Balaoo

X – MONSIEUR NOËL,S. V. P. ?

Presque aussitôt, la voiture s’arrêta. Patriceétait sauvé. Mais la petite valise lourde des deux cent millefrancs avait disparu. Il ne restait plus, dans la diligence, quePatrice, à moitié évanoui sur l’impériale et, à l’intérieur, lechargé d’affaires des entrepreneurs qui eut tout juste la force deraconter aux agents de M. de Meyrentin, lorsque ceux-cieurent enfin rejoint la diligence fantôme, comment il avait étévolé le plus simplement du monde par un monsieur au masque noirqui, bondissant sur lui, lui avait mis tranquillement un revolversur le front. Il n’avait point eu le temps de lui résister. Etl’homme, du reste, avait déjà jeté la valise sur la route et, d’unbond, l’avait rejointe.

Le commis avait à peine terminé son court etdésolant récit que l’on vit accourir le père la Gaule. Leconducteur, lui aussi, était sain et sauf. Il rapporta, avec uneémotion qui était loin d’être calmée, comment il s’était sentisoudain enlevé de son siège par une force irrésistible. Et, avantmême qu’il eût pu dire deux mots, il s’était trouvé dans lesarbres, entre les bras d’un monsieur au masque noir qui ledescendit tout de go, avec beaucoup de précaution, sur la route etqui, le saluant, lui avait souhaité bon voyage !… Sur quoi lepère la Gaule s’était empressé de prendre un chemin de traversepour rejoindre la diligence au haut de la côte.

Quant aux agents, ils étaient consternés. Ilsdéclaraient qu’ils n’oseraient plus reprendre leur service, ni mêmerentrer à la préfecture. Ils étaient voués pour toujours à la riséepublique.

On ne s’étonnera point qu’en apprenantl’insuccès de son expédition, M. de Meyrentin en conçutun tel chagrin qu’il dut prendre le lit avec la jaunisse. Et c’estpendant qu’il gardait la chambre que – ironie du sort ! – lesTrois Frères furent arrêtés ! Et cela le plus stupidement dumonde.

La tyrannie la plus monstrueuse et aussi laplus mystérieuse qu’eût jamais eue à souffrir un petit pays sembla(nous disons sembla) avoir pris fin, parce que deuxgendarmes passèrent par hasard, sur la route, dans le moment queces messieurs Vautrin venaient de renvoyer au grand Tout l’âmemalpropre de l’huissier Bazin… Quoi qu’on en eût dit, les TroisFrères n’étaient point méchants, et, si on ne leur résistait pas,on n’avait rien à craindre d’eux. Mais il ne fallait pas leurrésister ! Cet imbécile d’huissier vivrait encore s’il leuravait tendu gentiment sa sacoche. Un coup de gourdin est vitedonné. Ils n’en avaient point mesuré les conséquences. L’huissierBazin en mourut.

C’était un grand malheur pour lui que lesTrois-Frères, quand il les rencontra, n’eussent point porté cejour-là leurs fusils. Il leur eût tout accordé sans récriminer etdélivrerait encore des contraintes. C’était un malheur aussi pourles Vautrin qui durent céder à la menace des revolvers desgendarmes sans même essayer de lutter.

Le procès des Trois Frères fut instruit à Riomet marcha dare-dare. Maintenant qu’ils n’étaient plus à craindre,tout le monde se souleva contre eux et ils furent chargés de tousles crimes du département depuis dix ans (de tous les crimes quin’avaient pas encore de propriétaires). Les assassinats de Lombard,de Camus et de Blondel leur échurent, naturellement. Et ce fut biende leur faute, car ils se défendirent de cela avec mollesse,nullement persuadés que l’un d’eux n’était pas le coupable, et nevoulant, pour rien au monde, se charger mutuellement.

Du reste, ils eurent une attitude héroïque etcynique, se vantant des forfaits qu’ils étaient sûrs d’avoircommis, et étalant le mépris qu’ils avaient de l’humanité engénéral, et du gouvernement en particulier. Ils ne pardonnaientpoint au gouvernement de ne pas avoir trouvé un truchement pour lessauver de la cour d’assises, et ils faisaient entendre que, s’ilsredevenaient jamais libres, cette fois, ils ne seraient point sibêtes et qu’ils voteraient pour M. le comte. Aussi, on lessurveillait de près.

Aux assises, la question du complice futposée. Le procureur n’en voulait pas, le président non plus,trouvant que tout s’expliquait très bien sans complice, et tousdeux étaient d’accord avec les accusés eux-mêmes qui affirmaientn’avoir jamais eu de complice.

Mais M. de Meyrentin, lui, envoulait. Et il fit allusion à un certain Bilbao…

Patrice aussi, entendu naturellement commetémoin, prononça timidement le nom de Bilbao, sans insister, dureste, quand le procureur lui affirma qu’il avait mal entendu ouqu’il avait rêvé.

On fit venir Zoé qui répondit, comme sesfrères, que c’était la première fois qu’elle entendait ce nom-là…Sans M. le maire qui continua d’affirmer que, les soirs decrime, elle travaillait chez lui, elle eût été impliquée dans lespoursuites. On la laissa en liberté, par pitié pour la vieilleBarbe.

Et les Trois Frères, sans plus d’incidents,furent condamnés à mort !…

Mais ils n’étaient pas encoreexécutés !…

M. de Meyrentin, lui, resta persuadéde l’existence de Bilbao, et si nous sommes curieux de connaîtretoute sa pensée, nous allons rejoindre l’honorable magistrat àSaint-Martin-des-Bois même, dans cette petite hutte de cantonnierpratiquée dans le talus de la route qui longe les derrières de lapropriété Coriolis.

Il est là depuis la nuit dernière, caché,guettant tout simplement la rentrée au logis deM. Noël ! ! !…

Si, au procès, M. de Meyrentin n’apas pris sur lui de contredire trop ouvertement M. leprocureur sur la question du complice, c’est qu’alors cettequestion était loin, pour lui, d’être résolue.

Aujourd’hui elle l’est !… Du moins lepense-t-il.

Elle l’est grâce à sa patience ! Que denuits passées dans la petite hutte de cantonnier, l’œil tantôt surla masure des Vautrin, et tantôt sur la demeure de Coriolis,pendant qu’il se répétait : « Poitou d’Orient, c’estdu rouget ! » ce qui signifie dans le plus purargot : « Ce n’est pas de l’or ! C’est ducuivre ! », phrase qui correspondait si étrangementaux préoccupations de M. de Meyrentin quand Patrice étaitvenu la lui redire. Ne venait-on pas en effet de voler à M. lejuge d’instruction une montre non dénuée de tout alliage ?

Comme on comprenait maintenant la fuite de Zoéavec la chaussette dans laquelle elle avait caché la montre !Mais cette montre ne pouvait avoir été donnée à cette petite quepar l’homme du plafond, par l’homme qui marche la tête enbas, par le mystérieux complice.

Zoé était donc l’amie du complice, si bien sonamie qu’elle lui raccommodait ses chaussettes… C’est donc Zoé qu’ilfallait surveiller ! Il la surveilla. Et cela, le cœur battantde ce qu’il allait découvrir…

M. de Meyrentin avait été porté àcroire, pendant un certain temps, que l’extraordinaire complicen’était ni plus ni moins que quelque animal dressé par les TroisFrères, caché par eux dans la forêt et les servant aveuglément,dans leurs bizarres ou tragiques expéditions. Cela, du reste,semblait répondre assez à ce que l’on osait, de temps à autre,dévoiler des mystères des Bois-Noirs.

Dans tout le pays, la légende des bêtesdévastatrices et malicieuses, loups-garous, monstres dévoreursd’enfants et de bestiaux, ne s’était jamais éteinte. Au momentde l’épidémie de pendaison des chiens, tous les paysansavaient été d’accord pour prétendre que c’était un coup de laBête de Pierrefeu, qui ne voulait pas être précédée del’aboiement des chiens quand elle venait se promener du côté duvillage pour faire un mauvais coup. M. de Meyrentinavait, tout de suite, lui, imaginé, en apprenant le fait, quec’était au contraire un coup des Trois Frères qui, ainsi, avaientdébarrassé leur bête du flair et de l’aboiement deschiens !

Mais cette bête : quelleétait-elle ?… Elle ne pouvait être faite comme la fameuse bêtedu Gévaudan. M. de Meyrentin avait à peine osé serépondre à lui-même et après combien d’hésitation : unsinge !

Car il fallait au moins quatre mains àl’individu qui, suspendu au toit, trouvait le moyen, ens’accrochant au haut d’une porte entrouverte ou d’un meuble, depénétrer chez Lombard, ou chez Camus ou chez Roubion ! sansque personne s’en aperçût. Il lui fallait quatre mains pour seretenir aux suspensions ou aux barres de fer ou aux becs de gaz enforme de lyre, tout en étranglant, la tête en bas, sesmalheureuses victimes tellement épouvantées qu’elles n’en pouvaientpousser un cri !

Enfin, c’est du haut de ces meubles où l’avaitsurpris Patrice que M. de Meyrentin avait pu toutcomprendre de la course de l’assassin, dans le plafond :bondissant sûrement sur les mains de devant dont les traces étaientrestées dans la poussière du haut des meubles, il avait lancéau plafond, pour y prendre appui en un nouvel élan, ses mains dederrière chaussées de chaussettes qui, elles aussi, laissaientlà-haut, au plafond, leurs empreintes, les empreintes des pas del’homme qui marche la tête en bas…

L’homme qui marche la tête en bas serait doncun singe !

Mais Patrice lui avait dit :« Il parle ! »

Et tout s’était effondré…

Effondré d’autant plus vite queM. de Meyrentin ne pouvait se dissimuler la difficulté defaire admettre son singe, à moins de le présenter dans une cage auparquet de Belle-Étable…

Il trouva toutes ces déductions admirables enprincipe, mais si exceptionnelles qu’il n’osa les dévoilerclairement à personne. Et lui-même, à cause de ce que Patrice avaitaffirmé (il parle), s’en détacha pour chercher, plus prèsde lui, dans l’humanité, l’acrobate exceptionnel qui, dans sapensée, remplacerait le singe.

En l’attendant, il trouvait des ruses d’apachepour surveiller Zoé.

Mais la petite n’allait guère que chezCoriolis, puis rentrait chez elle. On la voyait de temps à autreavec M. Noël, le domestique de Coriolis, un grand garçon, bientranquille, qui faisait les commissions de son maître sanss’attarder à bavarder avec les commères du village et en saluanttout le monde, bien honnêtement, dans la rue. Ce M. Noël étaitle seul individu qui franchît quelquefois le seuil des Vautrin,sans doute par charité pour la vieille Barbe dont on venait decondamner les fils à mort !

Or, un jour, sur la lisière de la forêt d’oùil paraissait venir, M. Noël s’était rencontré avec Zoé quisortait de chez Coriolis, et très distinctement,M. de Meyrentin, qui était dans sa petite cabane, avaitentendu Zoé dire à M. Noël :

– Madeleine t’attend, mon petitBalaoo !

Balaoo ! Bilbaoo !…

Grand éclair !… Illumination de premièreclasse dans la cervelle embrasée de monsieur le juged’instruction !… Il considère que Noël a été ramenéd’Extrême-Orient. Qu’y a-t-il de plus leste, de plus acrobate aumonde qu’un Chinois ou un Japonais ?

Un jour, le juge fut assez heureux pourrelever des empreintes de souliers de M. Noël correspondantexactement à l’empreinte de semelles découvertes par lui sur letoit de Roubion près de la cheminée, dans la suie… là où sans doutel’assassin, après son crime, allait se rechausser… et correspondantaussi, autant que possible, à l’empreinte des pas auplafond…

Il n’y avait plus à douter…

– Ah ! le Noël, avec ses airssournois et mélancoliques, trompait bien son monde !

Coriolis devait être aussi ignorant des crimesde M. Noël que Patrice lui-même. Et Patrice devait ignorer, deson côté, la haine qu’il avait inspirée à M. Noël.

Eh bien ! M. de Meyrentinallait délivrer ces gens-là !… Il allait faire un coup quiallait bien ennuyer M. le procureur de la République, mais quile couvrirait de gloire, lui… Il allait arrêter le complice desTrois Frères…

Il resta deux jours à Belle-Étable, pour toutpréparer, sans, du reste, rien dire à personne et revint àSaint-Martin suivi de deux gendarmes qui devaient attendre un ordreau coin de la forêt et de la route de Riom !

Et il s’en fut s’enfermer une dernière fois,dans sa cabane, attendant d’être sûr que M. Noël fût chezCoriolis pour accomplir son devoir de magistrat. C’est là que nousle retrouvons.

Or, M. Noël ne donnait pas signe de vie.Et le soir tombait.

Peut-être M. Noël n’était-il point dutout sorti du manoir.

M. de Meyrentin sortit, lui, de sahutte et, délibérément, alla agiter la sonnette de la petite portequi donnait sur les bois.

Coriolis lui-même vint ouvrir.

– Monsieur Noël, s’il vous plaît ?demanda le juge en soulevant son chapeau.

– Entrez donc, monsieur de Meyrentin,répondit Coriolis, cramoisi.

Et il referma la porte.

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