Balaoo

V – DANS L’OMBRE DU CELLIER

Le déjeuner fut assez maussade. Coriolis etMadeleine semblaient se bouder l’un l’autre, et le repas se passaen silence.

L’après-midi fut prise pour Patrice parl’enquête. Il subit un nouvel interrogatoire deM. de Meyrentin dans la salle même du cabaret, et ilresta longtemps à contempler, stupide, les traces des pas auplafond, le curieux dessin de ces chaussettes et leur singuliersurjet.

M. le juge paraissait de plus en plusintrigué, surtout depuis un petit incident, ridicule en soi, maisqui ne laissait pas de l’occuper étrangement. Après le déjeuner,alors que M. le juge faisait sa sieste (oh ! une toutepetite sieste d’une demi-heure) dans sa chambre chez les Roubion,on lui avait volé sur lui sa montre ! Il disait bien qu’elleétait en doublé et que le voleur avait été volé ; mais, aufond, il ne pensait plus qu’à cela car, sur le plancher de lachambre où il avait dormi, M. de Meyrentin avait relevéla trace des pieds du plafond !…Quel était donc cepersonnage invisible qui tournait autour d’eux, criminel etfarceur, en se moquant de tout le monde ?

De son côté, Patrice revint au manoir de plusen plus effrayé de ce qu’il voyait et entendait… et le repas dusoir s’en ressentit encore.

Gertrude servait tout le monde en silence…Tout à coup, elle se décida à adresser la parole à sonmaître :

– Monsieur, Zoé est là !

Coriolis daigna descendre de son rêve pourconsidérer sa vieille servante.

– Ah ! Eh bien ! est-ce que tului as parlé ?

– Oui. Elle dit qu’elle suivrait Monsieurau bout du monde. Seulement, elle n’a pas encore osé en parler àses frères.

– Oh ! ses frères ! Je m’encharge… On leur graissera la patte… et ils ne seront pas autrementfâchés de voir déménager la petite ; le tout, c’est que ça luiplaise… ; tu lui as dit que c’était pour aller à laville ?…

– Oui, oui, elle ira où Monsieur voudra.Je l’ai gardée à dîner. Savez-vous ce qu’elle me demande ? Quevous pardonniez à Noël.

– Va ouvrir à Noël ! fit Coriolis,en tendant une clef à Gertrude. Il est au cachot. Je crois que j’aifrappé un peu fort. Mais c’est sa faute aussi. Il devrait être plusraisonnable, à son âge.

– Oh ! il a bien de la peine quandMonsieur est chagrin. Zoé sera bien contente. Il la fait toujoursrire.

Et elle s’en alla avec la clef. Quelquesminutes plus tard, on entendait les éclats de rire de Zoé dans lacuisine. Coriolis regarda Patrice :

– Les entends-tu ? C’est Noël quiles amuse, fit-il. Ah ! il n’a pas de rancune. Il ne feraitpas de mal à une mouche !… mais il a besoin d’être battu detemps en temps.

– Vous ne craignez pas qu’il aille seplaindre au garde-champêtre ? demanda Patrice.

À ce moment, on entendit, venant de lacuisine, les cris perçants de Zoé.

– Eh bien ! quoi ? Qu’est-cequ’il se passe ? s’écria l’oncle, et tout le monde courut à lacuisine. Zoé était en larmes.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Où estNoël ? demanda Coriolis.

– Oh ! ce n’est rien, fit Zoé dansses pleurs. C’est Noël qui m’a tiré les cheveux et qui m’a dit quej’étais laide !

– Pourquoi t’a-t-il tiré lescheveux ? Tu l’auras encore taquiné ?

– Non ! je lui ai dit qu’il étaitbeau et il a cru que je me moquais de lui.

– Il a bien fait… Vous êtes toujours àvous moquer de lui. Vous finirez par lui rendre la vieinsupportable, à ce garçon, déclara péremptoirement l’oncle quiavait oublié, pour sa part, la raclée de coups de bâton dont ilvenait de lui caresser les côtes.

On se leva de table. La nuit était venue.L’oncle trouva que Patrice devait être bien fatigué et lui ordonnade s’aller coucher. Obéissant, le jeune homme lui souhaita lebonsoir et tendit sa main à Madeleine.

– Embrasse-la ! permit Coriolis.

Patrice approcha ses lèvres du front de safiancée. Et il ne pouvait s’empêcher alors de penser :« Bien sûr, il va tonner ! » mais Madeleine futembrassée par Patrice et il ne tonna point. Le jeune homme avaitessayé, en même temps, de saisir la main de Madeleine, dansl’ombre, pour la lui serrer gentiment comme font les amoureux,mais, cette main, il ne la trouva pas. Il en fut encore tout marri.Décidément, Madeleine était bien indifférente. Tout triste, ilremonta dans sa chambre.

– Si tu as besoin de quelque chose,frappe au plafond ; Gertrude couche au-dessus de toi. Bonnenuit ! lui cria l’oncle, et enferme-toi bien.

– N’ayez pas peur, mon oncle…

Quand il fut chez lui, la première chose àlaquelle il prit garde fut, en effet, de s’enfermer. Puis ilregarda sous son lit, dans les armoires, dans les placards,partout.

Enfin, il eut la précaution, sa lampe éteinte,d’ouvrir tout doucement la fenêtre pour examiner les alentours etécouter un peu l’ombre de la forêt. Sa chambre était au premierétage, tout à fait à l’aile gauche du manoir. Il voyait sur sadroite, dans un retour du bâtiment, le mirador déjà éclairé pour letravail de Coriolis et puis, en bas, les lumières de la cuisine, etil entendait le bruit que faisait Gertrude, en lavant sa vaisselle,aidée par Zoé.

Devant Patrice, c’était la cour d’honneur avecles communs, les écuries, des bâtisses qui ne servaient plus à rienqu’à la lessive, une fois l’an, et à garder des provisions depommes. Un peu sur sa gauche, presque au-dessous de lui, une autrepetite bâtisse basse était le cellier, avec sa voûte obscure. Lanuit était sombre, et c’est tout juste s’il pouvait distinguer bienloin, là-bas, sur la droite du jardin qu’entouraient les hautsmurs, l’ombre de la demeure de la plante à pain. Mais celle-cisoudain s’éclaira. Une fenêtre brilla. Évidemment, c’était Noël quise couchait. Et puis, presque aussitôt, la lumière s’éteignit.

Une brise légère, qui avait passé sur laplaine, apporta à Patrice l’odeur troublante de la terre. SiPatrice avait été poète, il eût goûté fortement la paix de lanature et respiré avec délice l’âme de la nuit. Mais, outre qu’iln’était pas poète, c’était, pour le moment, un garçon qui avaitquelques raisons d’être fortement préoccupé : d’abord laterrible aventure de la nuit précédente, et puis les brutaleshypothèses du juge d’instruction qui lui revenaient à chaqueinstant à l’esprit, en dépit des arguments de Coriolis et deMadeleine… Enfin, quelque chose qu’il n’eût pu définir exactementet qui lui venait du mécontentement de sa journée.

C’était la vérité qu’il n’était content depersonne ici, ni de l’oncle, ni de Gertrude, ni surtout deMadeleine. Selon son idée, après les affreux dangers qu’il avaitcourus, il eût dû être l’objet constant et unique despréoccupations de sa fiancée.

Or, Madeleine était comme les autres quisemblaient, tout le temps, penser à autre chose.

Ce n’était point la première fois qu’il avait,au bout de quelques heures passées au manoir, cette sensationsingulière, que ses habitants pensaient continuellement à une chosedont il ne soupçonnait même pas la nature ; mais jamais cettesensation n’avait été aussi aiguë, ni aussi douloureuse.

Ainsi songeait-il à sa fenêtre, quand tout àcoup, il retint son souffle. Il venait d’apercevoir au long du mur,glissant rapidement dans l’ombre des communs, une forme si légèreque sa course ne faisait aucun bruit. Il avait un battement de cœurtel qu’il crut encore qu’il allait défaillir. Il se maintintcependant, rejeté dans le coin de la fenêtre, invisible. La formeavait disparu sous la voûte du cellier, et il perçut très nettementla voix de Zoé qui appelait doucement :Mademoiselle !

La voix de Madeleine répondit aussitôt.

Alors il y eut, dans l’ombre du cellier, unsingulier dialogue que Patrice, de l’endroit où il se trouvait, putentendre parfaitement et qui n’était point précisément pour lerassurer. Zoé et Madeleine se croyaient à l’abri de touteindiscrétion : mais la voûte ouverte du cellier renvoyait àPatrice les deux voix comme le cornet d’un phonographe :

– Je t’ai fait signe de venir pour que tume dises la vérité, exigeait Madeleine… C’est Élie qui a fait lecoup, n’est-ce pas ?

– Je vous jure, mademoiselle, que je n’ensais rien. Si je le savais, je vous le dirais ! Je vous distout ; mais, ces choses-là, je ne les sais jamais. Ils seméfient de moi ! Ils me content bien leurs farces, à moi et àla mère… Mais, des histoires pareilles, personne n’en sait jamaisrien, ni moi, ni la mère, ni les autres… Seulement, la mère, enapprenant la chose, m’a dit : « On raconte que le Blondela été tué comme Camus et Lombard ; vois-tu, Zoé, j’ai peur quetes frères ne fassent des bêtises… »

– Tu vois bien, Zoé… Après ?…

– Après… après… Écoutez, mademoiselle,vous ne le direz à personne ?… C’est pour vous touteseule.

– Oui, oui, va…

– Eh bien ! hier soir… hier soiravant l’assassinat, Hubert est rentré furieux à la maison. Iljurait, il menaçait de mettre le feu au village pour faire tairetout le monde. Il arrivait du Soleil-Noir où il avait eu des motsavec le Blondel. Tous les deux s’étaient jeté des mauvaises raisonsà la tête… Ça n’est pas la première fois… Aux élections ils avaientdéjà failli se battre…

– Hubert ne demande qu’à se battre avectout le monde… Ça ne signifie rien…

– Vous croyez ? Tant mieux,mademoiselle. Moi, il me fait peur… En l’entendant crier comme ça…j’ai été me coucher…

– C’est vrai que tu as été tecoucher ?

– Je le jure. Je l’ai encore dit au juged’instruction, cet après-midi…

– C’est pourtant ta voix qui a faitouvrir… Il faut qu’il te connaisse bien, celui qui imite tavoix…

– Est-ce que je sais, moi ?

– Tu dois bien avoir une idée. Tes frèresdoivent facilement imiter ta voix…

– Je n’en sais rien… Je n’en saisrien…

– Tu t’es couchée… Et Hubert aussi s’estcouché ?

– Ne le répétez jamais… Non ! il apassé la nuit dehors… avec son fusil… Il a été braconner dans laforêt… Ne le dites pas, il me tuerait…, il est allé braconner avecSiméon…

– Écoute, Zoé, je ne te parle ni deHubert, ni de Siméon ; mais, si tu veux venir à Paris avecnous et avec Noël, il faut que tu me dises ce qu’a fait Élie, hiersoir, pendant qu’on assassinait le commis voyageur au Soleil-Noir.As-tu compris, cette fois ? As-tu compris ?

– Oh ! oui mademoiselle. Mais jevous jure, je n’en sais rien !

– C’est bien !… C’est bien !…Adieu Zoé !

– Non ! Non ! Écoutez !…Je n’en sais rien, parce qu’Élie n’est pas rentré de lanuit !…

– Ah ! tu vois ! C’est déjàquelque chose, cela !… Il n’est pas rentré de la nuit !…Et tu ne sais pas ce qu’il a fait pendant cette nuit-là ?…

– Non !… Je le jure, non !

– Eh bien ! il faut que tu lesaches…

– Vous croyez donc que c’est lui qui atué Blondel ?… Qu’est-ce que ça peut vous faire, mademoiselle,puisque c’est de la politique ?

– Je vais te dire une chose, Zoé. Je necrois pas que ce soit de la politique.

– Dites-moi ce que vous croyez alors, etje comprendrai peut-être après.

– Je crois qu’Élie s’est trompé enassassinant Blondel et qu’il voulait assassinerM. Patrice !…

– Oh !… Oh !…Oh !… je vous comprends, mademoiselle, je vouscomprends !… Oh ! maintenant, je vous comprends…Oh ! c’est terrible !… Oh !

– M’as-tu comprise tout à fait ?

– Oui…

– Qu’est-ce que tu vas faire ?…

– Voilà ! Je vous promets de savoirce qu’Élie a fait la nuit du crime et je vous diraitout !…

– Prends garde !… Il faut que tusaches cela demain… Tu l’as vu, aujourd’hui, Élie. Qu’est-ce qu’ilt’a dit ?…

– Il m’a dit de lui rapporter encoredes rubans…

– J’en étais sûre. Le rubande mes cheveux a disparu… Je m’en suis bien aperçue,Zoé !… Petite voleuse… rends-moi mon ruban !…

– Quand je ne lui rapporte rien, il mebat à me crever…

– Rends-moi mon ruban !…

– Le voilà !… Mais Noël et moi, onest bien malheureux !… On est battus tout le temps…

– Tu ne dois pas les aimer, tesfrères ?…

– Ça dépend des jours…

Patrice, plus pâle qu’un mort, écoutaitencore, mais il n’entendit plus rien… Bientôt il vit les deuxombres qui se glissaient hors du cellier avec mille précautions.Madeleine rentrait chez elle et Zoé retournait à la cuisine oùGertrude remuait encore des casseroles.

Il ferma sa fenêtre et s’effondra sur unechaise. Il ne pouvait plus douter de l’affreuse chose : onavait voulu… on voulait l’assassiner !… Et la raisonde cet abominable crime était simple : il avait unrival !…

Pour un jeune homme qui avait toujours rêvéd’une vie calme et bourgeoise, le coup était rude. Il se trouvaitécrasé sous le poids de cette situation aussi romanesque quedangereuse ; et bien qu’il aimât Madeleine par-dessus tout, ilrésolut de quitter le pays dès le lendemain, à la première heure,et par la diligence, prenant ainsi un chemin qui n’était pas lesien, mais ou personne n’irait le chercher. Fort de cette décision,il se releva. Il voulait parler tout de suite à Zoé. Ildescendit.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer