Là-bas

Là-bas

de Joris-KarlHuysmans

Chapitre 1

Tu y crois si bien à ces idées-là, mon cher, que tu as abandonné l’adultère, l’amour, l’ambition, tous les sujets apprivoisés du roman moderne, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais – et, après un silence, il ajouta: – Je ne reproche au naturalisme ni ses termes de pontons, ni son vocabulaire de latrines et d’hospices,car ce serait injuste et ce serait absurde; d’abord, certains sujets les hèlent, puis avec des gravats d’expressions et du brai de mots, l’on peut exhausser d’énormes et de puissantes oeuvres,l’Assommoir, de Zola, le prouve; non, la question est autre; ce que je reproche au naturalisme, ce n’est pas le lourd badigeon de son gros style, c’est l’immondice de ses idées; ce que je lui reproche,c’est d’avoir incarné le matérialisme dans la littérature, d’avoir glorifié la démocratie de l’art!

Oui, tu diras ce que tu voudras, mon bon, mais, tout de même,quelle théorie de cerveau mal famé, quel miteux et étroit système!Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénier le rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l’art commence là où les sens cessent de servir!

Tu lèves les épaules, mais voyons, qu’a-t-il donc vu, ton naturalisme, dans tous ces décourageants mystères qui nous entourent? Rien. – Quand il s’est agi d’expliquer une passion quelconque, quand il a fallu sonder une plaie, déterger même le plus bénin des bobos de l’âme, il a tout mis sur le compte des appétits et des instincts. Rut et coup de folie, ce sont là ses seules diathèses. En somme, il n’a fouillé que des dessous de nombril et banalement divagué dès qu’il s’approchait des aines;c’est un herniaire de sentiments, un bandagiste d’âme et voilà tout!

Puis, vois-tu, Durtal, il n’est pas qu’inexpert et obtus, il estfétide, car il a prôné cette vie moderne atroce, vantél’américanisme nouveau des moeurs, abouti à l’éloge de la forcebrutale, à l’apothéose du coffre-fort. Par un prodige d’humilité,il a révéré le goût nauséeux des foules, et, par cela même, il arépudié le style, rejeté toute pensée altière, tout élan vers lesurnaturel et l’au-delà. Il a si bien représenté les idéesbourgeoises qu’il semble, ma parole, issu de l’accouplement deLisa, la charcutière du Ventre de Paris, et de Homais!

– Mâtin, tu y vas, toi, répondit Durtal, d’un ton piqué. Ilralluma sa cigarette, puis: le matérialisme me répugne tout autantqu’à toi, mais ce n’est pas une raison pour nier les inoubliablesservices que les naturalistes ont rendus à l’art; car enfin, cesont eux qui nous ont débarrassés des inhumains fantoches duromantisme et qui ont extrait la littérature d’un idéalisme deganache et d’une inanition de vieille fille exaltée par le célibat!- En somme après Balzac, ils ont créé des êtres visibles etpalpables et ils les ont mis en accord avec leurs alentours; ilsont aidé au développement de la langue commencé par lesromantiques; ils ont connu le véritable rire et ont eu parfois mêmele don des larmes, enfin, ils n’ont pas toujours été soulevés parce fanatisme de bassesse dont tu parles!

– Si, car ils aiment leur siècle et cela les juge!

– Mais que diable! Ni Flaubert ni les de Goncourt ne l’aimaient,leur siècle!

– Je te l’accorde; ils sont, ceux-là, de probes, et de séditieuxet de hautains artistes, aussi je les place tout à fait à part.J’avoue même, et sans me faire prier, que Zola est un grandpaysagiste et un prodigieux manieur de masses et truchement depeuple. Puis il n’a, Dieu merci, pas suivi jusqu’au bout dans sesromans les théories de ses articles qui adulent l’intrusion dupositivisme en l’art. Mais chez son meilleur élève, chez Rosny, leseul romancier de talent qui se soit en somme imprégné des idées dumaître, c’est devenu, dans un jargon de chimie malade, un laborieuxétalage d’érudition laïque, de la science de contremaître! Non, iln’y a pas à dire, toute l’école naturaliste, telle qu’elle vivoteencore, reflète les appétences d’un affreux temps. Avec elle, nousen sommes venus à un art si rampant et si plat que je l’appelleraisvolontiers le cloportisme. Puis quoi? Relis donc ses dernierslivres, qu’y trouves-tu? Dans un style en mauvais verres decouleur, de simples anecdotes, des faits divers découpés dans unjournal, rien que des contes fatigués et des histoires véreuses,sans même l’étai d’une idée sur la vie, sur l’âme, qui lessoutienne. J’en arrive, après avoir terminé ces volumes, à ne mêmeplus me rappeler les incontinentes descriptions, les insipidesharangues qu’ils renferment; il ne me reste que la surprise depenser qu’un homme a pu écrire trois ou quatre cents pages, alorsqu’il n’avait absolument rien à nous révéler, rien à nous dire.

– Tiens, des Hermies, si ça t’est égal, parlons d’autre chose,car nous ne nous entendrons jamais bien sur ce naturalisme dont lenom seul t’affole. Voyons, et cette médecine Matteï, quedevient-elle? Tes fioles d’électricité et tes globulessoulagent-ils au moins quelques malades?

– Peuh! ils guérissent un peu mieux que les panacées du Codex,ce qui ne veut pas dire que leurs effets soient continus et sûrs;du reste, ça ou autre chose… sur ce, je file, mon bon, car dixheures sonnent et ton concierge va, dans l’escalier, éteindre legaz; bonsoir, à bientôt, n’est-ce pas?

Quand la porte fut refermée, Durtal jeta quelques pelletées decoke dans sa grille et se prit à songer.

Cette discussion avec son ami l’irritait d’autant plus qu’il sebattait depuis des mois avec lui-même et que des théories, qu’ilavait crues inébranlables, s’entamaient maintenant, s’effritaientpeu à peu, lui emplissaient l’esprit comme de décombres.

En dépit de leurs violences, les jugements de Des Hermies letroublaient.

Certes, le naturalisme confiné dans les monotones études d’êtresmédiocres, évoluant parmi d’interminables inventaires de salons etde champs, conduisait tout droit à la stérilité la plus complète,si l’on était honnête ou clairvoyant et, dans le cas contraire, auxplus fastidieux des rabâchages, aux plus fatigantes des redites;mais Durtal ne voyait pas, en dehors du naturalisme, un roman quifût possible, à moins d’en revenir aux explosibles fariboles desromantiques, aux oeuvres lanugineuses des Cherbuliez et desFeuillet, ou bien encore aux lacrymales historiettes des Theurietet des Sand!

Alors quoi? Et Durtal se butait, mis au pied du mur, contre desthéories confuses, des postulations incertaines, difficiles à sefigurer, malaisées à délimiter, impossibles à clore. Il neparvenait pas à se définir ce qu’il sentait, ou bien il aboutissaità une impasse dans laquelle il craignait d’entrer.

Il faudrait, se disait-il, garder la véracité du document, laprécision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme,mais il faudrait aussi se faire puisatier d’âme, et ne pas vouloirexpliquer le mystère par les maladies des sens; le roman, si celase pouvait, devrait se diviser de lui-même en deux parts, néanmoinssoudées ou plutôt confondues, comme elles le sont dans la vie,celle de l’âme, celle du corps, et s’occuper de leurs réactifs, deleurs conflits, de leur entente. Il faudrait, en un mot, suivre lagrande voie si profondément creusée par Zola, mais il seraitnécessaire aussi de tracer en l’air un chemin parallèle, une autreroute, d’atteindre les en deçà et les après, de faire, en un mot,un naturalisme spiritualiste; ce serait autrement fier, autrementcomplet, autrement fort!

Et personne ne le fait pour l’instant, en somme. Tout au pluspourrait-on citer, comme se rapprochant de ce concept, Dostoïevsky.Et encore est-il bien moins un réaliste surélevé qu’un socialisteévangélique, cet exorable Russe! -en France, à l’heure présente,dans le discrédit où sombre la recette corporelle seule, il restedeux clans, le clan libéral qui met le naturalisme à la portée dessalons, en l’émondant de tout sujet hardi, de toute langue neuve,et le clan décadent qui, plus absolu, rejette les cadres, lesalentours, les corps mêmes, et divague, sous prétexte de causetted’âme, dans l’inintelligible charabia des télégrammes. En réalitécelui-là se borne à cacher l’incomparable disette de ses idées sousun ahurissement voulu du style. Quant aux orléanistes de la vérité,Durtal ne pouvait songer, sans rire, au coriace et gaminant fatrasde ces soi-disant psychologues qui n’avaient jamais exploré undistrict inconnu de l’esprit, qui n’avaient jamais révélé lemoindre coin oublié d’une passion quelconque. Ils se bornaient àjeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal;c’étaient des pastilles mi-sel, mi-sucre, de la littérature deVichy!

En somme, ils recommençaient les devoirs de philosophie, lesdissertations du collège dans leurs romans, comme si une simpleréplique de Balzac, celle, par exemple, qu’il prête au vieil Hulotdans la Cousine Bette: pourrai-je emmener la petite? n’éclairaitpas autrement un fond d’âme que toutes ces leçons de grandconcours! – Puis, il n’y avait à attendre d’eux aucune envolée,aucun élan vers les ailleurs. Le véritable psychologue du siècle,se disait Durtal, ce n’est pas leur Stendhal, mais bien cetétonnant Hello dont l’inexpugnable insuccès tient du prodige!

Et il arrivait à croire que des Hermies avait raison. C’étaitvrai, il n’y avait plus rien debout dans les lettres en désarroi;rien, sinon un besoin de surnaturel qui, à défaut d’idées plusélevées, trébuchait de toutes parts, comme il pouvait, dans lespiritisme et dans l’occulte.

En s’acculant ainsi à ces pensées, il finissait, pour serapprocher de cet idéal qu’il voulait quand même joindre, parlouvoyer, par bifurquer et s’arrêter à un autre art, à la peinture.Là, il le trouvait pleinement réalisé par les Primitifs, cetidéal!

Ceux-là avaient, dans l’Italie, dans l’Allemagne, dans lesFlandres surtout, clamé les blanches ampleurs des âmes saintes;dans leurs décors authentiques, patiemment certains, des êtressurgissaient en des postures prises sur le vif, d’une réalitésubjuguante et sûre; et de ces gens à têtes souvent communes, deces physionomies parfois laides mais puissamment évoquées dansleurs ensembles, émanaient des joies célestes, des détressesaiguës, des bonaces d’esprit, des cyclones d’âme. Il y avait, enquelque sorte, une transformation de la matière détendue oucomprimée, une échappée hors des sens, sur d’infinis lointains.

La révélation de ce naturalisme, Durtal l’avait eue, l’an passé,alors qu’il était moins qu’aujourd’hui pourtant excédé parl’ignominieux spectacle de cette fin de siècle. C’était enAllemagne, devant une crucifixion de Mathaeus Grünewald.

Et il frissonna dans son fauteuil et ferma presquedouloureusement les yeux. Avec une extraordinaire lucidité, ilrevoyait ce tableau, là, devant lui, maintenant qu’il l’évoquait;et ce cri d’admiration qu’il avait poussé, en entrant dans lapetite salle du Musée de Cassel, il le hurlait mentalement encore,alors que, dans sa chambre, le Christ se dressait, formidable, sursa croix, dont le tronc était traversé, en guise de bras, par unebranche d’arbre mal écorcée qui se courbait, ainsi qu’un arc sousle poids du corps.

Cette branche semblait prête à se redresser et à lancer parpitié, loin de ce terroir d’outrages et de crimes, cette pauvrechair que maintenaient, vers le sol, les énormes clous quitrouaient les pieds.

Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du Christparaissaient garrottés dans toute leur longueur par les courroiesenroulées des muscles. L’aisselle éclamée craquait; les mainsgrandes ouvertes brandissaient des doigts hagards qui bénissaientquand même, dans un geste confus de prières et de reproches; lespectoraux tremblaient, beurrés par les sueurs; le torse était rayéde cercles de douves par la cage divulguée des côtes; les chairsgonflaient, salpêtrées et bleuies, persillées de morsures de puces,mouchetées comme de coups d’aiguilles par les pointes des vergesqui, brisées sous la peau, la dardaient encore, çà et là,d’échardes.

L’heure des sanies était venue; la plaie fluviale du flancruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au jusfoncé des mûres; des sérosités rosâtres, des petits laits, des eauxsemblables à des vins de Moselle gris, suintaient de la poitrine,trempaient le ventre au-dessous duquel ondulait le panneaubouillonné d’un linge; puis, les genoux rapprochés de forceheurtaient leurs rotules, et les jambes tordues s’évidaientjusqu’aux pieds qui, ramenés l’un sur l’autre, s’allongeaient,poussaient en pleine putréfaction, verdissaient dans des flots desang. Ces pieds spongieux et caillés étaient horribles; la chairbourgeonnait, remontait sur la tête du clou et leurs doigts crispéscontredisaient le geste implorant des mains, maudissaient,griffaient presque, avec la corne bleue de leurs ongles, l’ocre dusol, chargé de fer, pareil aux terres empourprées de laThuringe.

Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait,tumultueuse et énorme; cerclée d’une couronne désordonnée d’épines,elle pendait, exténuée, entr’ouvrait à peine un oeil hâve oùfrissonnait encore un regard de douleur et d’effroi; la face étaitmontueuse, le front démantelé, les joues taries; tous les traitsrenversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec samâchoire contractée par des secousses tétaniques, atroces.

Le supplice avait été épouvantable, l’agonie avait terrifiél’allégresse des bourreaux en fuite.

Maintenant, dans le ciel d’un bleu de nuit, la croix paraissaitse tasser, très basse, presque au ras du sol, veillée par deuxfigures qui se tenaient de chaque côté du Christ: – l’une, laVierge, coiffée d’un capuce d’un rose de sang séreux, tombant endes ondes pressées sur une robe d’azur las à longs plis, la Viergerigide et pâle, bouffie de larmes qui, les yeux fixes, sanglote, ens’enfonçant les ongles dans les doigts des mains; -l’autre, saintJean, une sorte de vagabond, de rustre basané de la Souabe, à lahaute stature, à la barbe frisottée en de petits copeaux, vêtud’étoffes à larges pans, comme taillées dans de l’écorce d’arbre,d’une robe écarlate, d’un manteau jaune chamoisé, dont la doublure,retroussée près des manches, tournait au vert fiévreux des citronspas mûrs. Epuisé de pleurs, mais plus résistant que Marie brisée etrejetée quand même debout, il joint les mains en un élan,s’exhausse vers ce cadavre qu’il contemple de ses yeux rouges etfumeux et il suffoque et crie, en silence, dans le tumulte de sagorge sourde.

Ah! devant ce Calvaire barbouillé de sang et brouillé de larmes,l’on était loin de ces débonnaires Golgotha que, depuis laRenaissance, l’Eglise adopte! Ce Christ au tétanos n’était pas leChrist des riches, l’Adonis de Galilée, le bellâtre bien portant,le joli garçon aux mèches rousses, à la barbe divisée, aux traitschevalins et fades, que depuis quatre cents ans les fidèlesadorent. Celui-là, c’était le Christ de saint Justin, de saintBasile, de saint Cyrille, de Tertullien, le Christ des premierssiècles de l’Eglise, le Christ vulgaire, laid, parce qu’il assumatoute la somme des péchés et qu’il revêtit, par humilité, lesformes les plus abjectes.

C’était le Christ des pauvres, Celui qui s’était assimilé auxplus misérables de ceux qu’il venait racheter, aux disgraciés etaux mendiants, à tous ceux sur la laideur ou l’indigence desquelss’acharne la lâcheté de l’homme; et c’était aussi le plus humaindes Christ, un Christ à la chair triste et faible, abandonné par lePère qui n’était intervenu que lorsque aucune douleur nouvellen’était possible, le Christ assisté seulement de sa Mère qu’ilavait dû, ainsi que tous ceux que l’on torture, appeler dans descris d’enfant, de sa Mère, impuissante alors et inutile.

Par une dernière humilité sans doute, il avait supporté que laPassion ne dépassât point l’envergure permise aux sens; et,obéissant à d’incompréhensibles ordres, il avait accepté que saDivinité fût comme interrompue depuis les soufflets et les coups deverges, les insultes et les crachats, depuis toutes ces maraudes dela souffrance, jusqu’aux effroyables douleurs d’une agonie sansfin. Il avait ainsi pu mieux souffrir, râler, crever ainsi qu’unbandit, ainsi qu’un chien, salement, bassement, en allant danscette déchéance jusqu’au bout, jusqu’à l’ignominie de lapourriture, jusqu’à la dernière avanie du pus!

Certes, jamais le naturalisme ne s’était encore évadé dans dessujets pareils; jamais peintre n’avait brassé de la sorte lecharnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans lesplaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous.C’était excessif et c’était terrible. Grünewald était le plusforcené des réalistes; mais à regarder de ce Rédempteur devadrouille, ce Dieu de morgue, cela changeait. De cette têteulcérée filtraient des lueurs; une expression surhumaine illuminaitl’effervescence des chairs, l’éclampsie des traits. Cette charogneéployée était celle d’un Dieu, et, sans auréole, sans nimbe, dansle simple accoutrement de cette couronne ébouriffée, semée degrains rouges par des points de sang, Jésus apparaissait, dans sacéleste Superessence, entre la Vierge, foudroyée, ivre de pleurs,et le Saint Jean dont les yeux calcinés ne parvenaient plus àfondre des larmes.

Ces visages d’abord si vulgaires resplendissaient, transfiguréspar des excès d’âmes inouïes. Il n’y avait plus de brigand, plus depauvresse, plus de rustre, mais des êtres supraterrestres auprèsd’un Dieu.

Grünewald était le plus forcené des idéalistes. Jamais peintren’avait si magnifiquement exalté l’altitude et si résolument bondide la cime de l’âme dans l’orbe éperdu d’un ciel. Il était allé auxdeux extrêmes et il avait, d’une triomphale ordure, extrait lesmenthes les plus fines des dilections, les essences les plusacérées des pleurs. Dans cette toile, se révélait le chef-d’oeuvrede l’art acculé, sommé de rendre l’invisible et le tangible, demanifester l’immondice éplorée du corps, de sublimer la détresseinfinie de l’âme.

Non, cela n’avait d’équivalent dans aucune langue. Enlittérature, certaines pages d’Anne Emmerich sur la Passion serapprochaient, mais atténuées, de cet idéal de réalisme surnaturelet de vie véridique et exsurgée. Peut-être aussi certaineseffusions de Ruysbroeck s’élançant en des jets géminés de flammesblanches et noires, rappelaient-elles, pour certains détails, ladivine abjection de Gruuml;newald et encore non, cela restaitunique, car c’était tout à la fois hors de portée et à ras deterre.

Mais alors… , se dit Durtal, qui s’éveillait de sa songerie,mais alors, si je suis logique, j’aboutis au catholicisme du Moyenage, au naturalisme mystique; ah non, par exemple, et sipourtant!

Il se retrouvait devant cette impasse dont il s’écartait alorsqu’il en percevait l’entrée, car il avait beau s’ausculter, il nese sentait soulevé par aucune foi. Décidément, il n’y avait de lapart de Dieu aucune prémotion et lui-même manquait de cettenécessaire volonté qui permet de se délaisser, de glisser, sans seretenir, dans la ténèbre des immutables dogmes.

Par instants, après certaines lectures, alors que le dégoût dela vie ambiante s’accentuait, il enviait des heures lénitives aufond d’un cloître, des somnolences de prières éparses dans desfumées d’encens, des épuisements d’idées voguant à la dérive dansle chant des psaumes. Mais pour savourer ces allégresses del’abandon, il fallait une âme simple, allégée de tout déchet, uneâme nue et la sienne était obstruée par des boues, macérée dans lejus concentré des vieux guanos. Il pouvait se l’avouer, ce désirmomentané de croire pour se réfugier hors des âges sourdait biensouvent d’un fumier de pensées mesquines, d’une lassitude dedétails infimes mais répétés, d’une défaillance d’âme transie parla quarantaine, par les discussions avec la blanchisseuse et lesgargotes, par des déboires d’argent, par des ennuis de terme. Ilsongeait un peu à se sauver dans un couvent, ainsi que ces fillesqui entrent en maison pour se soustraire aux dangers des chasses,au souci de la nourriture et du loyer, aux soins du linge.

Resté célibataire et sans fortune, peu soucieux maintenant desébats charnels, il maugréait, certains jours, contre cetteexistence qu’il s’était faite. Forcément dans ces heures où las dese battre contre des phrases, il jetait sa plume, il regardaitdevant lui et ne voyait dans l’avenir que des sujets d’amertumes etd’alarmes; alors il cherchait des consolations, des apaisements, etil en était bien réduit à se dire que la religion est la seule quisache encore panser, avec les plus veloutés des onguents, les plusimpatientes des plaies; mais elle exige en retour une telledésertion du sens commun, une telle volonté de ne plus s’étonner derien, qu’il s’en écartait, tout en l’épiant.

Et, en effet, il rôdait constamment autour d’elle, car si ellene repose sur aucune base qui soit sûre, elle jaillit du moins ende telles efflorescences que jamais l’âme n’a pu s’enrouler sur deplus ardentes tiges et monter avec elles et se perdre dans leravissement, hors des distances, hors des mondes, à des hauteursplus inouïes; puis, elle agissait encore sur Durtal, par son artextatique et intime, par la splendeur de ses légendes, par larayonnante naïveté de ses vies de Saints.

Il n’y croyait pas et cependant il admettait le surnaturel, car,sur cette terre même, comment nier le mystère qui surgit, cheznous, à nos côtés, dans la rue, partout, quand on y songe? Il étaitvraiment trop facile de rejeter les relations invisibles,extrahumaines, de mettre sur le compte du hasard qui est, lui-même,d’ailleurs indéchiffrable, les événements imprévus, les déveines etles chances. Des rencontres ne décidaient-elles pas souvent detoute la vie d’un homme? Qu’étaient l’amour, les influencesincompréhensibles et pourtant formelles? – Enfin la plusdésarçonnante des énigmes n’était-elle pas encore celle del’argent?

Car enfin, on se trouvait là en face d’une loi primordiale,d’une loi organique atroce, édictée et appliquée depuis que lemonde existe.

Ses règles sont continues et toujours nettes. L’argent s’attirelui-même, cherche à s’agglomérer aux mêmes endroits, va depréférence aux scélérats et aux médiocres; puis, lorsque par uneinscrutable exception, il s’entasse chez un riche dont l’âme n’estni meurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile, incapable dese résoudre en un bien intelligent, inapte même entre des mainscharitables à atteindre un but qui soit élevé. On dirait qu’il sevenge ainsi de sa fausse destination, qu’il se paralysevolontairement, quand il n’appartient ni aux derniers desaigrefins, ni aux plus repoussants des mufles.

Il est plus singulier encore quand, par extraordinaire, ils’égare dans la maison d’un pauvre; alors il le salit immédiatements’il est propre; il rend lubrique l’indigent le plus chaste, agitdu même coup sur le corps et sur l’âme, suggère ensuite à sonpossesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui insinue dedépenser son argent pour lui seul, fait du plus humble un laquaisinsolent, du plus généreux, un ladre. Il change, en une seconde,toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose lespassions les plus têtues, en un clin d’oeil.

Il est l’aliment le plus nutritif des importants péchés et il enest, en quelque sorte aussi, le vigilant comptable. S’il permet àun détenteur de s’oublier, de faire l’aumône, d’obliger un pauvre,aussitôt il suscite la haine du bienfait à ce pauvre; il remplacel’avarice par l’ingratitude, rétablit l’équilibre, si bien que lecompte se balance, qu’il n’y a pas un péché de commis en moins.

Mais où il devient vraiment monstrueux, c’est lorsque, cachantl’éclat de son nom sous le voile noir d’un mot, il s’intitule lecapital. Alors son action ne se limite plus à des incitationsindividuelles, à des conseils de vols et de meurtres, mais elles’étend à l’humanité tout entière. D’un mot le capital décide lesmonopoles, édifie les banques, accapare les substances, dispose dela vie, peut, s’il le veut, faire mourir de faim des milliersd’êtres!

Lui, pendant ce temps, se nourrit, s’engraisse, s’enfante toutseul, dans une caisse; et les deux mondes à genoux l’adorent,meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu.

Eh bien! ou l’argent qui est ainsi maître des âmes, estdiabolique, ou il est impossible à expliquer. Et combien d’autresmystères aussi inintelligibles que celui-là, combien d’occurrencesdevant lesquelles l’homme qui réfléchit devrait trembler!

Mais, se disait Durtal, du moment que l’on patauge dansl’inconnu, pourquoi ne pas croire à la Trinité, pourquoi repousserla divinité du Christ? On peut aussi facilement admettre le Credoquia absurdum de Saint Augustin et se répéter, avec Tertullien, quesi le surnaturel était compréhensible, il ne serait pas lesurnaturel et que c’est justement parce qu’il outrepasse lesfacultés de l’homme qu’il est divin.

Ah! Et puis zut, à la fin du compte! Il est plus simple de nepoint songer à tout cela: – Et, une fois de plus, il recula, nepouvant décider son âme à faire le saut, alors qu’elle se trouvait,au bord de la raison, dans le vide.

Au fond, il avait vagabondé loin de son point de départ, de cenaturalisme si conspué par Des Hermies. Il revenait maintenant àmi-route, jusqu’au Grünewald et il se disait que ce tableau étaitle prototype exaspéré de l’art. Il était bien inutile d’aller aussiloin, d’échouer, sous prétexte d’au-delà, dans le catholicisme leplus fervent. Il lui suffirait peut-être d’être spiritualiste, pours’imaginer le supranaturalisme, la seule formule qui luiconvînt.

Il se leva, se promena dans sa petite pièce; les manuscrits quis’entassaient sur la table, ses notes sur le maréchal de Rais ditBarbe-bleue, le déridèrent.

Tout de même, fit-il presque joyeux, il n’y a de bonheur quechez soi et au-dessus du temps. Ah! s’écrouer dans le passé,revivre au loin, ne plus même lire un journal, ne pas savoir si desthéâtres existent, quel rêve! – et que ce Barbe-bleue m’intéresseplus que l’épicier du coin, que tous ces comparses d’une époquequ’allégorise si parfaitement le garçon de café qui, pours’enrichir en de justes noces, viole la fille de son patron, labécasse comme il la nomme!

Ça et le lit, ajouta-t-il, en souriant, car il voyait son chat,bête très bien informée des heures, le regarder avec inquiétude, lerappeler à de mutuelles convenances, en lui reprochant de ne paspréparer la couche. Il arrangea les oreillers, ouvrit la couvertureet le chat sauta sur le pied du lit, mais resta assis, la queueramenée sur ses deux pattes, attendant que son maître se fûtétendu, pour piétiner la place et faire son creux.

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