La Fabrique de crimes

La Fabrique de crimes

de Paul Féval (père)

PRÉFACE

 

Voici déjà plusieurs années que les fabricants de crimes ne livrent rien. Depuis que l’on a inventé le naturalisme et le réalisme, le public honnête autant qu’intelligent crève de faim, car, au dire des marchands, la France compte un ou deux millions de consommateurs qui ne veulent plus rien manger, sinon du crime. Or, le théâtre ne donne plus que la gaudriole et l’opérette,abandonnant le mélodrame.

Une réaction était inévitable. Le crime va reprendre la hausse et faire prime. Aussi va-t-on voir des plumes délicates et vraiment françaises fermer leur écritoire élégante pour s’imbiber un peu de sang. La jeune génération va voir refleurir, sous d’autres noms, des usines d’épouvantables forfaits ! Pour la conversion radicale des charmants esprits dont nous parlions tout à l’heure, il faut un motif, et ce motif,c’est la hausse du crime. Hausse qui s’est produite si soudain et avec tant d’intensité que l’académie française a dû, tout dernièrement, repousser la bienveillante initiative d’un amateur qui voulait fonder un prix Montyon pour le crime.

Nous aurions pu, imitant de très loin l’immortel père de don Quichotte, railler les goûts de notre temps, mais ayant beaucoup étudié cette intéressante déviation du caractère national, nous préférons les flatter.

C’est pourquoi, plein de confiance, nousproclamons dès le début de cette œuvre extraordinaire, qu’on n’irapas plus loin désormais dans la voie du crime à bon marché.

Nous avons rigoureusement établi noscalculs : la concurrence est impossible.

Nous avons fait table rase de tout ce quiembarrasse un livre ; l’esprit, l’observation, l’originalité,l’orthographe même ; et ne voilà que du crime.

En moyenne, chaque chapitre contiendra,soixante-treize assassinats, exécutés avec soin, les uns frais, lesautres ayant eu le temps d’acquérir, par le séjour des victimes àla cave ou dans la saumure, un degré de montant plus propre encoreà émoustiller la gaîté des familles.

Les personnes studieuses qui cherchent desprocédés peu connus pour détruire ou seulement estropier leurssemblables, trouveront ici cet article en abondance. Sur un travailde centralisation bien entendu, nous avons rassemblé les moyens lesplus nouveaux. Soit qu’il s’agisse d’éventrer les petits enfants,d’étouffer les jeunes vierges sans défense, d’empailler lesvieilles dames ou de désosser MM. les militaires, nous opéronsnous-mêmes.

En un mot, doubler, tripler, centupler laconsommation d’assassinats, si nécessaire à la santé de cette finde siècle décadent, tel est le but que nous nous proposons. Nouseussions bien voulu coller sur toutes les murailles de la capitaleune affiche en rapport avec l’estime que nous faisons de nousmême ; mais notre peu d’aisance s’y oppose et nous en sommesréduits à glisser ici le texte de cette affiche, tel que nousl’avons mûrement rédigé :

Succès, inouï, prodigieux, stupide !

LA FABRIQUE DE CRIMES

AFFREUX ROMAN

Par un assassin

L’Europe attend l’apparition de cetteœuvre extravagante où l’intérêt concentré au delà des bornes del’épilepsie, incommode et atrophie le lecteur !

Tropmann était un polisson auprès del’auteur qui exécute des prestiges supérieurs à ceux de

LÉOTARD.

100

feuilletons, à soixante-treize assassinatsdonnent un total superbe de

7.300 victimes

qui appartiennent a la France, comme cela sedoit dans un roman national. Afin de ne pas tromperles cinq parties du monde, on reprendra, avec une perteinsignifiante, les chapitres qui ne contiendront pas la quantitévoulue de Monstruosités coupables, au nombre desquelles,ne seront pas comptés les vols, viols, substitutions d’enfants,faux en écriture privée ou authentique, détournements de mineures,effractions, escalades, abus de confiance, bris de serrures,fraudes, escroqueries, captations, vente à faux poids, ni mêmeles

ATTENTATS À LA PUDEUR,

ces différents crimes et délits se trouvantsemés à pleines mains dans cette œuvre sans précédent,saisissante, repoussante, renversante, étourdissante, incisive,convulsive, véritable, incroyable, effroyable, monumentale,sépulcrale, audacieuse, furieuse et monstrueuse,

en un mot,

CONTRE NATURE,

après laquelle, rien n’étant plus possible,pas même la

Putréfaction avancée,

il faudra

Tirer l’échelle ! ! !

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