Mademoiselle de Maupin

Mademoiselle de Maupin

de Théophile Gautier

Préface – Une des choses les plus burlesques…

Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu’ils soient, rouges, verts ou tricolores.

La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n’avons pas envie de lui manquer, Dieu nous en préserve ! La bonne et digne femme ! – Nous trouvons que ses yeux ont assez de brillant à travers leurs bésicles, que son bas n’est pas trop mal tiré, qu’elle prend son tabac dans sa boîte d’or avec toute la grâce imaginable, que son petit chien fait la révérence comme un maître à danser. – Nous trouvons tout cela. –Nous conviendrons même que pour son âge elle n’est pas trop mal en point, et qu’elle porte ses années on ne peut mieux. – C’est une grand-mère très agréable, mais c’est une grand-mère… – Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille,les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l’œil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le cœur sur la main. – Les journalistes les plus monstrueusement vertueux ne sauraient être d’un avis différent ; et, s’ils disent le contraire, il est très probable qu’ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux.

Je me souviens des quolibets lancés avant larévolution (c’est de celle de juillet que je parle) contre cemalheureux et virginal vicomte Sosthène de La Rochefoucauld quiallongea les robes des danseuses de l’Opéra, et appliqua de sesmains patriciennes un pudique emplâtre sur le milieu de toutes lesstatues. – M. le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld estdépassé de bien loin. – La pudeur a été très perfectionnée depuisce temps, et l’on entre en des raffinements qu’il n’aurait pasimaginés.

Moi qui n’ai pas l’habitude de regarder lesstatues à de certains endroits, je trouvais, comme les autres, lafeuille de vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé desbeaux-arts, la chose la plus ridicule du monde. Il parait quej’avais tort, et que la feuille de vigne est une institution desplus méritoires.

On m’a dit, j’ai refusé d’y ajouter foi, tantcela me semblait singulier, qu’il existait des gens qui, devant lafresque du Jugement dernier de Michel-Ange, n’y avaientrien vu autre chose que l’épisode des prélats libertins, ets’étaient voilé la face en criant à l’abomination de ladésolation !

Ces gens-là ne savent aussi de la romance deRodrigue que le couplet de la couleuvre. – S’il y a quelque nuditédans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc àla fange, et ne s’inquiètent pas des fleurs épanouies ni desbeaux fruits dorés qui pendent de toutes parts.

J’avoue que je ne suis pas assez vertueux pourcela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien étaler devantmoi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai pas mon mouchoirde ma poche pour couvrir ce sein que l’on ne saurait voir. – Jeregarderai sa gorge comme sa figure, et, si elle l’a blanche etbien formée, j’y prendrai plaisir. – Mais je ne tâterai pas si larobe d’Elmire est moelleuse, et je ne la pousserai pas saintementsur le bord de la table, comme faisait ce pauvre homme deTartuffe.

Cette grande affectation de morale qui règnemaintenant serait fort risible, si elle n’était fort ennuyeuse. –Chaque feuilleton devient une chaire ; chaque journaliste, unprédicateur ; il n’y manque que la tonsure et le petit collet.Le temps est à la pluie et à l’homélie ; on se défend de l’uneet de l’autre en ne sortant qu’en voiture et en relisant Pantagruelentre sa bouteille et sa pipe.

Mon doux Jésus ! quel déchaînement !quelle furie !

– Qui vous a mordu ? qui vous apiqué ? que diable avez-vous donc pour crier si haut, et quevous a fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir, lui qui est sibon homme, si facile à vivre, et qui ne demande qu’à s’amuserlui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut ? –Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme :embrassez-vous, et que tout cela finisse. – Croyez-m’en, vous vousen trouverez bien. – Eh ! mon Dieu ! messieurs lesprédicateurs, que feriez-vous donc sans le vice ? – Vousseriez réduits, dès demain, à la mendicité, si l’on devenaitvertueux aujourd’hui.

Les théâtres seraient fermés ce soir. – Surquoi feriez-vous votre feuilleton ? – Plus de bals de l’Opérapour remplir vos colonnes, – plus de romans à disséquer ; carbals, romans, comédies, sont les vraies pompes de Satan, si l’on encroit notre sainte Mère l’Église. – L’actrice renverrait sonentreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. – On nes’abonnerait plus à vos journaux ; on lirait saint Augustin,on irait à l’église, on dirait son rosaire. Cela serait peut-êtretrès bien ; mais, à coup sûr, vous n’y gagneriez pas. – Sil’on était vertueux, où placeriez-vous vos articles surl’immoralité du siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon àquelque chose.

Mais c’est la mode maintenant d’être vertueuxet chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose ensaint Jérôme, comme autrefois en don Juan ; l’on est pâle etmacéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mainsjointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit airconfit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée,un crucifix et du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus,l’on fume peu, et l’on chique à peine. – Alors on est chrétien,l’on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission del’artiste, de la poésie du catholicisme, deM. de Lamennais, des peintres de l’école angélique, duconcile de Trente, de l’humanité progressive et de mille autresbelles choses. – Quelques-uns font infuser dans leur religion unpeu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ilsaccouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale,et amalgament avec un sérieux digne d’éloges les Actes des Apôtreset les décrets de la sainte convention, c’est l’épithètesacramentelle ; d’autres y ajoutent, pour dernier ingrédient,quelques idées saint-simoniennes. – Ceux-là sont complets et carréspar la base ; après eux, il faut tirer l’échelle. Il n’est pasdonné au ridicule humain d’aller plus loin, – has ultrametas…,etc. Ce sont les colonnes d’Hercule duburlesque.

Le christianisme est tellement en vogue par latartuferie qui court que le néo-christianisme lui-même jouit d’unecertaine faveur. On dit qu’il compte jusqu’à un adepte, y comprisM. Drouineau.

Une variété extrêmement curieuse dujournaliste proprement dit moral, c’est le journaliste à familleféminine.

Celui-là pousse la susceptibilité pudiquejusqu’à l’anthropophagie, ou peu s’en faut.

Sa manière de procéder, pour être simple etfacile au premier coup d’œil, n’en est pas moins bouffonne etsuperlativement récréative, et je crois qu’elle vaut qu’on laconserve à la postérité, – à nos derniers neveux, comme disaientles perruques du prétendu grand siècle.

D’abord pour se poser en journaliste de cetteespèce, il faut quelques petits ustensiles préparatoires, – telsque deux ou trois femmes légitimes, quelques mères, le plus desœurs possible, un assortiment de filles complet et des cousinesinnombrablement. – Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un romanquelconque, une plume, de l’encre, du papier et un imprimeur. Ilfaudrait peut-être bien une idée et plusieurs abonnés ; maison s’en passe avec beaucoup de philosophie et l’argent desactionnaires.

Quand on a tout cela, l’on peut s’établirjournaliste moral. Les deux recettes suivantes, convenablementvariées, suffisent à la rédaction.

Modèles d’articles vertueux

sur une première représentation.

« Après la littérature de sang, lalittérature de fange ; après la Morgue et le bagne, l’alcôveet le lupanar ; après les guenilles tachées par le meurtre,les guenilles tachées par la débauche ; après, etc. (selon lebesoin et l’espace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignesjusqu’à cinquante et au-delà), – c’est justice. – Voilà où mènentl’oubli des saines doctrines et le dévergondage romantique :le théâtre est devenu une école de prostitution où l’on n’ose sehasarder qu’en tremblant avec une femme qu’on respecte. Vous venezsur la foi d’un nom illustre, et vous êtes obligé de vous retirerau troisième acte avec votre jeune fille toute troublée et toutedécontenancée. Votre femme cache sa rougeur derrière sonéventail ; votre sœur, votre cousine, etc. » (On peutdiversifier les titres de parenté ; il suffit que ce soientdes femelles.)

Nota. – Il y en a un qui a poussé la moralitéjusqu’à dire : Je n’irai pas voir ce drame avec ma maîtresse.– Celui-là, je l’admire et je l’aime ; je le porte dans moncœur, comme Louis XVIII portait toute la France dans le sien ;car il a eu l’idée la plus triomphante, la plus pyramidale, la plusébouriffée, la plus luxorienne qui soit tombée dans une cervelled’homme, en ce benoît dix-neuvième siècle où il en est tombé tantet de si drôles.

La méthode pour rendre compte d’un livre esttrès expéditive et à la portée de toutes lesintelligences :

« Si vous voulez lire ce livre,enfermez-vous soigneusement chez vous ; ne le laissez pastraîner sur la table. Si votre femme et votre fille venaient àl’ouvrir, elles seraient perdues. – Ce livre est dangereux, celivre conseille le vice. Il aurait peut-être eu un grand succès, autemps de Crébillon, dans les petites maisons, aux soupers fins desduchesses ; mais maintenant que les mœurs se sont épurées,maintenant que la main du peuple a fait crouler l’édifice vermoulude l’aristocratie, etc., etc., que… que… que… – il faut, dans touteœuvre, une idée, une idée… là, une idée morale et religieuse qui…une vue haute et profonde répondant aux besoins del’humanité ; car il est déplorable que de jeunes écrivainssacrifient au succès les choses les plus saintes, et usent untalent, estimable d’ailleurs, à des peintures lubriques quiferaient rougir des capitaines de dragons (la virginité ducapitaine de dragons est, après la découverte de l’Amérique, laplus belle découverte que l’on ait faite depuis longtemps). – Leroman dont nous faisons la critique rappelle Thérèse philosophe,Félicia, le Compère Mathieu, les Contes de Grécourt. » – Lejournaliste vertueux est d’une érudition immense en fait de romansorduriers ; – je serais curieux de savoir pourquoi.

Il est effrayant de songer qu’il y a, de parles journaux, beaucoup d’honnêtes industriels qui n’ont que cesdeux recettes pour subsister, eux et la nombreuse famille qu’ilsemploient.

Apparemment que je suis le personnage le plusénormément immoral qu’il se puisse trouver en Europe etailleurs ; car je ne vois rien de plus licencieux dans lesromans et les comédies de maintenant que dans les romans et lescomédies d’autrefois, et je ne comprends guère pourquoi lesoreilles de messieurs des journaux sont devenues tout à coup sijanséniquement chatouilleuses.

Je ne pense pas que le journaliste le plusinnocent ose dire que Pigault-Lebrun, Crébillon fils, Louvet,Voisenon, Marmontel et tous autres faiseurs de romans et denouvelles ne dépassent en immoralité, puisque immoralité il y a,les productions les plus échevelées et les plus dévergondées deMM. tels et tels, que je ne nomme pas, par égard pour leurpudeur.

Il faudrait la plus insigne mauvaise foi pourn’en pas convenir.

Qu’on ne m’objecte pas que j’ai allégué icides noms peu ou mal connus. Si je n’ai pas touché aux nomséclatants et monumentaux, ce n’est pas qu’ils ne puissent appuyermon assertion de leur grande autorité.

Les Romans et les Contes de Voltaire ne sontassurément pas, à la différence de mérite près, beaucoup plussusceptibles d’être donnés en prix aux petites tartines despensionnats que les Contes immoraux de notre ami le lycanthrope, oumême que les Contes moraux du doucereux Marmontel.

Que voit-on dans les comédies du grandMolière ? La sainte institution du mariage (style decatéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en ridicule àchaque scène.

Le mari est vieux et laid et cacochyme ;il met sa perruque de travers ; son habit n’est plus à lamode ; il a une canne à bec-de-corbin, le nez barbouillé detabac, les jambes courtes, l’abdomen gros comme un budget. – Ilbredouille, et ne dit que des sottises ; il en fait autantqu’il en dit ; il ne voit rien, il n’entend rien ; onembrasse sa femme à sa barbe ; il ne sait pas de quoi il estquestion : cela dure ainsi jusqu’à ce qu’il soit bien etdûment constaté cocu à ses yeux et aux yeux de toute la salle onne peut plus édifiée, et qui applaudit à tout rompre.

Ceux qui applaudissent le plus sont ceux quisont le plus mariés.

Le mariage s’appelle, chez Molière, GeorgeDandin ou Sganarelle.

L’adultère, Damis ou Clitandre ; il n’y apas de nom assez doucereux et charmant pour lui.

L’adultère est toujours jeune, beau, bien faitet marqués pour le moins. Il entre en chantonnant à la cantonade lacourante la plus nouvelle ; il fait un ou deux pas en scène del’air le plus délibéré et le plus triomphant du monde ; il segratte l’oreille avec l’ongle rose de son petit doigt coquettementécarquillé ; il peigne avec son peigne d’écaille sa bellechevelure blondine, et rajuste ses canons qui sont du grand volume.Son pourpoint et son haut-de-chausses disparaissent sous lesaiguillettes et les nœuds de ruban, son rabat est de la bonnefaiseuse ; ses gants flairent mieux que benjoin etcivette ; ses plumes ont coûté un louis le brin.

Comme son œil est en feu et sa joue enfleur ! que sa bouche est souriante ! que ses dents sontblanches ! comme sa main est douce et bien lavée.

Il parle, ce ne sont que madrigaux,galanteries parfumées en beau style précieux et du meilleurair ; il a lu les romans et sait la poésie, il est vaillant etprompt à dégainer, il sème l’or à pleines mains. – AussiAngélique, Agnès, Isabelle se peuvent à peine tenir de lui sauterau cou, si bien élevées et si grandes dames qu’elles soient ;aussi le mari est-il régulièrement trompé au cinquième acte, bienheureux quand ce n’est pas dès le premier.

Voilà comme le mariage est traité par Molière,l’un des plus hauts et des plus graves génies qui jamais aient été.– Croit-on qu’il y ait rien de plus fort dans les réquisitoiresd’Indiana et de Valentine ?

La paternité est encore moins respectée, s’ilest possible. Voyez Orgon, voyez Géronte, voyez-les tous.

Comme ils sont volés par leurs fils, battuspar leurs valets ! Comme on met à nu, sans pitié pour leurâge, et leur avarice, et leur entêtement, et leurimbécillité ! – Quelles plaisanteries ! quellesmystifications !

Comme on les pousse par les épaules hors de lavie, ces pauvres vieux qui sont longs à mourir, et qui ne veulentpoint donner leur argent ! comme on parle de l’éternité desparents ! quels plaidoyers contre l’hérédité, et comme celaest plus convaincant que toutes les déclamationssaint-simoniennes !

Un père, c’est un ogre, c’est un Argus, c’estun geôlier, un tyran, quelque chose qui n’est bon tout au plus qu’àretarder un mariage pendant trois jusqu’à la reconnaissance finale.– Un père est le mari ridicule au grand complet. – Jamais un filsn’est ridicule dans Molière ; car Molière, comme tous lesauteurs de tous les temps possibles, faisait sa cour à la jeunegénération aux dépens de l’ancienne.

Et les Scapins, avec leur cape rayée à lanapolitaine, et leur bonnet sur l’oreille, et leur plume balayantles bandes d’air, ne sont-ils pas des gens bien pieux, bien chasteset bien dignes d’être canonisés ? – Les bagnes sont pleinsd’honnêtes gens qui n’ont pas fait le quart de ce qu’ils font. Lesroueries de Trialph sont de pauvres roueries en comparaison desleurs. Et les Lisettes et les Martons, quelles gaillardes,tudieu ! – Les courtisanes des rues sont loin d’être aussidélurées, aussi promptes à la riposte grivoise. Comme elless’entendent à remettre un billet ! comme elles font bien lagarde pendant les rendez-vous ! – Ce sont, sur ma parole, deprécieuses filles, serviables et de bon conseil.

C’est une charmante société qui s’agite et sepromène à travers ces comédies et ces imbroglios. – Tuteurs dupés,maris cocus, suivantes libertines, valets aigrefins, demoisellesfolles d’amour, fils débauchés, femmes adultères ; cela nevaut-il pas bien les jeunes beaux mélancoliques et les pauvresfaibles femmes opprimées et passionnées des drames et des romans denos faiseurs en vogue ?

Et tout cela, moins le coup de dague final,moins la tasse de poison obligée : les dénouements sont aussiheureux que les dénouements des contes de fées, et tout le monde,jusqu’au mari, est on ne peut plus satisfait. Dans Molière, lavertu est toujours honnie et rossée ; c’est elle qui porte lescornes, et tend le dos à Mascarille ; à peine si la moralitéapparaît une fois à la fin de la pièce sous la personnification unpeu bourgeoise de l’exempt Loyal.

Tout ce que nous venons de dire ici n’est paspour écorner le piédestal de Molière ; nous ne sommes pasassez fou pour aller secouer ce colosse de bronze avec nos petitsbras ; nous voulions simplement démontrer aux pieuxfeuilletonistes, qu’effarouchent les ouvrages nouveaux etromantiques, que les classiques anciens, dont ils recommandentchaque jour la lecture et l’imitation, les surpassent de beaucoupen gaillardise et en immoralité.

À Molière nous pourrions aisément joindre etMarivaux et La Fontaine, ces deux expressions si opposées del’esprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et biend’autres. Mais notre intention n’est pas de faire ici, à propos demorale, un cours de littérature à l’usage des vierges dufeuilleton.

Il me semble que l’on ne devrait pas fairetant de tapage à propos de si peu. Nous ne sommes heureusement plusau temps d’Ève la blonde, et nous ne pouvons, en bonne conscience,être aussi primitifs et aussi patriarcaux que l’on était dansl’arche. Nous ne sommes pas des petites filles se préparant à leurpremière communion ; et, quand nous jouons au corbillon, nousne répondons pas tarte à la crème. Notre naïveté estassez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginitécourt la ville ; ce sont là de ces choses que l’on n’a pasdeux fois ; et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons lesrattraper, car il n’y a rien au monde qui coure plus vite qu’unevirginité qui s’en va et qu’une illusion qui s’envole.

Après tout, il n’y a peut-être pas grand mal,et la science de toutes choses est-elle préférable à l’ignorance detoutes choses. C’est une question que je laisse à débattre à deplus savants que moi. Toujours est-il que le monde a passé l’âge oùl’on peut jouer la modestie et la pudeur, et je le crois trop vieuxbarbon pour faire l’enfantin et le virginal sans se rendreridicule.

Depuis son hymen avec la civilisation, lasociété a perdu le droit d’être ingénue et pudibonde. Il est decertaines rougeurs qui sont encore de mise au coucher de la mariée,et qui ne peuvent plus servir le lendemain ; car la jeunefemme ne se souvient peut-être plus de la jeune fille, ou, si elles’en souvient, c’est une chose très indécente, et qui comprometgravement la réputation du mari.

Quand je lis par hasard un de ces beauxsermons qui ont remplacé dans les feuilles publiques la critiquelittéraire, il me prend quelquefois de grands remords et de grandesappréhensions, à moi qui ai sur la conscience quelques menuesgaudrioles un peu trop fortement épicées, comme un jeune homme quia du feu et de l’entrain peut en avoir à se reprocher.

À côté de ces Bossuets du Café de Paris, deces Bourdaloues du balcon de l’Opéra, de ces Catons à tant la lignequi gourmandent le siècle d’une si belle façon, je me trouve eneffet le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la facede la terre ; et pourtant, Dieu le sait, la nomenclature demes péchés, tant capitaux que véniels, avec les blancs etinterlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plushabile libraire, former un ou deux volumes in-8 par jour, ce quiest peu de chose pour quelqu’un qui n’a pas la prétention d’alleren paradis dans l’autre monde, et de gagner le prix Montyon oud’être rosière en celui-ci.

Puis quand je pense que j’ai rencontré sous latable, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons devertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-même, et j’estimequ’avec tous les défauts que je puisse avoir ils en ont un autrequi est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire de tous : –c’est l’hypocrisie que je veux dire.

En cherchant bien, on trouverait peut-être unautre petit vice à ajouter ; mais celui-ci est tellementhideux qu’en vérité je n’ose presque pas le nommer. Approchez-vous,et je m’en vais vous couler son nom dans l’oreille : – c’estl’envie.

L’envie, et pas autre chose.

C’est elle qui s’en va rampant et serpentant àtravers toutes ces paternes homélies : quelque soin qu’elleprenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessusdes métaphores et des figures de rhétorique, sa petite tête platede vipère ; on la surprend à lécher de sa langue fourchue seslèvres toutes bleues de venin, on l’entend siffloter toutdoucettement à l’ombre d’une épithète insidieuse.

Je sais bien que c’est une insupportablefatuité de prétendre qu’on vous envie, et que cela est presqueaussi nauséabond qu’un merveilleux qui se vante d’une bonnefortune. – Je n’ai pas la forfanterie de me croire des ennemis etdes envieux ; c’est un bonheur qui n’est pas donné à tout lemonde, et je ne l’aurai probablement pas de longtemps : aussije parlerai librement et sans arrière-pensée, comme quelqu’un detrès désintéressé dans cette question.

Une chose certaine et facile à démontrer àceux qui pourraient en douter, c’est l’antipathie naturelle ducritique contre le poète, – de celui qui ne fait rien contre celuiqui fait, – du frelon contre l’abeille – du cheval hongre contrel’étalon.

Vous ne vous faites critique qu’après qu’ilest bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète.Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et denoter les coups comme un garçon de billard ou un valet de jeu depaume, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé dela dévirginer ; mais vous n’avez pas assez de vigueur pourcela ; l’haleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle etefflanqué au pied de la sainte montagne.

Je conçois cette haine. Il est douloureux devoir un autre s’asseoir au banquet où l’on n’est pas invité, etcoucher avec la femme qui n’a pas voulu de vous. Je plains de toutmon cœur le pauvre eunuque obligé d’assister aux ébats du GrandSeigneur.

Il est admis dans les profondeurs les plussecrètes de l’Oda ; il mène les sultanes au bain ; ilvoit luire sous l’eau d’argent des grands réservoirs ces beauxcorps tout ruisselants de perles et plus polis que desagates ; les beautés les plus cachées lui apparaissent sansvoiles. On ne se gêne pas devant lui. – C’est un eunuque. – Lesultan caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sabouche de grenade. – En vérité, c’est une bien fausse situation quela sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance.

Il en est de même pour le critique qui voit lepoète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf bellesodalisques, et s’ébattre paresseusement à l’ombre de grandslauriers verts. Il est bien difficile qu’il ne ramasse pas lespierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrièreson mur, s’il est assez adroit pour cela.

Le critique qui n’a rien produit est unlâche ; c’est comme un abbé qui courtise la femme d’unlaïque : celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battreavec lui.

Je crois que ce serait une histoire au moinsaussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog quiinventa les souliers à poulaine, que l’histoire des différentesmanières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois jusqu’ànos jours.

Il y a assez de matières pour quinze ou seizevolumes in-folio ; mais nous aurons pitié du lecteurs, et nousnous bornerons à quelques lignes, – bienfait pour lequel nousdemandons une reconnaissance plus qu’éternelle. – À une époque trèsreculée, qui se perd dans la nuit des âges, il y a bien tantôttrois semaines de cela, le roman moyen âge florissaitprincipalement à Paris et dans la banlieue. La cotte armoriée étaiten grand honneur ; on ne méprisait pas les coiffures à lahennin, on estimait fort le pantalon mi-parti ; la dague étaithors de prix ; le soulier à poulaine était adoré comme unfétiche. – Ce n’étaient qu’ogives, tourelles, colonnettes,verrières coloriées, cathédrales et châteaux forts ; – cen’étaient que demoiselles et damoiseaux, pages et valets, truandset soudards, galants chevaliers et châtelains féroces ; –toutes choses certainement plus innocentes que les jeux innocents,et qui ne faisaient de mal à personne.

Le critique n’avait pas attendu au secondroman pour commencer son œuvre de dépréciation ; dès lepremier qui avait paru, il s’était enveloppé de son cilice depoil de chameau, et s’était répandu un boisseau de cendre sur latête : puis, prenant sa grande voix dolente, il s’était mis àcrier :

– Encore du moyen âge, toujours du moyenâge ! qui me délivrera du moyen âge, de ce moyen âge qui n’estpas le moyen âge ? – Moyen âge de carton et de terre cuite quin’a du moyen âge que le nom. – Oh ! les barons de fer, dansleur armure de fer, avec leur cœur de fer, dans leur poitrine defer ! – Oh ! les cathédrales avec leurs rosaces toujoursépanouies et leurs verrières en fleurs, avec leurs dentelles degranit, avec leurs trèfles découpés à jour, leurs pignons tailladésen scie, avec leur chasuble de pierre brodée comme un voile demariée, avec leurs cierges, avec leurs chants, avec leurs prêtresétincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur orgue quibourdonne et leurs anges planant et battant de l’aile sous lesvoûtes ! – comme ils m’ont gâté mon moyen âge, mon moyen âgesi fin et si coloré ! comme ils l’ont fait disparaître sousune couche de grossier badigeon ! quelles criardesenluminures ! – Ah ! barbouilleurs ignorants, qui croyezavoir fait de la couleur pour avoir plaqué rouge sur bleu, blancsur noir et vert sur jaune, vous n’avez vu du moyen âge quel’écorce, vous n’avez pas deviné l’âme du moyen âge, le sang necircule pas dans la peau dont vous revêtez vos fantômes, il n’y apas de cœur dans vos corselets d’acier, il n’y a pas de jambesdans vos pantalons de tricot, pas de ventre ni de gorge derrièrevos jupes armoriées : ce sont des habits qui ont la formed’hommes, et voilà tout. – Donc, à bas le moyen âge tel que nousl’ont fait les faiseurs (le grand mot est lâché ! lesfaiseurs) ! Le moyen âge ne répond à rien maintenant, nousvoulons autre chose.

Et le public, voyant que les feuilletonistesaboyaient au moyen âge, se prit d’une belle passion pour ce pauvremoyen âge, qu’ils prétendaient avoir tué du coup. Le moyen âgeenvahit tout, aidé par l’empêchement des journaux : – drames,mélodrames, romances, nouvelles, poésies, il y eut jusqu’à desvaudevilles moyen âge, et Momus répéta des flonflons féodaux.

À côté du roman moyen âge verdissait le romancharogne, genre de roman très agréable, et dont lespetites-maîtresses nerveuses et les cuisinières blasées faisaientune très grande consommation.

Les feuilletonistes sont bien vite arrivés àl’odeur comme des corbeaux à la curée, et ils ont dépecé du bec deleurs plumes et méchamment mis à mort ce pauvre genre de roman quine demandait qu’à prospérer et à se putréfier paisiblement sur lesrayons graisseux des cabinets de lecture. Que n’ont-ils pasdit ? que n’ont-ils pas écrit ? – Littérature de morgueou de bagne, cauchemar de bourreau, hallucination de boucher ivreet d’argousin qui a la fièvre chaude ! Ils donnaientbénignement à entendre que les auteurs étaient des assassins etdes vampires, qu’ils avaient contracté la vicieuse habitude de tuerleur père et leur mère, qu’ils buvaient du sang dans des crânes,qu’ils se servaient de tibias pour fourchette et coupaient leurpain avec une guillotine.

Et pourtant ils savaient mieux que personne,pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les auteurs de cescharmantes tueries étaient de braves fils de famille, trèsdébonnaires et de bonne société, gantés de blanc,fashionablement myopes, – se nourrissant plus volontiersde beefsteaks que de côtelettes d’homme, et buvant plushabituellement du vin de Bordeaux que du sang de jeune fille oud’enfant nouveau-né. – Pour avoir vu et touché leurs manuscrits,ils savaient parfaitement qu’ils étaient écrits avec de l’encre dela grande vertu, sur du papier anglais, et non avec sang deguillotine sur peau de chrétien écorché vif.

Mais, quoi qu’ils dissent ou qu’ils fissent,le siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait mieuxque le boudoir ; le lecteur ne se prenait qu’à un hameçonamorcé d’un petit cadavre déjà bleuissant. – Chose trèsconcevable ; mettez une rose au bout de votre ligne, lesaraignées auront le temps de faire leur toile dans le pli de votrecoude, vous ne prendrez pas le moindre petit fretin ;accrochez-y un ver ou un morceau de Deux fromage, carpes,barbillons, perches, anguilles sauteront à trois pieds hors del’eau pour le happer. – Les hommes ne sont pas aussi différentsdes poissons qu’on a l’air de le croire généralement.

On aurait dit que les journalistes étaientdevenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant illeur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. – Jamais onne les avait vus si fondants, si émollients ; – c’était de lacrème et du petit lait. – Ils n’admettaient que deux couleurs, lebleu de ciel ou le vert pomme. Le rose n’était que souffert, et, sile public les eût laissés faire, ils l’eussent mené paître desépinards sur les rives du Lignon, côte à côte avec les moutonsd’Amaryllis. Ils avaient changé leur frac noir contre la vestetourterelle de Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumesd’oie de roses pompons et de faveurs en manière de houlettepastorale. Ils laissaient flotter leurs cheveux à l’enfant, ets’étaient fait des virginités d’après la recette de Marion Delorme,à quoi ils avaient aussi bien réussi qu’elle.

Ils appliquaient à la littérature l’article duDécalogue :

Homicide point ne seras.

On ne pouvait plus se permettre le plus petitmeurtre dramatique, et le cinquième acte était devenuimpossible.

Ils trouvaient le poignard exorbitant, lepoison monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient voulu queles héros dramatiques vécussent jusqu’à l’âge deMelchisédech ; et cependant il est reconnu, depuis un tempsimmémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer àla dernière scène un pauvre diable de grand homme qui n’en peutmais, comme le but de toute comédie est de conjoindrematrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers d’environsoixante ans chacun.

C’est vers ce temps que j’ai jeté au feu(après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours)deux superbes et magnifiques drames moyen âge, l’un en vers etl’autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis enplein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit.

Pour me conformer à leurs idées, j’ai composédepuis une tragédie antique en cinq actes, nomméeHéliogabale, dont le héros se jette dans les latrines,situation extrêmement neuve et qui a l’avantage d’amener unedécoration non encore vue au théâtre. – J’ai fait aussi un dramemoderne extrêmement supérieur à Antony, Arthur ou l’Hommefatal, où l’idée providentielle arrive sous la forme d’unpâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu’à ladernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, jointà ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt.– Fin morale s’il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que levice est toujours puni et la vertu récompensée.

Quant au genre monstre, vous savez commeils l’ont traité, comme ils ont arrangé Han d’Islande, ce mangeurd’hommes, Habibrah l’obi, Quasimodo le sonneur, etTriboulet, qui n’est que bossu, – toute cette famille siétrangement fourmillante, – toutes ces crapauderies gigantesquesque mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêtsvierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à laMichel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effetsd’Ombre et de Pair à la façon de Goya, rien n’a pu trouver grâcedevant eux ; ils l’ont renvoyé à ses odes, quand il a fait desromans ; à ses romans, quand il a fait des drames :tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux cequ’on a fait que ce qu’on fait. Heureux homme, toutefois, que celuiqui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans tousses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte,et qui n’aurait qu’à écrire un traité de théologie ou un manuel decuisine pour faire trouver son théâtreadmirable !

Pour le roman de cœur, le roman ardent etpassionné, qui a pour père Werther l’Allemand, et pour mère ManonLescaut la Française, nous avons touché, au commencement de cettepréface, quelques mots de la teigne morale qui s’y estdésespérément attachée sous prétexte de religion et de bonnesmœurs. Les poux critiques sont comme les poux de corps quiabandonnent les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre duroman moyen âge les critiques sont passés au corps de celui-ci, quia la peau dure et vivace et leur pourrait bien ébrécherles dents.

Nous pensons, malgré tout le respect quenous avons pour les modernes apôtres, que les auteurs de ces romansappelés immoraux, sans être aussi mariés que les journalistesvertueux, ont assez généralement une mère, et que plusieurs d’entreeux ont des sœurs et sont pourvus d’une abondante familleféminine ; mais leurs mères et leurs sœurs ne lisent pas deromans, même de romans immoraux ; elles cousent, brodent ets’occupent des choses de la maison. – Leurs bas, comme diraitM. Planard, sont d’une entière blancheur : vous lespouvez regarder aux jambes, – elles ne sont pas bleues, et lebonhomme Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes savantes, lesproposerait pour exemple à la docte Philaminte.

Quant aux épouses de ces messieurs,puisqu’ils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il mesemble, à moi, qu’il est de certaines choses qu’elles doiventsavoir. – Au fait, il se peut bien qu’ils ne leur aient rienmontré. Alors je comprends qu’ils tiennent à les maintenir danscette précieuse et benoîte ignorance. Dieu est grand et Mahomet estson prophète ! – Les femmes sont curieuses ; fassent leciel et la morale qu’elles contentent leur curiosité d’une manièreplus légitime qu’Ève, leur grand-mère, et n’aillent pas faire desquestions au serpent !

Pour leurs filles, si elles ont été enpension, je ne vois pas ce que les livres pourraientleur apprendre.

Il est aussi absurde de dire qu’un hommeest un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parcequ’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme estvertueux parce qu’il a fait un livre de morale ; tous lesjours on voit le contraire. – C’est le personnage qui parle et nonl’auteur ; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’ilsoit athée ; il fait agir et parler les brigands en brigands,il n’est pas pour cela un brigand. À ce compte, il faudraitguillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ; ilsont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche ; on nel’a pas fait cependant, et je ne crois même pas qu’on le fasse delongtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir lacritique. C’est une des manies de ces petits grimauds à cervelleétroite que de substituer toujours l’auteur à l’ouvrage et derecourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt descandale à leurs misérables rapsodies, qu’ils savent bien quepersonne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinionindividuelle.

Nous ne concevons guère à quoi tendenttoutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous cesabois, – et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à sefaire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de villelittéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom de la vertu, touteidée qui se promène dans un livre la cornette posée detravers ou la jupe troussée un peu trop haut. – C’est fortsingulier.

L’époque, quoi qu’ils en disent, estimmorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutonsfort), et nous n’en voulons pas d’autre preuve que la quantité delivres immoraux qu’elle produit et le succès qu’ils ont. – Leslivres suivent les mœurs et les mœurs ne suivent pas les livres. –La Régence a fait Crébillon, ce n’est pas Crébillon qui a fait laRégence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées etdébraillées, parce que les petites marquises étaient fardées etdébraillées. – Les tableaux se font d’après les modèles et non lesmodèles d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais oùque la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que cesoit, c’est indubitablement un grand sot. – C’est comme si l’ondisait : Les petits pois font pousser le printemps ; lespetits pois poussent au contraire parce que c’est le printemps, etles cerises parce que c’est l’été. Les arbres portent les fruits,et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loiéternelle et invariable dans sa variété ; les siècles sesuccèdent, et chacun porte son fruit qui n’est pas celui du siècleprécédent ; les livres sont les fruits des mœurs.

À côté des journalistes moraux, sous cettepluie d’homélies comme sous une pluie d’été dans quelque parc, il asurgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, unethéorie de petits champignons d’une nouvelle espèceassez curieuse, dont nous allons faire l’histoirenaturelle.

Ce sont les critiques utilitaires. Pauvresgens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes,et cependant n’y voyaient pas aussi loin que leur nez.

Quand un auteur jetait sur leur bureau unvolume quelconque, roman ou poésie, – ces messieurs se renversaientnonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur sespieds de derrière, et, se balançant d’un air capable, ils serengorgeaient et disaient :

– À quoi sert ce livre ? Commentpeut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classela plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! pas un motdes besoins de la société, rien de civilisant et deprogressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse del’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire,les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on fairedes poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pasavancer la génération dans le chemin de l’avenir ? Commentpeut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en présence desi graves intérêts ? – Que nous font, à nous, et le style etla rime, et la forme ? c’est bien de cela qu’il s’agit(pauvres renards, ils sont trop verts) ! – La société soufre,elle est en proie à un grand déchirement intérieur(traduisez : personne ne veut s’abonner aux journaux utiles).C’est au poète à chercher la cause de ce malaise et àle guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cœur etd’âme avec l’humanité (des poètes philanthropes ! ce seraitquelque chose de rare et de charmant). Ce poète, nous l’attendons,nous l’appelons de tous nos vœux. Quand il paraîtra, à lui lesacclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, àlui le Prytanée…

À la bonne heure ; mais, comme noussouhaitons que notre lecteur se tienne éveillé jusqu’à la fin decette bienheureuse Préface, nous ne continuerons pas cetteimitation très fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, estpassablement soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, lelaudanum et les discours d’académie.

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