New York Tic Tac

New York Tic Tac

d’ O. Henry

LES CADEAUX INUTILES

Un dollar et quatre-vingt-sept cents. C’était tout. Là-dedans,il y avait soixante cents en petits sous. Des petits sous amassés un à un, arrachés péniblement, comme « sous du franc », à l’épicier, au boulanger, au boucher, réclamés âprement et le rouge au front – le rouge de la honte qui brûle les joues des pauvres lorsque de telles exigences risquent de les faire passer pour des pingres. Trois fois Della recompta. Un dollar et quatre-vingt-sept cents. Et c’était demain Noël…

Il n’y avait évidemment plus rien à faire après cela, qu’à s’étaler sur le petit lit métallique du ménage, et à sangloter. Della n’y manqua pas. Puis, selon l’invariable loi des choses humaines, les sanglots se réduisirent à d’humides reniflements de plus en plus espacés, et ceux-ci enfin cédèrent la place au sourire.

Tandis que la maîtresse de maison contribue ainsi à illustrer,par un exemple infinitésimal, mais intense, le principe évolutif de l’univers, jetons un coup d’œil sur son foyer. Un appartement meublé à huit dollars par semaine. L’un de ceux pour lesquels le mot « misère » n’a pas besoin d’être écrit sur la porte.

Dans le vestibule, en bas, il y a une boîte aux lettres, dans laquelle aucune lettre ne peut plus pénétrer depuis longtemps, et un bouton de sonnette électrique, dont aucun index humain n’est plus capable de faire jaillir le moindre son. Il y a aussi, à côté,une carte portant le nom de « Mr. James DillinghamYoung ».

À l’époque, déjà reculée, de la « grande prospérité »,durant laquelle le titulaire de ce glorieux nom jumelé gagnait destrente dollars par semaine, il faisait ronfler le Dillingham à tousles échos. Mais depuis que le revenu était tombé à vingt dollars,le premier équipier de ce tandem patronymique s’était tristementeffacé, si bien que c’est tout juste si l’on pouvait liremaintenant : James D… Young.

Quoi qu’il en soit, chaque fois que Mr. James D (illingham)Young rentrait chez lui, dans son appartement, il était toutbonnement appelé « Jim » par Mrs. James D (illingham)Young, que nous avons déjà présentée sous le nom de Della. Et Dellaembrassait tendrement Jim, qui le lui rendait avec impétuosité – cequi est parfait.

Della, ayant tari ses larmes, se mit à réparer, à petits coupsde houppette, les dégâts qu’elles avaient causés à son joli visage.Debout près de la fenêtre, elle jetait de temps en temps un coupd’œil distrait sur un vieux chat gris, qui cheminait lentement surla crête d’un vieux mur gris, de l’autre côté de la vieille maisongrise.

C’est demain le 25 décembre, et il ne lui reste qu’un dollar etquatre-vingt-sept cents pour acheter à Jim un cadeau de Noël !Pendant de longs mois, elle s’est efforcée d’économiser jusqu’audernier sou – et voilà le résultat ! On ne va pas loin avecvingt dollars par semaine. Les dépenses, comme il arrive presquetoujours, ont excédé ses prévisions… Un dollar et quatre-vingt-septcents pour acheter un cadeau à Jim ! Son Jim ! Que delongues heures elle avait amoureusement passées à chercher cequ’elle pourrait bien lui offrir de joli ! Quelquechose de vraiment beau, de rare, de précieux – quelque chose quel’on pût en somme considérer comme presque digne de l’honneurd’appartenir à Jim…

Sur la cloison, entre les deux fenêtres, se trouvait une petiteglace murale, d’une largeur si exactement calculée qu’une personnefort mince et agile pouvait à la rigueur, en observant son imagegrâce à une série de contorsions rapides autour d’un axe vertical,obtenir une approximation satisfaisante de son aspect extérieur.Della devait à sa sveltesse, autant qu’à une longue pratique,d’être passée maître en cet exercice.

Soudain elle se détourna de la fenêtre et se regarda intensémentdans la glace. Ses yeux luisaient d’un sombre éclat, mais enquelques secondes les couleurs avaient abandonné son frais visage.Rapidement elle dénoua sa longue chevelure et la laissa tomber àses pieds[1] .

Il faut vous dire qu’il y avait deux biens, pour ainsi dirematrimoniaux, dont les James Dillingham Young n’étaient pasmodérément fiers. L’un d’eux était constitué par la montre en or deJim, qui lui venait de son père, et même de son grand-père. Quant àl’autre, c’était la chevelure de Della. Si la reine de Sabaelle-même avait habité dans l’appartement en face, de l’autre côtéde la cour, Della eût un jour laissé pendre ses cheveux par lafenêtre, sous le prétexte de les sécher, dans le seul but de ternirl’éclat des pierres et des ors de Sa Majesté. Et si le roi Salomoneût été le concierge de la maison, avec tous ses trésors empilésdans la cave, Jim n’eût point manqué de sortir sa montre chaquefois qu’il fût passé devant la loge, rien que pour voir le vieuxSalomon se tirer la barbe de dépit.

Donc, les beaux cheveux de Della s’écroulèrent autour d’elle,comme une cascade d’eaux sombres et luisantes. De ses épaulespresque jusqu’à ses chevilles ils l’enveloppèrent d’un manteausouple et parfumé. Puis, d’un geste nerveux et rapide, elle lesreleva, les renoua. Pendant une minute, immobile, elle hésita,tandis qu’une larme glissait et s’écrasait sur le vieux tapisrouge.

Alors brusquement elle enfila sa vieille jaquette brune, mit sonvieux chapeau de feutre. Un instant encore elle s’arrête devant laglace… Allons ! Un vif demi-tour fait voltiger sesjupes ; elle ouvre la porte, prend son vol, le long de larampe, jusqu’à la rue, toujours avec cet éclat sombre dans lesyeux.

L’immeuble devant lequel elle s’arrête porte cetteenseigne :

MRS. SOFRONIE

CHEVEUX ET PERRUQUES EN TOUSGENRES

Della escalade un étage, et reprend son souffle avant de sonner.Une grosse femme, vaste, blême et rébarbative, vient ouvrir. Oui,c’est bien elle Mrs. Sofronie – malgré le violent contraste queforme son apparence avec le pseudonyme syracusain dont elle s’estaffublée.

« Voulez-vous acheter mes cheveux ? demande Della.

– Je suis négociante en tignasses, dit Sofronie. Ôtez votr’chapeau que j’jette un coup d’œil sur la vôtr’. »

De nouveau la cascade sombre et luisante se déroule.

« Vingt dollars, dit Sofronie, après avoir soupesé lamarchandise d’une main experte.

– Donnez, vite ! » fait Della.

Pendant les deux heures qui suivent, Della vogue, sur le charusé de la métaphore, dans un éther extatique. À la recherchedu cadeau pour son Jim, elle explore les magasins de laville.

Elle finit par le trouver. Celui-là, sans aucun doute aété fabriqué spécialement pour Jim, à l’exclusion de toute autrepersonne. Elle n’a rien vu de semblable dans aucune des dix-neufboutiques qu’elle a, dans sa course au trésor, bouleversées de fonden comble.

C’est une chaîne de montre en platine, sobre et classique,tirant, comme il se doit, toute sa valeur de sa précieusesubstance, plutôt que d’une ciselure outrageusement ouvragée. Ouivraiment, elle est digne de « La Montre ». Aussitôt queDella l’aperçoit, elle sent que la chose est faite pour Jim ;sobre et précieuse, comme lui.

« Vingt et un dollars, Madame. »

Elle s’enfuit, serrant son trésor – et les quatre-vingt-septcents qui lui restent. Avec une pareille chaîne de montre, Jimpourra désormais regarder l’heure en n’importe quelle société. Sisuperbe que fût la montre, il arrivait parfois à Jim de laconsulter en cachette, à cause de la vieille courroie de cuir quiservait de chaîne actuellement.

Quand Della fut arrivée chez elle, son exaltation cédagraduellement la place à la prudence et à la raison. Elle alluma legaz, extirpa ses fers à friser, et s’attaqua résolument à la tâcheurgente qui consistait à réparer les ravages causés par l’amour etla générosité. Une tâche généralement gigantesque, mes amis, – oui,une tâche presque toujours surhumaine.

En moins de quarante minutes, d’innombrables petites bouclesavaient couronné son chef, lui infusant ainsi une ressemblanceétonnante avec un petit garçon qui fait l’école buissonnière. Letravail accompli, Della l’inspecta longuement et attentivement dansla glace.

« Si Jim, dit-elle, ne me tue pas tout de suite quand ilm’aura vue comme ça il va me dire que j’ai l’air d’une danseuse demusic-hall. Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? – Qu’est-ceque je pouvais faire avec un dollar et quatre-vingt-septcents ? »

Sept heures. Le café est prêt, et la poêle à frire, déjà chaude,attend ses victimes quotidiennes, en l’occurrence descôtelettes.

Il n’est jamais arrivé à Jim d’arriver en retard. La chaîneprécieusement enchâssée dans sa petite paume légèrement fiévreuse,Della s’est assise au coin de la table, près de la porte d’entrée.Soudain elle entend son pas dans l’escalier, et pâlitbrusquement. Selon sa touchante habitude en maints cas plus oumoins critiques, elle fait une rapide prière, murmure :

« Mon Dieu ! Faites qu’il me trouve encorejolie !… »

La porte s’ouvre ; Jim entre et la referme. Il est mince etgrave. Pauvre vieux Jim ! Vingt-deux ans seulement, et déjàchargé de famille ! Son pardessus réclame d’urgence unpermutant ; quant aux gants, il y a longtemps qu’ils ont étéjugés superflus.

Jim fait trois pas, puis s’immobilise, pétrifié comme un chiende chasse au lapin à l’arrêt devant un sanglier. Ses yeux,démesurément béants, se fixent sur Della ; ils expriment unsentiment indéfinissable, qui la terrifie. Ce n’est pas de lacolère, ni de l’étonnement, ni du reproche, ni de l’horreur, nirien de ce qu’elle attend. Il se contente de la regarder fixement,de cet air étrange.

Della, culbutant sa chaise, se jette dans ses bras.

« Jim, mon chéri ! s’écrie-t-elle, ne me regarde pascomme ça ! J’ai fait couper mes cheveux et je les ai vendus,parce que je n’aurais jamais pu voir arriver Noël sans t’offrir uncadeau. Ils… ils repousseront… tu ne m’en veux pas, dis ? Jene pouvais pas faire autrement… Mes cheveux repoussent très, trèsvite… Dis-moi : “Joyeux Noël !” Jim, et soyonsheureux !… Oh ! Et tu ne sais pas quel joli – quelsuperbe cadeau j’ai acheté pour toi…

– Tu… tu as fait… couper tes cheveux ? demande Jimlaborieusement, comme s’il n’avait pas encore réussi à ingurgitercette nouvelle d’une palpable évidence, malgré des efforts mentauxdésespérés.

– Couper, oui ! dit Della. Et je les ai vendus. Est-ceque tu ne m’aimes pas autant comme ça, Jim ? Je suis tout demême ta Della sans mes cheveux, dis mon chéri ? »

Jim jette dans la chambre des regards égarés.

« Tu dis – que tes cheveux – sont partis ? fait-ild’un air presque idiot.

– Ne perds pas ton temps à les chercher, fait Della. Je terépète que je les ai vendus… C’est demain Noël, Jim… Ne sois pasfâché, c’est pour toi que je les ai sacrifiés. Peut-être,ajoute-t-elle avec un charmant sérieux, peut-être les cheveux de matête étaient-ils précieux, mais personne ne pourra jamais dire leprix de mon amour, Jim… Puis-je faire cuire lescôtelettes ? »

Brusquement Jim semble tiré de son mauvais rêve. Il étreint saDella. Détournons-nous discrètement durant les quelques secondesnécessaires à ces épanchements, dont aucune monnaie humaine ne peutestimer la valeur. Qu’importe, en de tels moments, le prix duloyer ? Huit dollars par semaine, ou un million par an, pournous ce sera la même chose, malgré tout ce que pourront dire lesmathématiciens et les railleurs.

Il y aura bientôt deux mille ans, les Rois Mages apportèrent auDivin Enfant, qui babillait dans la Crèche, des présents précieuxet peut-être… inutiles. Ce sont eux qui ont inventé l’art subtildes cadeaux de Noël. Et comme c’étaient des sages, leurs présentsfurent, sans nul doute, inspirés par la sagesse. Peut-être sont-cedes sages aussi, ces deux grands enfants qui, follement, sacri…Mais poursuivons.

De la poche de son pardessus élimé, Jim extirpe un paquet, qu’iljette sur la table.

« J’espère que tu n’as pas douté un instant de moi,Della ! dit-il. Il n’y a pas au monde de coupe de cheveux,d’ondulation ou même de shampooing qui puisse me faire aimer moinsma Della. Mais si tu veux bien ouvrir ce paquet, tu comprendraspourquoi je me suis montré un peu… désorienté quand je suis entrétout à l’heure. »

De ses doigts blancs et agiles, Della fébrilement arrache laficelle, déchire le papier, puis pousse un cri de joie extatique,suivi presque aussitôt, hélas ! d’une crise de larmes et desanglots, qui requiert l’application immédiate de tous les pouvoirsréconfortants du seigneur de la maison.

Car là, sous les yeux de Della, se trouve enfin « LePeigne » – le magnifique peigne qu’elle a si souvent admirédans une vitrine de Broadway. Le peigne en écaille véritable, bordéde pierreries, qu’elle a si longtemps convoité pour orner sachevelure. Un peigne qui coûtait cher, elle le savait ; sicher qu’elle n’avait jamais osé espérer, malgré son immense désir,le posséder un jour. Et voilà qu’il est devenu son bien, sa chose,au moment même où les belles tresses qu’il devait orner sonttombées sous les ciseaux sofroniens !

Silencieusement elle le presse contre son cœur. Puis elleréussit à sourire et, levant ses yeux encore pleins de larmes, elledit doucement :

« Mes cheveux poussent très, très vite, Jim… »

Et soudain Della fait un bond, comme un chat qui s’est brûlé lapatte, en criant : « Oh !… Oh !… » Jim n’apas encore vu le beau cadeau qu’elle vient d’acheter pourlui ! Vite, elle le lui tend dans sa petite paume ouverte. Leprécieux métal semble refléter soudain toute l’ardeur et la joiequi sont en elle.

« N’est-ce pas une merveille, Jim ? J’ai fouillé tousles magasins de la ville pour la trouver. Il faudra que tu regardesl’heure cent fois par jour maintenant. Donne-moi ta montre, que jevoie l’effet qu’elle va faire avec ça… »

Au lieu d’obéir, Jim s’écroule sur le lit, met ses mains sous latête et sourit.

« Della, dit-il d’un ton étrangement calme, laissons decôté pour le moment nos cadeaux de Noël. Ils sont trop précieuxpour que nous puissions nous en servir tout de suite. J’ai vendu lamontre afin de pouvoir acheter le peigne. Et maintenant, si tufaisais cuire les côtelettes ? »

… Peut-être, disais-je, sont-ce des sages aussi, ces deuxgrands enfants qui, follement, sacrifièrent l’un à l’autre les plusprécieux trésors de leur foyer. Peut-être furent-ils aussi sagesque les Rois Mages, avec leurs précieux cadeaux…inutiles ?

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