. Ilest membre de l’Académie de Philadelphie et porté comme membrecorrespondant de l’Institut de France. C’est un homme arrivé et quin’a plus qu’à faire arriver son fils Alphonse.

M. Rink est plus grand de quelquesdécimètres que M. Wintow, son illustre confrère ; il estcependant plus petit dans l’opinion des académies de province. Il ala parole facile, mais épineuse et grinçante. Il professe depuisnombre d’années l’anthropologie, et personne ne s’en plaint,surtout ceux qui s’occupent d’économie politique. Il collabore à laNew-Review et fait la cour aux journalistes.

On le dit très-bien avec William Seringuier,qui siège à quelque pas de moi, par parenthèse. Ce nom-là vous aurasans doute agacé les nerfs plus d’une fois ; on le voit auxquatre coins de l’horizon des réclames, comme chez vous les châlesBiétry ou l’Oléine pour attraper plus vite les poissons.

William Seringuier a fini, grâce à l’annonce,à la maison Hacken et Cie, de New-York, certainement laplus puissante d’Amérique, grâce surtout à la bêtise dequelques-uns de ses confrères, il a fini par se faire uneréputation dans le gros public des marchands, affriandé de gravureset de mots soufflés. Il est reçu chez M. Rink, qui lui rendses visites.

M. Rink est à tout prendre un homme dumonde et un excellent naturaliste. Le président M. Newbold leregarde quelquefois du coin de l’œil entre ses doigts croisés.M. Newbold en effet n’a jamais voulu entendre parler del’homme fossile, c’est pourquoi il est accouru voir l’habitant dela planète Mars, et M. Rink est le défenseur le plusénergique, le plus grand, après M. Shafford, du même hommefossile. Ici, comme chez vous, nos savants ne sont pas toujoursd’accord.

À gauche, au bout de l’estrade, se tient unpetit être gris, des cheveux jusqu’aux talons, admirablement rasé,pas beaucoup plus grand que l’habitant de Mars, mais mieux detournure. C’est le secrétaire perpétuel de la Société d’agriculturede Boston, ici secrétaire-adjoint, un agronome greffé d’un chimisteet d’un industriel. Il a un peu de Méphistophélès dans le regard etdans le sourire. Il est dit-on, l’auteur, avec un poëte célèbre,d’un traité sur les Coprolithes qui fit certain bruit enson temps.

Au-dessous de l’estrade sont plus ou moinscommodément assis devant la serge verte deux de nos anciennesconnaissances, M. Paxton et M. Davis, et un troisièmesavant que je me fais un plaisir de vous présenter ; vous leconnaissez de réputation : M. Stek.

Il est astronome, journaliste, naturaliste,officier, bibliophile, poëte, érudit, helléniste, météorologiste,géologue, chimiste, physicien, professeur, examinateur, ingénieur,courriériste, modiste…, et j’en passe. Grand ami du désordre, c’estde lui le paradoxe : « Le désordre, c’estl’ordre. »

Il porte soixante-dix ans. Il ressemble un peuà Quasimodo, à votre Quasimodo, et cependant il est beau.

Il a du Dante dans l’expression, du Byron dansla démarche ; il est tout courbé, et pourtant il paraît grandet fier. Il a le visage pommelé, et je sais qu’il fait rêver lescaractères romanesques. Sa chevelure est grise-brune, tournant à lavoie lactée ; elle flotte au vent et abrite ses yeuxrenfoncés ; il ne les peigne jamais : car le désordre,c’est l’ordre, et encore une fois l’opinion publique lui donneraison.

Il ne tient pas toujours ses yeux ouverts.Lorsqu’il prépare un distique, il les entr’ouvre. S’agit-il d’uncalcul interplanétaire, il les ferme tout à fait. Fait-il unecauserie, car il excelle dans l’art de causer, il les ouvre et lesferme alternativement pour marquer le rhythme de sa conversation.S’il avait des ennemis, – il n’en a jamais eu, – il les tiendraitbien sûr tout grands ouverts.

Stek prise et fume suivant les cas. Il ne ditjamais de mal de ses confrères en science ou en journalisme, maisil n’en pense pas moins. Combien de fois l’avons-nous surprisriant, à s’en trouver mal, des erreurs ou des satires d’autrui, etécrire le lendemain que l’œuvre se lisait, était intéressante, etse tirerait à dix mille exemplaires ! Si je ne le savais né àPétersburg, je le prendrais pour un Normand, un vrai Normand !Il a les doigts très-effilés et le nœud philosophique. La confusionn’est pas possible.

Stek a fait de beaux travaux, mais il auraitpu en faire de plus beaux. Il est trop papillon ; c’est unsavant artiste, non un artiste trop savant. Ses deux natures seheurtent et se gênent. Il se met mal, et cela peine l’Académie dePhiladelphie, qui tient beaucoup à l’étiquette. Le pantalon tropcourt laisse voir les bas trop longs ; la chemise bâille à sonaise dans un gilet vierge de boutons, et la cravate décrit unetrajectoire allongée autour du cou et promène son nœud lâche ducouchant au levant.

Le mouchoir trop souvent pend de sa poche etflotte comme un pavillon national au mât de misaine. La redingoteolive se fait vieille comme son maître, mais elle redresse ses pansen arrière et ses revers en avant comme pour protéger Stek ducontact de la multitude. – Que de gens l’achèteraient cher, cetteredingote qui fait le désespoir des académiciens dePhiladelphie ?

Stek est un véritable type. Frappez à saporte : s’il est de bonne humeur, il vous fera entrer ;s’il s’est mal levé, il vous dira : « Je n’y suis pas,monsieur ; revenez dans une heure ; » et il vousfermera la porte au nez.

Au bout d’une heure repassez.

« M. Stek y est-il ? » –Stek ouvre et ferme les yeux deux fois. Il tire sa montre et laregarde comme il regarderait une nébuleuse :

« C’est bien, dit-il, il estl’heure : entrez, monsieur. »

Entrer est chose commode à dire, mais pas sifacile qu’on le croit. Stek enjambe, saute, glisse, tourne etavance, mais le visiteur reste sur place. Un couloir est devantlui. À droite, à gauche, des monceaux de livres montant jusqu’auplafond et disposés comme deux talus de chemins de fer. Il fauts’engager dans cette tranchée ; des blocs, des rochers debrochures, de vieux livres agglutinés par la poussière gênent lepassage : un vieil instrument de physique oublié barre laroute comme un pont. La lumière est à peine admise dans cesanctuaire.

« Mais allez, mais allez donc,monsieur ! crie Stek en ricanant ; nous n’arriveronsjamais. »

Le visiteur encouragé s’élance, et, aprèsquelques faux pas, quelques chutes, parvient dans une premièrepièce.

Même aspect : des tunnels de livres, desmurailles d’opuscules et de mémoires. Stek ne lui laisse pas letemps de souffler. Il disparaît derrière un nouveau talus imprimé.Il faut suivre, coûte que coûte. On tourne le défilé.

« C’est ici, fait Stek, qui se trémoussedans cette poussière comme un tardigrade dans unegouttière. »

Où diable est-il ? pensez-vous en lecherchant dans une énorme chambre toute garnie de stalactites et destalagmites de livres bizarres. Un petit bruit comparable à celuid’un hérisson qui passe dans le feuillage vous met sur la voie.Stek est déjà assis sous un arc de triomphe de volumes appartenantà toutes les librairies du globe. Derrière lui une cheminée vide enété, avec un tison en hiver ; une petite table ; unencrier, un crayon dessus et du papier. À côté une tabatière et unbout de cigare orné de sa cendre.

« Asseyez-vous, monsieur, etcausons. »

Le visiteur cherche un siège. Ses regards n’enrencontrent aucun.

« Les moments sont précieux,monsieur : que puis-je pour votre service ?Asseyez-vous. »

Quatre bouquins poussiéreux étalent leurnudité devant l’âtre ; le visiteur s’y pose avecreconnaissance.

« J’ai inventé, dit-il, le moyen dediriger les ballons, et je viens vous demander conseil ! J’aipris une souris, je l’ai attelée à un petit manège d’enfant. Àl’axe du manège j’ai adapté quatre ailettes faisant hélice commedans un moulin à vent, et j’ai vu les ailettes se visser dansl’air, emportant mon manège et ma souris. Comme celle-ci sedébattait et tournait de plus en plus vite, saisie de frayeur, lemanège et les ailettes s’envolaient de plus en plus haut. Je lesperdis bientôt de vue.

– Monsieur, dit Stek, vos ailettesemporteraient encore mieux un éléphant. Vous et votre souris, vousavez résolu le grand problème de la direction des ballons. Ce n’estplus qu’une question de technologie ; la solution scientifiqueest trouvée. Rasseyez-vous.

– Je le pense, monsieur Stek, maisquelques minutes après, en allant chercher une autre souris et unautre manège pour recommencer l’expérience, j’ai entendu un grandsifflement : une petite masse noire tombait à quelques mètresde moi, et je n’eus pas de peine à reconnaître ma première souriset mon premier manège. La souris était morte et les ailettes enpièce.

– Monsieur, le temps est précieux et lavie est courte, votre système est extrêmement ingénieux, et vousenlèveriez avec cela un éléphant, vous dis-je. Ne vous inquiétezpas du reste. C’est une question technologique. Ceci ne regardeplus les savants, mais les mécaniciens et les ouvriers. Travaillezavec persévérance et revenez prendre mes avis quand vous aurezréussi. »

Le visiteur se retire, éclairé sur sonsystème, et s’en va comme il peut, guidé par son hôte etparfaitement convaincu que le désordre, c’est l’ordre. Tel estStek.

J’oubliais de dire qu’il ne reçoit que ledimanche. Il s’est fait par son originalité une grande renommée, etil n’y a pas d’homme plus populaire en Amérique. On dirait àquelqu’un : – Stek va venir là tout à l’heure, qu’à coup sûron le retrouverait attendant patiemment encore au bout de plusieursheures.

Je ne saurais passer en revue tous lesassistants, je craindrais de vous fatiguer ; j’en choisiraiencore quelques-uns parmi les plus marquants, les plus bavards,pour que vous ayez bien dans la suite la physionomie des débats.Autour du bureau et en avant sont rangés tous les autresmembres : ce sont MM. Haugton, professeur depaléontologie à Boston ; M. Liesse, professeur degéologie à Albany ; M. Saunter, directeur de l’Institutde Nashville ; M. Ziegler, président de l’Académie deRichmond ; M. Sawton, titulaire de la chaire de chimied’Indianopolis ; M. Murchison, membre de la section degéologie de l’Institut de Washington ; M. Oupeau, médecinprincipal de l’hôpital de Baltimore ; MM. Skrimpton,Liess, White, Millon et Karter, de l’Académie de Saint-Louis ;M. Owerght, professeur d’astronomie physique à Richmond ;M. Sawen, ingénieur en chef des constructions navales àAnnapolis ; M. G. Mitchell, anatomiste très-distingué deFrancfort ;

MM. les officiers d’artillerie Saunters,Cayley, Mérit et Bug ; M. Sieman, professeur de chimie etde docimasie à l’École des mines de Washington ;M. Logan, astronome-adjoint à Pétersburg ;M. O’Clintock, examinateur de physique à l’École desMines ; M. Larrab, directeur du Journal d’Agriculturede Washington ; M. Richardson, ingénieur del’établissement Filox et Cie ; M. Engelhard,professeur de cosmographie à Springfield ; M. l’abbéAmaurose, missionnaire français habitant Nashville depuis dixans ; M. Gouge, membre de la Société géologique deLondres ; M. Evans, professeur de mathématiques àIndianopolis, et enfin votre très-humble serviteur.

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