Au Pôle et autour du Pôle – Dans les glaces – Voyages, explorations, aventures – Volume 17

Chapitre 9UN TYPE DE « YANKEE »

Paddy revint avec le chef de train, un Yankee,c’est-à-dire un vrai descendant des premiers colons anglais.

Ces gens-là sont les êtres les plusfourbes ; les plus hypocrites, les plus escrocs qui existentde par le monde.

Je n’aime pas les Anglais, je ne m’en suisjamais caché.

Mais les Yankees.

Pas de pareils gredins sous la calotte descieux, mais gredins avec beaucoup de dignité et de décorum.

Ici, j’ouvre une parenthèse.

Ne pas confondre Américains et Yankees qui nesont qu’une fraction parmi les races dont les États-Unis sontpeuplés.

Ainsi il y a là-bas beaucoup d’Allemands et dedescendants d’Allemands.

Bonnes gens !

Il y a aussi des Irlandais et des descendantsd’Irlandais.

Braves gens !

Mais catholiques fanatiques.

Je passe sur les éléments français, espagnols,italiens, suisses, suédois, norvégiens, etc.

Le Yankee vit au milieu de toutes cesnationalités, ne se mêle pas, reste sur une hautaine réserve etexploite tout le monde.

Les juifs sont bien habiles !

Ils se plaignent beaucoup des Yankees.

Bel homme, ce chef de train.

Propre, raide, tiré à quatre épingles,marchant avec une orgueilleuse assurance, la tête comme perdue dansles hauteurs vertigineuses d’un sublime orgueil.

C’est une pose pour en imposer aux imbéciles,aux niais.

Ils y coupent.

Master Blaknett salua le comte avec unepolitesse affectée.

– Vous m’avez, dit-il, invité à prendre unverre de wisky avec vous ?

– Oui, monsieur.

Master Blaknett s’assit.

– Je suppose, fit-il, après avoir levé sonverre pour saluer le comte et l’avoir vidé, je calcule, je supputeque ce n’est pas pour le plaisir de me faire une politesse que vousm’avez invité, monsieur le comte.

» Vous avez à causer avec moi.

» Votre affaire est grave.

» Et si quelque combinaison ingénieuse ne vousen tire pas, vous pourrez attraper une très forte condamnation avectravail obligatoire.

» Triste !

» Très triste pour un gentilhomme.

» Pénible !

» Très pénible.

» Prêt à vous écouter.

– Monsieur, étant très peu au courant deshommes et des choses de ce pays, je crois intelligent et convenablede laisser traiter l’affaire par Paddy, qui y est intéressé.

– L’affaire ?

» C’est donc une affaire.

» J’espère bien que l’on ne va rien meproposer de contraire à mon service.

» Pour rien au monde, je ne voudrais transigeravec les règles de la probité.

Paddy, brusquement :

– Il ne s’agit pas de faire des phrases.

» Tout a un prix sur la terre.

» Que vaut-elle votre probité ?

» Pas bien cher.

Le Yankee se leva.

Paddy ne fit aucun effort pour leretenir ; mais master Blacknett ne s’en alla pas.

– J’aurais aimé, dit-il, savoir ce que l’onattend de moi.

– Alors, asseyez-vous.

Et Paddy expose la chose.

– Mais, messieurs, ce que vous me proposez,c’est une complicité dans votre fuite.

» Avez-vous bien pesé ce qui s’en suivraitpour moi ?

» Pour le moins la destitution.

» Et puis, messieurs, mon honneur…

– Mettons cent dollars pour votre honneur,master Blacknett.

– Cent dollars !

» On voit, Paddy, que vous êtes un trappeurhabitué à fréquenter des petites gens.

» À vrai dire, c’est à cinquante dollars quevous évaluez mon honneur.

» Car, enfin, il faut que je partage parmoitié avec le mécanicien.

» Que dis-je ?

» Ce n’est même pas cinquante, c’est quarante,c’est même trente, en comptant toutes les pattes qu’il faudragraisser avec de l’or.

» Paddy, moi seul suis seul juge de ce quevaut mon honneur.

» En cette circonstance, je l’estime milledollars.

» Pas un de moins.

– Farceur !

– Paddy, à l’idée de forfaire à l’honneur, defaillir à mes devoirs, de tremper dans un quadruple meurtre, jefrémis d’indignation et de terreur.

– Et si ce n’était pas pour sauver cegentleman français qui porte un si beau nom, pour cent milledollars je ne vous entendrais pas.

» Mais enfin, ça me fend le cœur de penser quele comte de… de… un très beau nom… de Castignac… voilà que ça merevient, qu’un représentant de la famille des Castignac porteraitla livrée de la prison.

» Aussi je me contenterais de milledollars.

Le comte prit la parole.

– M. Blacknett, dit-il, je vous remerciede l’intérêt que vous me portez.

» Mais votre cas n’est pas pendable.

» D’abord nous ne serions pas jugés à Winipeg,où nous n’étions pas arrivés quand les duels ont eu lieu.

» Du reste, je récuserais le jury de Winipeg,ce serait mon droit, comme suspect de partialité.

» Mais à l’instant où je vous parle, sur quelterritoire sommes-nous, encore ?

» Sur celui des États-Unis.

» Et un jury américain nous acquitteratoujours haut la main.

» On n’aime pas les Canadiens chez lesYankees, vous le savez.

» Mais pour éviter ennuis, retards,désagréments, je vous donne cinq cents dollars.

» Et je vous en compte sur-le-champ lamoitié ; l’autre moitié avant de quitter le train, ça vousva-t-il ?

– C’est peu pour l’honneur d’un homme commemoi.

» Mais si vous mettez six cent cinquantedollars, j’accepte.

Le comte fit semblant d’hésiter, de calculer,de ne pas se décider.

Enfin, il dit :

– Soit !

» Marché fait !

– Ah ! vous ne payez pas cher l’honneurd’un homme comme moi.

» Enfin ! c’est dit.

» Le mécanicien trouvera qu’il y a quelquechose de dérangé à la machine ; il stoppera ; on donneraquelques coups de marteau retentissants ; vous sauterez sur lavoie et vous détalerez.

» Personne ne courra après vous, car lemécanicien sifflera et le train démarrera tout aussitôt que vousserez à terre.

Paddy se dit en lui-même que le comte n’étaitpas bête du tout pour un comte, car il s’imaginait qu’ungentilhomme ne savait pas arranger ses affaires.

Le comte reprit :

– Autre question ?

» Nos bagages ?

» D’abord nous n’y laisserons aucun bijou,rien qui soit d’une grande valeur.

» Les dames emporteront même leursdentelles ; c’est si léger à porter !

» Et puis elles ont à emporter pour le pôledes toilettes très simples.

» Mais enfin il faut bien que ces bagagessoient portés à bord de la Tortue, qui nous attend dans leport de Winipeg.

» Je vais vous donner un bon pour cinquantedollars que le capitaine de la Tortue vous comptera enéchange de nos malles.

Rien de plus injurieux que cette précaution,mais Blacknett dit imperturbablement :

– Votre confiance en moi pour la remise de vosbagages à bord de la Tortue m’honore et je vous remercie de me latémoigner.

» Faites le bon pour le capitaine.

Le comte fit ce bon, plus une lettre trèscourte, mais très nette.

– Voilà ! fit-il.

Puis il compta les billets et les remit àmaster Blacknett qui se retira avec autant de dignité que s’il nevenait pas de vendre son honneur !

– Quelle canaille ! dit Paddy.

– Peuh ! fit le comte.

» Après tout, ça n’est pas très cher.

– Il ne donnera pas plus de cent dollars aumécanicien.

– C’est son affaire.

– Il distribuera cinquante dollars à sessous-ordres et il prétendra n’en garder que cent pour lui-même.

– Qu’est-ce que ça nous fait ?

– Ça me met en colère.

» Ces Yankees roulent tout le monde.

– Pas celui-là !

» J’aurais été jusqu’à deux et même troismille dollars.

» Il croyait nous tenir par la crainte du juryde Winipeg et je l’ai démonté en lui prouvant que je m’enmoquais.

» Mais il nous tenait quand même.

» L’hiver approche.

» Je ne peux pas perdre de temps.

» Or, comme rien ne m’amuse plus que de fairenaître d’amers regrets dans l’âme d’un filou, quand nous auronsatteint la Tortue, je remettrai à son capitaine une lettrepour master Blacknett, ou, ce qui sera mieux encore, je vousdicterai cette lettre.

» Nous nous moquerons de lui de la façon laplus ironique.

Paddy se frottant les mains :

– Ça me va !

» Ça me va !

» Dieu me damne, monsieur le comte, si vousn’êtes pas aussi malin qu’un singe.

– Merci de la comparaison, Paddy ; ellen’est plus déshonorante depuis que Darwin et Littré nous fontdescendre du chimpanzé.

Se levant :

– Allons faire nos préparatifs !

– Les miens ne seront pas longs.

» Paddy, nous avons des fusils américains àrépétition, dernier modèle.

» Je vous en donne un.

» Et, comme vous tenez sans doute à votregrand rifle, démontez-le, je le mettrai dans mi-malle et vous l’yretrouverez.

– Monsieur le comte, merci.

» Paddy vous revaudra vos bonnesattentions.

Ils vaquèrent à leurs affaires.

Une heure après, arrêt brusque.

Comédie de l’avarie à la machine, fugue desvainqueurs et des dames, y compris Petit-Jaguar et sa femme.

Dans le train, cris des uns, amis des morts,rires des autres.

Coup de sifflet !

Remise en route.

Disparition du train dans lelointain !

Le tour était joué.

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