Au Pôle et autour du Pôle – Dans les glaces – Voyages, explorations, aventures – Volume 17

Chapitre 11COMPLOT

Quand Petit-Jaguar fut parti, le vieuxCorbeau, qui avait accompagné les jeunes gens et qui avait vécu àWinipeg, où il avait appris bien des choses, dit ausachem :

– Ces blancs sont très riches.

Le sachem vivement :

– Ils ont beaucoup d’or.

– Beaucoup.

» Mais ils ont aussi beaucoup, beaucoup debank-notes.

Le sachem secoua la tête.

– J’aimerais mieux de l’or.

Le vieux Corbeau riant :

– Tu es ignorant.

» Tu te défies du papier.

» Mais les changeurs de Winipeg donnent del’or contre ces papiers-là.

– Je le sais, puisque je suis allé à la villeavec toi et que j’y ai échangé contre des guinées des papierstrouvés sur les deux marchands de bois que nous avons tués.

» Mais je ne sais pas lire la valeur de cespapiers.

Le vieux Corbeau :

– Moi non plus, je ne sais pas lire.

» Mais on regarde ces papiers à contre-jour eton voit les dessins.

» Chaque dessin indique la valeur.

– Enfin, dit le sachem, ces gens-là sont trèsriches.

– Oui.

» Et il n’y a que six hommes.

– Mais ils ont des fusils inépuisables.

– Qu’importe, si nous les fusillons d’unendroit où nous serons abrités.

» Est-ce que nous ne nous embusquons pastoujours pour tirer sur des voyageurs ?

» Quand nous serons cinquante-quatre guerrierset braves à plat ventre dans des rochers à travers lesquels lacaravane défilera, est-ce que les six hommes recevant un feu decinquante quatre fusils, ne seront pas tués ?

– Et leurs balles ?

– Elles frapperont les rochers, mais non pasnous, couverts par eux.

– Och ! och ! s’écria le sachem.

» Tu dis vrai !

» Tu es une tête !

» Mais tu n’es pas un bras.

» Dire que tu n’as jamais pris un scalp et quetu n’es pas un guerrier !

Lé vieux Corbeau :

– À quoi bon ?

» Je vais passer l’hiver à Winipeg et j’ygagne beaucoup d’argent.

» Je viens ici pendant l’été et, par mascience, je vous force à me nourrir et à me faire des cadeaux.

» Je ne suis pas votre sorcier, parce que jene veux pas me soumettre aux épreuves qui me feraient souffririnutilement.

» Et à quoi bon ?

» Est-ce que je ne suis pas plus sorcier queles sorciers ?

» Est-ce que les sorciers des autres tribus neviennent pas me consulter ?

» Est-ce que l’on ne me demande pas danstoutes les tribus ?

» Je suis la gloire de celle-ci.

– Mais tu es lâche.

– Non.

– Tu ne fais jamais expédition avec nous et tuas peur des balles.

– Je n’ai pas peur.

» S’il le fallait, je risquerais ma peau commevous pour la nourrir.

» Vous vous battez pour dépouiller lesvoyageurs de leurs richesses.

» Mais, moi, je n’ai pas besoin de ça pourvivre heureux.

» Si tu étais sûr de bien vivre, comme moi,sans te battre, tu ne te battrais pas.

Le sachem hocha la tête et dit :

– N’importe !

» Tu n’as pas l’honneur d’être un guerrier ettu n’as pas de scalp.

Le vieux Corbeau se mit à rire.

– Les blancs, dit-il, prouvent chaque jour auxIndiens qu’ils leur sont supérieurs, et les fils du Grand-Esprit nepeuvent lutter contre eux ; notre race s’en va.

» Or, dis-moi, est-ce que les blancs ont desscalps à leurs chevilles et à leurs mollets ?

» Est-ce que, à Winipeg, toi, avec tesquarante trois scalps, tu es considéré ?

» Je le suis, sans scalps, bien plus que toi,sachem.

» On me dit :

» – Bonjour, Willy.

» Ils m’appellent ainsi.

» Beaucoup me serrent la main et me paient àboire.

» Te considèrent-ils ? Non.

» Le blanc te regarde comme un être inutile etbon à rien.

» Moi, il m’emploie.

– Tu es leur domestique.

– Non.

» Si un travail me déplaît, je le refuse etpersonne ne peut m’obliger à le faire, personne, entends-tu,sachem.

» Si je balaie la neige avec ma squaw et mesenfants, c’est parce que l’on paie ; si je fais descommissions, on me paie ; si je fends du bois, si j’en scie,on paie encore, et quand je veux me reposer, je me repose et jebois de bons coups.

– Enfin, tu es la bête de somme des blancs, etc’est honteux.

– Chez les blancs, tout le monde travaille etc’est un honneur de travailler.

» Toi, sachem, tu regardes ça comme unehonte ; mais tu sais bien que ta tribu et toutes les autresdisparaîtront.

» Compte !

» En ta jeunesse, nous étions un millier deguerriers, et nous sommes cinquante-trois !

» Dans vingt ans, il n’y aura pas trenteguerriers.

» Pourquoi ?

» Vous voulez vivre votre vie.

» Il faudrait vivre la vie des blancs.

Le vieux sachem leva la main et, dans uneattitude superbe, dit :

– Plutôt mourir.

Le vieux Corbeau railleur :

– C’est ce que vous êtes tous en train defaire, sachem.

» Votre orgueil vous tue.

Puis, haussant les épaules :

– À quoi bon parler ?

» Vos oreilles sont bouchées.

» Vos cœurs sont de pierre.

» Vos yeux ne voient pas.

Et, concluant :

– Enfin, laissons de côté cette querelle bieninutile.

» Convoque ton conseil.

» Vous verrez comment vous devez vous yprendre pour surprendre et tuer les blancs et faire grandbutin.

– Comme toujours, tu ne te battras pas avecnous et tu voudras ta part.

– N’ai-je pas donné le bon conseil ?

» Pourquoi la tête ne serait-elle point payéecomme le bras ?

Le sachem poussa un soupir.

Cette supériorité de l’indien frotté decivilisation l’écrasait, l’humiliait, l’irritait et il s’écria avecdépit :

– Quand nous aurons combattu, quand nousaurons, par notre courage, tué et dépouillé les blancs, tu te ferasencore payer pour venir avec moi échanger les papiers à Winipegcontre de l’or et de l’argent.

– Certainement.

– Et tu n’auras pas honte de recevoir une partsans t’être battu.

– Je m’en ferai un mérite.

» Vous faire battre pour que je gagne del’argent sans risquer ma peau, c’est une preuve que vous êtes desbêtes et moi un intelligent.

Il s’en alla en ricanant.

Le vieux sachem caressait fiévreusement lemanche de son tomahawk[4].

Si le Vieux-Corbeau avait continué, le sachemn’aurait pu maîtriser sa colère et il lui aurait fendu la tête.

Mais le Vieux-Corbeau savait quand il étaittemps de s’arrêter.

Le sachem cependant tint conseil et toutes lesmesures à prendre pour l’embuscade furent arrêtées après unelongue, sage et complète discussion, comme les guerriers indiensont coutume d’en faire.

Deux heures après, ils partaient !

Un grand danger planait sur la petite caravanede M. de Rastignac.

Cinquante-quatre balles, bien ajustées auposé, c’était la foudre tombant sur six hommes et pouvant s’égarersur quatre femmes !

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