Au Pôle et autour du Pôle – Dans les glaces – Voyages, explorations, aventures – Volume 17

Chapitre 1LES PREMIERS TOURISTES. – VITESSE FOUDROYANTE L’épisode qui précèdece récit a pour titre : Une Française captive chez lesPeaux-Rouges.

Nous sommes à Paris.

Chez Véfour, au Palais-Royal.

Dîner fin offert par le comte de Rastignac àdes amis et à leurs femmes.

La petite comtesse de Rastignac, fille ducomte, en est.

Dîner d’adieu !

Mais on ne le sait pas encore.

Très drôle, la petite comtesse.

Autant d’esprit que Gyp, ce qui n’est pas peudire.

Elle écrit dans différents journaux et l’on sedispute ses articles.

Ils sont frappés au coin del’originalité ; elle ne voit pas comme tout le monde ;elle a le don de pénétrer du regard au fond des choses et dedécrire avec humour les découvertes qu’elle fait.

L’acuité de sa vision est telle qu’on l’asurnommée en riant : Le Rayon X.

Elle signe, du reste, R. X.

Elle a l’esprit hardi, mordant etsatyrique ; nul ne tourne mieux les gens en ridicule et elles’est fait de nombreux ennemis dont elle se moque.

Elle a coiffé sainte Catherine, comme elle ledit en riant.

Inmariable !

Pourquoi ?

Trop difficile.

Elle l’avoue.

Comment épouser un prétendant sur le compteduquel elle ne peut avoir aucune illusion, étant donné son génied’investigation psychique qui met les âmes à nu.

Tous ceux qui avaient voulu l’épouser, avaientété devinés, déchiquetés, analysés, feuilletés de fond encomble.

Celui-ci ?

Brillante nullité.

Celui-là ?

Un ambitieux qui ferait fond sur la réputationde sa femme pour arriver.

Et cet autre ?

Un sot cachant sa niaiserie sous des dehorsmondains.

Et ce superbe capitaine ? Cerveaucreux.

Les années se passaient ; la petitecomtesse ne se mariait pas.

Elle n’y tenait pas du tout.

– Je ne voudrais pas, disait-elle, d’un hommequi ne serait pas le maître et je ne pourrais pas supporter unmaître.

Peut être ne se pressait-elle pas, parcequ’elle restait extraordinairement jeune.

Brune aux yeux bleus, au teint mat, au profillégèrement aquilin, un peu cruel, ce qui expliquait les motssanglants dont elle cinglait les gens, elle avait l’éclat de rirefranc et sonore, la physionomie mobile et gaie et personne ne luiaurait donné plus de dix-huit ans.

La reine douairière de Hollande, que sesarticles amusaient fort, s’était écriée en la voyant dans unsalon :

– Comment, c’est elle !

» Mais c’est une enfant.

– Votre Majesté veut dire une gamine, rectifiaHuysmans qui se trouvait là.

Quant au père, le comte de Rastignac, c’étaitun drôle de type.

Gros, rieur, très jovial, avec une tête trèsbourbonnienne, il était sans préjugés d’aucune sorte.

Il tenait son rang avec beaucoup de tact et dedistinction.

Personne n’aurait osé lui manquer derespect.

Et cependant il mettait tout le monde à l’aisetout en maintenant chacun à sa place avec à propos.

Physiquement et par la tournure de son esprit,il ressemblait au Régent.

Très brave, comme lui, il mettait volontiersl’épée à la main mais il se battait en riant.

Le comte avait belle fortune ; mais iln’aimait ni le faste, ni le grand train de maison, sans que l’onpût le suspecter d’avarice.

Il savait donner.

Plus d’un artiste dans l’embarras l’avait vuentrer dans son atelier, choisir un tableau et le payer largement,uniquement pour le sortir de la gêne.

Il était grand amateur de voyages et sa filleavait les mêmes goûts ; ils avaient fait plus d’une fois letour du monde par différents itinéraires.

Le comte disait :

– Il faut voir les gens chez eux.

» Un Chinois qui est en France, n’est plus unChinois.

Combien il avait raison !

Quand on fut au champagne,M. de Rastignac dit à ses amis :

– Ça, j’espère que nous allons boire à monprochain voyage.

– Comte, vous partez ?

– Oui.

– Avec la comtesse ?

– Oui.

– Et vous allez ?

– Au pôle nord.

On se mit à rire.

– Là ! là ! fit-il.

» Calmez-vous.

» Votre hilarité n’est pas de saison et nousallons bien réellement au pôle.

» Et c’est facile.

– Comte, vous plaisantez agréablement.

– Non pas.

» Vous connaissez tous d’Ussonville ?

– Oui ! oui !

» L’homme aux milliards !

– Mon ami d’Ussonville s’est mis en têted’établir depuis l’embouchure du Mackensie jusqu’au pôle une ligned’hôtels gîtes d’étape.

» Entre chaque hôtel, il y a de cinquante àsoixante lieues de distance.

» C’est un trajet de douze heures en traîneauavec bons repas en route et bon gîte à l’arrivée.

» Or, ce projet est en bonne voie deréalisation, car d’Ussonville m’a télégraphié :

« Deuxième hôtel polaire construit dansl’île de Banks 75e degré latitude nord.

»Partons pour l’extrémité nord-est de l’îleMelleville, 77e degré.

»Y construirons troisième hôtel.

»Quatrième hôtel, île Bathuret.

»Cinquième, Nouvelle-Cornouaille.

»Sixième, Terre Ellesmère.

»Septième, Terre Gruelt.

»Huitième, Terre de Grant.

»Neuvième, île Lookwood au 83c degré à 30lieues du pôle.

»Au delà, l’inconnu.

»Mes premiers hôtels attendent destouristes. »

– Quel homme, ce d’Ussonville !

– Extraordinaire !

– Il y arrivera, au pôle.

– Il en est bien capable !

Le comte levant son verre :

– Messieurs, à mon ami d’Ussonville !

On répéta le toast avec enthousiasme et l’onvida les coupes.

Le comte reprit :

– J’ai calculé que j’avais le temps d’arriverà l’embouchure du Mackensie avant l’embâcle.

» Je pars demain.

» Je m’embarque au Havre.

» J’arrive à New-York en 7 jours.

» En quarante-huit heures je traverse lamoitié de l’Amérique par la grande ligne américainetranscontinentale.

» J’arrive au lac Vinnipeg.

» Un vapeur commandé par télégramme m’yattendra.

» Il me conduira rapidement jusqu’auprès dulac Nelson.

» Là, il y a un court partage.

» Du lac Nelson un autre vapeur me conduira aulac de la Hache.

» Là encore un partage.

» Mais je remonte en vapeur au lac Athabascaet je parcours tout le Mackensie jusqu’à son embouchure.

» Là, je trouve le premier hôtel polaire et jem’y repose un peu.

» Ensuite je gagne successivement les autreshôtels dont le dernier sera peut-être construit ; auquel cas,j’irais au pôle.

» Je dis : j’irais. Je rectifie.

» Nous irions, puisque ma fille m’accompagnedans ce beau voyage.

– Comte, je pars avec vous.

Celui qui faisait cette déclaration était unjeune diplomate autrichien, fort riche, apparenté aux Metternich,M. de Jellalich.

Il était entré dans la diplomatie pour avoirl’air de faire quelque chose.

Au fond, dévoré du désir de voir le monde etse faisant envoyer dans les capitales où d’autres se seraientmortellement ennuyés.

À Pékin, par exemple.

À Lima tout récemment.

À Rio-Janeiro, d’où il venait de revenir avecun congé.

Il s’était marié avec une Viennoise blonde,langoureuse et charmante.

Très douce.

« Un peu poupée de Nuremberg »disait la petite comtesse.

Elle aimait beaucoup son amieMme de Jellalich ; mais elle s’enmoquait.

Trop sentimentale, la Viennoise !

Gretchen !

Aussi pourquoi diable avait-elle une passionridicule pour son mari.

Elle lui faisait la guerre à ce sujet, luidisant que c’était aux hommes à aimer les femmes et à celles-ci dese faire adorer.

La tendre Viennoise était inguérissable.Jellalich, petit-fils du général hongrois de ce nom, célèbre sousle premier Empire, était un beau type de sa race.

Beaux yeux noirs.

Figure d’un oval très élégant aux traitsaccentués.

Moustaches de houzard très longues.

Une figure bien plus martiale que diplomatiqueet d’expression très énergique.

Il aurait voulu être officier, faire sacarrière militaire, mais dans la famille des Jellalich, l’aînéétait toujours diplomate, le second soldat, le troisièmeecclésiastique.

Jamais on ne dérogeait à cette règleinflexible et il avait dû s’y conformer.

C’est qu’aussi un diplomate a besoin deparaître, il faut de la fortune et l’aîné des Jellalich jouissaitd’un majorat.

Ambassadeur, il pouvait faire très grandefigure à l’étranger.

Et il était de tradition que le Jellalichdiplomate devînt ambassadeur.

Quand celui ci eut déclaré qu’il allait aupôle, la petite comtesse se mit à rire.

– Louise, dit-elle àMme Jellalich, c’est le moment de chanter, commedans la complainte de Marlborough :

Vos beaux yeux vont pleurer,

Vos beaux yeux vont pleurer.

– Pourquoi ?

– Votre adoré part au pôle.

Tu nous quittes et tu t’en vas

Tu t’en vas et tu nous quittes !

» Autre complainte.

– Mais… je le suis…

– Au pôle ?

– Partout !

– Louise, vous n’y pensez pas ! protestaJellalich.

» Au pôle… vous !

– Renée y va bien.

– Mais, je suis un garçon manqué ! dit enriant la petite comtesse.

– Et moi une femme décidée à ne jamaisabandonner son mari.

Jellalich se réserva de combattre plus tardcette résolution de sa femme.

Elle devina sa pensée.

Au garçon qui servait le champagne, elledit :

– Donnez-moi de quoi écrire.

Et quand elle eut le buvard ouvert devantelle, au garçon elle dit :

– Faites monter le chasseur.

Jellalich :

– À qui donc écrivez-vous ?

– À ma femme de chambre, pour qu’elle fassemes malles, puisque c’est demain matin que nous partons.

» Je suppose que vous allez aussi donner desordres à Jean.

– J’allais l’oublier.

» Mais puisque vous tenez la plume, donnez cesordres vous-même.

Il échangea un regard avec la petite comtesseet lui fit un signe qui signifiait :

– Rien ne la fera changer de résolution ;je la connais.

– Madame, dit le comte, n’emportez pas trop debagages.

Elle sourit.

– Le strict nécessaire ! dit-elle.

» S’il me manque quelque chose, je l’achèteraià New-York.

» On s’y habille, je suppose.

» N’étant pas Parisienne, je ne me figure pasqu’il n’y a qu’à Paris que l’on puisse trouver des toilettesélégantes.

» À Vienne, à Buda-Pesth, à Munich, à Londres,on trouve d’excellents tailleurs pour dames, croyez-le bien, chèreamie.

Elle s’adressait à la petite comtesse.

Mais celle-ci, Parisienne dans l’âme, s’écriadédaigneusement :

– De l’élégance, hors de Paris,peut-être ! Du chic, jamais !…

Tout le monde rit, tant elle mit de convictiondans cette profession de foi !

Mme Jellalich dittranquillement :

– Je ne tiens pas, moi, à avoir ce que vousappelez du chic.

» Je suis souvent choquée comme femme envoyant des femmes du monde chercher à avoir du chic comme desparvenues.

» Je me passe du chic très volontiers.

– C’est la fable du renard et desraisins ! ma très chère.

– Non !

» Le renard voulait les raisins.

» Moi je ne tiens pas du tout au chic.

La calme riposte de la Viennoise mit lesrieurs de son côté.

La petite comtesse, en prit un peu la moucheet bouda.

Mme de Jellalich ne parutpas s’en apercevoir.

Elle termina sa lettre et la donna au chasseurpour la porter.

Mais un des convives dit auchasseur :

– Attendez donc !

Et il demanda le buvard…

À son tour il écrivit, puis il passa la plumeà sa femme.

Auparavant, ils s’étaient consultés tous lesdeux à voix basse.

Un couple très remarquable.

M. Désandré était un sportman enragé etmadame une sportwoman plus enragée encore que monsieur.

Fort riches !

Mais pas de train de maison.

Petit hôtel commode, femme de chambre, valetde chambre, un cocher pour un coupé et un chef de cuisine, c’étaittout, comme maison.

Mais en revanche, chevaux de selle magnifiquespour monsieur et pour madame ; yacht sur Seine avec équipagebreton ; bicyclettes ; salle d’escrime, de boxe, degymnastique, etc., etc.

Tout ce qui regardait les sports lesintéressait, et ils suivaient les chasses à courre de l’équipagedes Lebaudy.

Et toutes les manies des gens qui s’adonnentaux sports.

Braves gens, du reste.

Bonnes gens !

Mais nuls.

Le sentant, désirant être quelque chose etattirer l’attention.

Prêts à tout pour cela.

Très modistes, c’est-à-dire esclaves desmodes, fussent-elles ridicules ?

Raides en public, gourmés, ayant de la tenueavec rigueur, parce qu’ils ne pouvaient valoir que par lesapparences.

Très bons au fond.

Mais pas d’idées !

Monsieur empruntait les siennes auGaulois, madame au Figaro.

Ne regardaient au Salon que les toilesrecommandées par leur journal, ne voyaient que par leur journal, etencore étaient-ils loin de tout lire, ne comprenant pas.

Dans l’intimité, le masque tombait et on setrouvait en présence d’excellentes personnes que l’on finissait paraimer beaucoup, car ils se mettaient en quatre pour obliger leursamis.

Mais combien drôles, quand ils paradaientdevant la foule.

Et voilà que, ayant écrit leur lettre, le maridit d’un air fin :

– Et nous aussi, nous allons aupôle !

– Alors, dit en riant la petite comtesse, lepôle est à la mode.

– Nous allons le lancer ! ditMme Désandré. Tout le monde voudra y aller, quandon saura que nous y sommes.

– Il en a une chance, le pôle, d’être patronnépar vous…

– Il est de fait que, quand nous adoptons unemode, tout Paris l’adopte aussi.

C’était là une des illusions des Désandré. Etla femme de dire :

– Va-t-on parler de nous !

» Les journaux annonceront notre départ.

» Et au retour donc !

» Quel succès !

Pauvres gens !

Ils allaient au pôle par vanité, pour que leTout-Paris s’occupât d’eux.

Quel vide dans ces cervelles-là !M. de Rastignac dit en souriant :

– La nuit porte conseil. Peut-êtreréfléchirez-vous.

» Si vous persistez demain matin, rendez-vousà la gare Saint-Lazare.

» Il se fait tard pour gens qui ont besoin dedormir pour se lever de bonne heure.

» Garçon, l’addition !

M. de Rastignac paya et les convivesprirent congé les uns des autres.

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