Au Pôle et autour du Pôle – Dans les glaces – Voyages, explorations, aventures – Volume 17

Chapitre 7QUATRE DUELS EN WAGONS

Désandré, avec une correction froide et unedignité calme, prit la direction des trois premières affaires.

– Messieurs, dit-il en s’adressant auxnon-combattants, vous êtes en quelque sorte des jurés, vousconstituez un jury d’honneur.

» Je soumets à votre verdict la propositionsuivante :

» Il ne serait pas juste que l’un descombattants eût une arme inférieure à celle de son adversaire.

» Je vous demande s’il ne serait pasconvenable de choisir deux revolvers de même calibre et seressemblant le plus possible.

» On les numéroterait et on les ferait tirerau sort par les combattants.

– Bien parlé ! dit le maître d’école.Oui, très bien ! s’écria-t-on.

Et l’on compara différents revolvers, enchoisissant deux de même calibre et de même fabrication qui furentnumérotés.

On s’assura de leur bon fonctionnement et l’onappela les adversaires.

Le sort donna le no 1 à l’Anglaiset le no 2 à Jellalich.

Peu importait.

Il fut bien convenu qu’après le signal chacuns’avancerait à l’allure qu’il voudrait et Paddy y insista.

Tout ceci se passait en l’absence desadversaires qui, sur la terrasse, ne se doutaient de rien etregardaient le paysage.

Comme d’habitude, quand il y a un duel enchemin de fer américain, les spectateurs et les témoins seplacèrent en deux rangs se faisant face, au centre du train.

Chacun se plaquait à la paroi du wagon qui setrouvait derrière.

Les deux combattants étant au milieu despanneaux d’extrémité, il y avait peu de probabilité que les balless’égarassent sur les témoins.

Les employés du train et ceux du buffet neprotestaient nullement.

Spectacle gratis !

Pourquoi s’en priver.

L’affaire fut très courte.

M. Désandré donna le signal en frappanttrois coups dans ses mains.

Les deux adversaires tirèrent.

À la première balle, l’Anglais chancela ettomba.

Il avait la poitrine traversée.

Une hémorragie interne l’étouffait et ilvomissait le sang à flots par la bouche.

Il n’avait pas mal tiré. Jellalich étaittouché au bras.

Il se pansa tranquillement avec sonmouchoir.

La mort de l’Anglais produisit sur la galerieune impression profonde.

Mais M. Désandré dit froidement auxgarçons du restaurant :

– Enlevez le corps !

» Vous épongerez ensuite le sang. Faitesvite.

On lui obéit.

Il avait grand air.

Quoique j’aime à en blaguer, la correctionroide et impeccable en impose et s’impose.

À ce point que le maître d’école, s’inspirantde l’exemple de M. Désandré, s’adjugea le rôled’huissier-audiencier.

Il s’avança solennellement et il appela d’unevoix claire :

– Affaire Paddy-Crommisch !

– Présent ! dit Paddy.

Crommisch se contenta de se présenter.

Le comte et Jellalich furent témoins dePaddy.

On tira les revolvers au sort ; puis onplaça les adversaires.

Alors on eut un spectacle extraordinaire etinattendu.

Quand M. Désandré eut frappé le troisièmecoup signal, Crommisch fit feu, mais son adversaire avaitdisparu.

Paddy s’était baissé, allongé et rampait commeun serpent sur son adversaire.

Il allait si vite que Crommisch déchargea envain sur lui quatre coups de feu sans l’atteindre et il était forttroublé quand Paddy tira à son tour très posément à dix pas.

Crommisch, haché par cinq balles, fut trouécomme une écumoire.

Mais des partisans du mort réclamèrent,protestant contre la façon dont Paddy s’était dérobé au feu de sonadversaire.

Mais, sans se laisser démonter le moins dumonde par les cris qu’il domina, Paddy rappela que l’on avaitpermis aux adversaires de prendre l’allure qu’ils voudraient.

Au maître d’école :

– Vous savez bien qu’allure ne veut pas diremarche, mais tout l’ensemble des habitudes de l’animal enmouvement.

– C’est vrai ! dit le maître d’école.

» Tel homme a une allure, tel une autre.

» La panthère a une allure, l’ours une autre,le serpent une autre.

» Master Paddy avait le droit, d’après lesconventions, de faire le serpent.

Déjà les garçons avaient enlevé le corps etils épongeaient.

Et le maître d’école appela :

– Affaire comte de Rastignac et Redfort.

Le comte sortit d’un rang de spectateurs ensouriant et il dit :

– Me voici !

» MM. de Jellalich et Paddy meserviront de témoins.

Redfort désigna les siens.

On procéda aux formalités et l’on mit lesadversaires en présence.

Au signal, le comte tira un seul coup et brisale crâne à Redfort.

L’autre tomba face contre terre répandant sacervelle.

Ce qui arracha un murmure d’admiration à lagalerie.

Étonnants, ces Français !

Quels tireurs !

Notez que Jellalich était Hongrois et PaddyIrlandais.

Mais ils faisaient bloc avec le comte quivenait de frapper son adversaire entre les deux yeux avec unefoudroyante précision.

Paddy en était frappé.

– Pour un homme dont ce n’est pas le métier,vous tirez d’une façon étonnante.

– Paddy, mon ami, vous allez voir un meilleurtireur que moi.

– Vraiment !

– C’est comme je vous le dis.

– M. Désandré ?

– Infaillible.

Le maître d’école appela :

– Affaire Désandré-Yripp.

Témoins de Désandré, Jellalich et le comte deRastignac.

Désandré s’avança vers son adversaire et illui dit avec conviction :

– Monsieur, vous avez commis une incorrectionqui me met le revolver à la main.

» Je dois vous dire que vous êtes un hommemort sans rémission.

» Mais si vous consentez à mourircorrectement, vous ne souffrirez pas.

» Sinon vous aurez une mort affreuse.

» Je vais donc vous saluer et vous me rendrezmon salut comme cela se fait entre gens bien élevés qui vont sebattre.

» Si vous ne me rendez pas mon salut, vouspaierez cher votre grossièreté.

Il ôta son chapeau.

Celui de l’Anglais resta vissé sur sa têteobstinée.

M. Désandré haussa les épaules et serendit à sa place.

L’Anglais de même.

Une !…

Deux !…

Trois !…

M. Désandré sentit une balle glisser surses côtes.

Mais il avait cassé le bras droit de sonadversaire entre le poignet et le coude.

Il continua à tirer, cassant l’autre bras,puis il brisa les jambes.

L’homme tomba en hurlant.

M. Désandré s’avança à pas comptés etl’acheva enfin d’un cinquième coup.

Alors il se tourna vers les spectateurs etleur dit gravement :

– On gagne toujours à être correct !

» Sur mon honneur, devant Dieu et devant leshommes, je jure que si cet homme eût consenti à l’être, je meserais contenté de le mettre hors de combat.

Il salua et se mit à l’écart, fier d’avoirfait triompher la correction.

Et la galerie voua une grande estime à cegalant homme.

Tout s’était passé si vite que, le bruit dutrain aidant, les dames, sur la terrasse, ne s’étaient douté derien.

Jellalich voyant le dernier insulteur tué,monta sur la terrasse.

– Mesdames, dit-il, que diriez-vous d’un dramecomposé de quatre duels en wagon ?

La petite comtesse se mit à rire.

– Quelle drôle d’idée, fit-elle, passe parvotre cervelle hongroise ?

– Une idée comme une autre.

» Je peux même dire, vu le nombre de coups defeu échangés, que vous avez été assise sur un volcan pendant vingtminutes.

– Nous ?

– Oui… vous…

– Vous avez l’air de dire que les duels ont eulieu.

– Si vous voulez voir les cadavres ?

– Il y en a ?

– Quatre !

– Et qui s’est battu ?

– Moi d’abord.

» Puis le comte.

» Puis un trappeur nommé Paddy, un très bravegarçon.

» Enfin, M. Désandré.

» De nous autres, il n’y a que moi de blessélégèrement.

– Blessé !

» Oh, mon Dieu ! s’écria la sentimentaleMme Jellalich.

– Oh rien !

» Calmez-vous, chère amie.

» Un séton au bras !

» Je suis venu vous chercher pour le panserplus sérieusement qu’il ne l’est.

La petite comtesse :

– Mais sait-elle panser ?

Jellalich :

– Pas beaucoup, je pense.

– Moi je fais pas partie de l’Association desDames de France.

» J’ai suivi les cours de pansement.

» Passons au restaurant où nous trouverons desserviettes pour faire des bandes et de la charpie et où nous auronsde l’eau-de-vie, laquelle, à défaut de mieux, est unantiseptique.

Et riant :

– Mon cher, je crois bien que votre tendreViennoise va s’évanouir.

» Madame Désandré, occupez-vous d’elle.

Mme Jellalich était prête àdéfaillir ; mais elle fit un grand effort, se leva et dit trèsdoucement à Mme de Rastignac :

– Si vous n’avez aucune sensibilité, ce n’estpas une raison pour que tout le monde vous ressemble.

Elle suivit son mari au restaurent oùJellalich enleva son veston de voyage et releva la mancheensanglantée de sa chemise ; à la vue du sang, sa femme perditconnaissance.

– Qu’est-ce que j’avais dit ! fitMlle de Rastignac en haussant les épaules.

Et à Mme. Désandré :

– Faites tomber de l’eau sur son front goutteà goutte.

Et déjà elle coupait, avec des ciseaux, desbandes dans une serviette qu’on lui avait apportée.

Un garçon faisait de la charpie.

Pour stériliser tout germe, tout microbe,Mlle de Rastignac trempa bande et charpie dansdu wisky, lava la plaie et la pansa, comme eut pu le faire unhabile infirmier.

Mme Jellalich avait repris sessens.

– Ma chère, lui dit la petite comtesse, c’estfini.

» Et vraiment ce n’est rien.

» Le chirurgien répond du blessé.

» Mais fouillez les bagages de votre mari etrapportez-lui une chemise et un veston ; la balle a traverséles manches de l’un et de l’autre.

» Pour ce changement de linge, le restaurantvous prêtera un cabinet, un coin quelconque ; allez vite.

» Mais allez donc.

» Ce n’est pas le moment de faire dusentiment, il faut agir.

La petite Viennoise protesta.

– Les Parisiennes, dit-elle, n’ont vraimentpas de cœur.

– Quand il faut des jambes !

» Allez vite chercher ce que je vous demande,vous vous attendrirez après comme et autant que vous voudrez.

Mme Jellalich était froisséedans le plus profond de son être.

Mais elle obéit.

La petite comtesse se mit à rire.

– Si je ne l’avais pas un peu secouée,dit-elle, nous aurions eu une scène d’effusion ridicule ; ellene se doute pas du service que je lui ai rendu.

Elle jeta sur les épaules de Jellalich sajaquette trouée.

– Vous n’avez plus besoin de moi !fit-elle.

» Je vais voir mon père.

Et elle s’en alla en disant :

– Quatre duels !

» Quatre morts !

» Oh ! mince alors !

» Et j’ai raté la scène.

» Aussi vais-je en faire une à papa pour nepas m’avoir prévenue.

Drôle de fille tout de même.

Le restaurateur et les garçons en étaientépatés.

Elle leur donnait une crâne idée desParisiennes !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer