Balaoo

VI – LE SURJET

Patrice, qui entendait la voix de Zoé dans lacuisine, poussa la porte.

Gertrude finissait de ranger ses casseroles,pendant que Zoé, assise près de la grande table ronde, s’était miseà repriser des bas et des chaussettes. Elle en avait un paquet prèsd’elle dans la bannette.

Patrice, qui était entré sous prétexte dechercher des allumettes, regardait dans la bannette sans voir, sedemandant comment il pourrait faire comprendre à Zoé qu’il désiraitlui parler.

Tout à coup, il vit ! Il vit lachaussette ! Il vit le surjet ! Il eut uneexclamation sourde.

Elle était là, la chaussette de l’homme quimarchait la tête en bas. Il la voyait, la pièce d’étoffe grandecomme une pièce de cent sous, reliée à la chaussette par lesurjet !…

Et il avança rapidement la main, croyant lasaisir déjà.

Mais il se trouva en face de Zoé, toute pâle,qui, d’un geste brusque, avait repoussé la précieuse bannettederrière elle.

Patrice fut stupéfait de l’attitude deZoé ; mais il regrettait surtout sa propre imprudence.Évidemment, il avait eu tort de donner l’éveil à la sœur desVautrin ; mais pouvait-il se douter que celle-ci connaissaitla valeur de l’objet qui avait brusquement attiré son regard ?Non ! il n’était point admissible qu’il en eût même lesoupçon ; sans quoi eût-elle été assez stupide pour repriserces chaussettes accusatrices, quasi en public ?

Alors pourquoi s’était-elle levée avec cetempressement ? Pourquoi ce geste qui éloignait de Patrice lapetite bannette à ouvrage ? Pourquoi Zoé était-elle sipâle ? Enfin, une autre question, formidable celle-là, seposait, s’imposait : Pourquoi les chaussettes de l’hommequi marche la tête en bas se trouvaient-elles chezCoriolis ?…

Toutes ces questions qui restaient sansréponse ne donnaient que plus de prix encore à la possession dufameux surjet et, bousculant Zoé, Patrice allongea encore la maindu côté de la bannette. Mais la jeune fille, leste comme un singe,se trouvait déjà de l’autre côté de la table, la petite corbeilledans les mains.

– Zoé, qu’avez-vous ? Pourquoi nevoulez-vous pas me laisser regarder votre ouvrage ? interrogeaPatrice, la voix haletante, essayant en vain de dompter l’émotionqui le possédait…

– Mon ouvrage, c’est mon ouvrage, fitl’autre, les lèvres pincées et méchantes… ; je n’aime pasqu’on touche à mon ouvrage. Après, je ne m’y reconnais plus etMademoiselle me gronde…

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandaGertrude qui abandonna sa batterie de cuisine pour assister à unequerelle qu’elle ne comprenait pas.

– Il y a, fit Patrice (d’un ton simenaçant que la cuisinière, qui avait d’abord cru à un jeu, enresta toute tremblante sur ses vieilles jambes)… il y a que je veuxvoir ce qu’il y a là-dedans !…

Et il montrait de son doigt fébrile labannette aux mains de Zoé…

Gertrude, qui était derrière Zoé, n’eut qu’àallonger le bras pour saisir la bannette. La jeune fille, qui nes’attendait point à ce coup, poussa un cri et lâcha labannette : mais, auparavant, sa main, agile, avait ramassé lachaussette convoitée par Patrice ; et, comme à son autrepoing, Zoé avait encore la chaussette de l’homme qui marche la têteen bas, Patrice n’eut plus le désir de la bannette elle-même. Ilpoursuivit Zoé qui courait autour de la table : Ah ! ilne riait pas !… l’autre non plus !… Ils se regardaientcomme des ennemis qui se souhaitent la mort et qui voudraient se ladonner…

– Donne-moi ça, ragea-t-il…

– Non ! lui rejeta la petite, c’està moi ! C’est de l’ouvrage à moi ! Ça m’appartient…Prenez le reste qui est dans la bannette, si vous le voulez !…je dirai à mademoiselle Madeleine que vous l’avez pris, voilàtout !…

– Pourquoi ne veux-tu pas me donnerça ?… cette paire de chaussettes que tu as dans la main…celle-là, je ne t’en demande pas d’autres…

– Parce que je vous dis que celle-là…c’est du travail à moi !… Je ne veux pas que vous alliez lemontrer à mademoiselle Madeleine, bien sûr !… Elle me paiepour raccommoder les affaires d’ici ; elle me chasserait sielle savait que je passe chez elle mon temps à repriser leschaussettes et les bas de mes frères…

– Ah ! voyez-vous, la petitegueuse ! glapit Gertrude, suffoquée de cet aveu.

– C’est de la chaussette à tes frères,ça ?… interrogea Patrice qui essayait de se rapprochersournoisement de Zoé…

Mais l’autre, se reculant :

– Bien sûr que c’est de la chaussette àmes frères…

– Eh bien ! donne et je ne dirairien à Madeleine.

Mais il n’eut pas de réponse. Zoé se trouvaiten face de la porte de la cuisine ouverte sur la cour. Elles’élança dans la cour.

Il bondit derrière elle… Dans le noir, elleconnaissait mieux le chemin que lui… On entendait, du côté duparadou, le bruit rapide et sourd des semelles de bois de Zoé surla terre sèche. La petite était encore dans le domaine !… Ilfallait l’empêcher d’en sortir… Sûrement, elle pensait à gagner lapetite porte près du verger qui donnait sur les bois.

Patrice passa à travers tout, sans s’occuperdu chemin, foulant les plantes d’un pied ailé, et il arriva à lapetite porte juste pour voir Zoé qui la lui rabattait sur le nez,mais il la repoussa… Cette enfant ne pouvait être bien loin… Ill’aperçut, en effet, à une vingtaine de mètres… mais pour larattraper, ce fut une autre affaire…

Elle s’était débarrassée de ses galoches etcourait pieds nus… Zoé, pieds nus, c’était un petit oiseau ;l’autre s’essoufflait bien inutilement… mais il voulaitl’atteindre… C’était sa seule pensée… son seul but… Il neréfléchissait pas qu’elle allait bientôt retrouver son gîte… seréfugier dans son trou, et que ce trou était celui des Vautrin,devant lequel on passait généralement (quand c’était absolumentnécessaire) sans faire de bruit et sans tourner la tête.

Zoé se rapprochait, en effet, de la masureredoutée, accroupie là-bas au bord de la route, avec son œil allumédans la nuit, à la fenêtre…

Patrice ne s’aperçut qu’il était chez lesVautrin que lorsque Zoé eut poussé la porte de la tanière et s’yfut jetée, le laissant, tout haletant, contre le talus qu’elleavait franchi d’un bond de chèvre.

Alors il se rendit compte de toute sonimprudence. Il n’avait pas une arme. Et il venait de traquer commeune bête, jusque chez elle, la sœur des Trois Frères… La petiteallait naturellement les mettre au courant, en quelques mots, del’incident du surjet. C’était leur apprendre que Patrice ne doutaitplus du rôle qu’ils avaient joué dans les crimes deSaint-Martin-des-Bois, et qu’il en poursuivait la preuve par tousles moyens ; qu’en tout cas, il leur avait déclaré laguerre.

Il pensa qu’ils n’allaient pas être longtempsà apparaître, à le rechercher et, s’ils le trouvaient !…Réflexions rapides qui l’affectèrent, d’autant plus que des éclatsde voix se faisaient entendre dans la masure. Patrice tournait surlui-même, ne sachant à quoi se résoudre, ni où se cacher. Il setrouvait alors contre la maison ; et la porte de celle-cis’ouvrit, faisant un carré de lumière sur la route. Il n’avait pasle temps de gagner le rideau de peupliers qui encerclait, àquelques mètres de là, le clos des Vautrin. Seule, la maison étaitlà pour le cacher. Qu’un des frères en fît le tour d’un côté etl’autre de l’autre, il était pris. Heureusement, il y avait letoit. C’était un toit de chaume qui, sur le derrière, du côtéopposé à la route par conséquent, descendait presque jusqu’au sol.Il s’y hissa, s’y aplatit, y rampa jusqu’à la cheminée. Il entenditla voix d’Élie et celle de l’un des frères qui lui répondait. Commeil l’avait craint, les deux Vautrin faisaient le tour de la maison.Il les vit, l’un s’avancer sur la route, l’autre faire quelques pasdans le clos. La nuit était sombre, heureusement. Zoécria :

– Il sera reparti, laissez-le !…C’est pas la peine, allez, je saurai bien lui raconter quelquechose demain.

Et, tout à coup, sous lui, une grosse voixéraillée, la voix de la mère cria :

– Rentrez donc ! Vous le retrouvereztoujours bien !

Les deux autres, après un dernier coup d’œilautour d’eux, rentrèrent et la porte fut refermée et le carré delumière, sur la route, disparut. Patrice se disposait déjà à selaisser glisser de son toit, quand il distingua encore trèsnettement la voix éraillée qui disait :

– Mais enfin, Zoé, quéqu’il a eu à courircomme ça ?

Et Zoé répondait :

– Bien sûr qu’il aura vu quéquechose, sans ça, il ne m’aurait pas demandé lachaussette !

– Montre-moi ça ! ordonnala grosse voix.

Étonné d’entendre aussi nettement ce qui sedisait à l’intérieur de la masure alors que la porte en étaitfermée, Patrice examina le toit autour de lui. Une lueur filtraitpresque sous son coude, entre le chaume. C’était certainement parlà qu’il entendait. Il y avait là une ouverture, une usure duchaume, une pourriture du toit. Tout doucement, il écarta lavieille paille et, non seulement il put entendre, mais il putvoir.

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