Balaoo

IX – BALAOO SE DÉFEND

Voilà deux nuits que Coriolis n’a point quittésa tour.

Il avait fait construire là-haut une sorte debelvédère où il aimait à aller se recueillir, ne se trouvant pas,sur sa terre, malgré les murs qui la défendaient, assezloin des hommes qu’il méprisait.

Là, Coriolis vient de passer deux nuits et unjour atroces.

On ne saura jamais ce qu’il a souffert, bienqu’il ne fût point porté à s’exagérer l’importance de ladisparition d’un Herment de Meyrentin de la surface du globe.

Quand on est le cousin germain d’un monsieurqui a écrit sur le darwinisme et sur les théories transformistestoutes les bêtises dont ce bibliothécaire prétentieux, pendantvingt ans, a rempli les revues savantes, on ne doit pas s’attendreà être pleuré par un vieil original qui, lui, a étudié la nature deprès, sous toutes les latitudes et qui l’a embrassée d’un coupd’œil, la jugeant une et indivisible et s’apprêtant, avec sonanthropopithèque, à le prouver.

Au fond, qu’était-il venu faire chez lui, ceMeyrentin de juge ? Il lui avait peut-être été envoyé par lecousin de l’Institut qui aurait eu vent del’anthropopithèque !…

Évidemment, cet anthropopithèque allait gênerbien du monde ; mais tant pis !… tant pis pour lesimbéciles qui ne croient pas au transformisme… À-t-on jamaisentendu une stupidité pareille ? Croire que les espèces ne sesont jamais transformées sur la terre ? Mais la terre, elle,est-ce qu’elle se transforme, oui ou non ? Depuis l’époque dufeu jusqu’à celle des croûtes de l’Institut ! Alors, sur laterre qui se transforme, sur le monde qui mue, on auraittranquillement déposé des espèces qui, elles, ne changentpas ! ne s’améliorent pas, ne pourrissent pas, avec lesmondes !… Ah ! les colères de Coriolis dans sonmirador ! Heureusement qu’il était là, lui !…Parfaitement… et cette prodigieuse chaîne de la vie,orgueilleusement rompue par l’homme qui ne veut rien savoir de sesfrères, les animaux… il allait la souder pour toujours à la pattede ce révolté !… Avec son anthropopithèque il allait dire àl’homme : animal toi-même !… puisqu’il avaitfait de l’anthropopithèque un homme !

Mais, hélas ! quellecatastrophe !

C’est au moment où il se proposait, après tantd’années de travail et de patience, de faire connaître sonchef-d’œuvre et de le faire entrer, de plein droit, dansla grande famille humaine, que le produit humain de songénie et de ses veilles se conduisait comme une vieille bêtesauvage de la forêt de Bandang !

Car (il ne pouvait plus se le dissimuler), legeste de meurtre de son petit Balaoo avait été aussi inconscientque le craquement de la mâchoire des fauves sur la proie, dans lajungle !

Quelle catastrophe ! Quellecatastrophe !…

Ah ! oui, Coriolis souffrait bien, car ilaimait Balaoo comme un père aime son enfant.

Du reste, tous ceux qui connaissaient Balaoone pouvaient que l’aimer, tant il était gentil, simple, charmant etnaturel.

Il est certain que, si Balaoo en avait laisséle temps à M. Herment de Meyrentin, celui-ci eût été séduitcomme les autres, mais il ne lui en avait pas laissé le temps.

On comprendra ceci dit pourquoi, tout en hautde sa tour, Coriolis pleurait, et pourquoi Madeleine qui, dans lasalle à manger, sous la lampe, tâchait à coudre sans y arriver,pleurait dans la petite bannette d’osier où elle rangeait sonfil ; et pourquoi la vieille Gertrude, dans sa cuisine,arrosait de ses larmes le cuir à nettoyer les couteaux.

Gertrude ignorait le malheur survenu à unnoble étranger en visite chez son cher Noël ; mais, comme onn’avait pas vu Balaoo depuis cinq jours, elle n’était point loin decroire qu’il avait fait un sale coup.

Depuis trois jours surtout, on n’osait plusparler au maître qui s’était enfermé dans sa tour, et Madeleineessuyait ses yeux humides dans tous les coins. Enfin, choseextraordinaire, depuis trois jours on avait défendu à Gertrude desortir dans le village sous quelque prétexte que ce fût. Bienmieux, toutes les portes de la maison avaient été fermées, quasibarricadées. C’est sur ces entrefaites qu’une nuit on avait entendudes coups de fusil dans le village et qu’une grande lueur avaitmonté derrière la place de la Mairie. Tant de mystère faisaittrembler. Pour Balaoo, Gertrude avait redouté le pire. Son angoissen’avait pas connu de bornes lorsqu’un après-midi, étant montée dansla chambre de Mademoiselle, elle avait aperçu les routes noires demonde et, dans les champs, se dirigeant vers la forêt, des soldats.On lui avait répondu que c’étaient « manœuvres ».

Mais tout ceci était loin d’être clair.

Un fait certain était que Balaoo ne revenaitpoint.

Gertrude avait eu plus d’une fois l’occasionde contempler les mains de pieds de Balaoo et elle était au courantdu grand mystère. Aussi elle aimait Balaoo, non point comme un êtrehumain, mais comme une chère petite bête à soi, c’est-à-dire avecun amour de vieille femme incommensurable.

Par la porte entrouverte, les deux femmeseussent pu se communiquer leur mutuel chagrin et, cependant, elleshésitaient à le faire, surtout qu’elles ne pouvaient quel’approfondir.

Enfin, Gertrude n’y tint plus :

– Où peut-il être, maintenant ?…Quand je pense, gémit-elle, que samedi dernier, il était encore là,assis sur cette chaise, à m’éplucher mes poireaux, en me racontantses histoires de la forêt de Bandang, il y a de quoi en mourir dechagrin. Pour sûr, il lui est arrivé un malheur !

Elle ne comprenait pas que Madeleine ne sortîtpoint pour l’appeler comme elle faisait quand il tardait trop.

– Il fera ce qu’il voudra !soupirait Madeleine. S’il est si longtemps dehors, c’est qu’il nenous aime plus. Papa a raison : il est assez grand maintenantpour un homme. Il doit savoir ce qu’il lui reste à faire. Si lasociété de la forêt lui plaît davantage que la nôtre, tant pis pourlui ; ça ne sera jamais qu’un Balaoo de la forêt, et il fautrenoncer, à son âge, à en faire un homme convenable.

– Mademoiselle se console bienfacilement, repartait Gertrude, et je ne trouve pas ça naturel. Onme cache quelque chose ici. On n’a plus confiance en moi. Si jegêne, il faut le dire.

– Tu parles comme une toquée de vieillebonne femme. On ne te cache rien. Balaoo ne nous aime plus et je nevois pas pourquoi je ne m’en consolerais pas : ça n’est qu’unsinge après tout.

– Vous me crevez le cœur avec des motspareils ! (Gertrude avait un cœur sensible, et elle avaitfailli jadis mourir de chagrin à la mort d’un petit bossu de chatqu’elle avait, par mégarde, enfermé dans un tiroir.) Vous n’avezpas toujours dit ça ! Vous disiez : « Ce garçon aune intelligence extraordinaire… Il comprend tout ce qu’on lui ditet il devine le reste. Il en remontrerait au maire et aucuré. » Avez-vous dit ça, oui ou non ?

– Le mauvais instinct reprend toujours ledessus chez les enfants qui ont eu de mauvais parents, répliquaitMadeleine en montrant son petit nez rouge, tout inondé de seslarmes et de son sincère désespoir.

– Il ne les a pas connus assez longtempspour prendre de mauvaises manières, repartait Gertrude quidéfendait Balaoo pied à pied.

– Oh ! il avait cinq ou six ansquand il les a quittés, c’est beaucoup pour un petit de grandsinge, ma vieille Gertrude, tu ne sais pas cela.

– Je sais qu’il ne savait pas encoreparler, bien sûr, il a tout appris chez vous, et toutes lesmanières qu’il a, c’est les vôtres, toutes crachées ! Ilmarche comme Monsieur, le dos un peu voûté et les pieds en dehors.Et quand il rit, il vous imite si bien, mademoiselle, que, si on nele voyait pas, on croirait que c’est vous !

– Merci, Gertrude.

– Je ne vous dis pas ça pour vousfroisser : il y a un temps où je vous aurais fait plaisir.Mais vous n’aimez plus Balaoo ; je ne sais pas ce qui s’estpassé !

À ce moment, la vieille Gertrude s’arrêta derepasser ses couteaux et courut dans la salle à manger, carMademoiselle avait une vraie crise. Elle sanglotait, les coudes àla table, sa jolie petite tête blonde dans les mains, et l’onvoyait ses épaules sauter sous le spasme.

– Mademoiselle !…Mademoiselle !… Mais qu’est-ce qu’il y a ? SeigneurJésus !… c’est moi qui vous ai fait de la peine ?… Maisdites-moi quelque chose !… Vous me faites peur !…

– Laisse-moi, Gertrude,laisse-moi !

– Plus souvent que je vous laisserai dansun état pareil, je vais appeler Monsieur !

– Non ! Non ! Gertrude, nel’appelle pas !… là c’est fini… c’est fini !…

– Pour sûr, il y a un malheurd’arrivé !

– Tais-toi avec tes malheurs. Quelmalheur veux-tu qui soit arrivé ?… Il n’y a pas de malheur dutout ! Entends-tu, vieille bête !

– Je vous demande bien pardon,mademoiselle, fit Gertrude blessée dans son orgueil, et elleretourna à sa cuisine.

Elles restèrent là sans plus se dire un mot.La nuit s’avançait.

Gertrude alluma sa lanterne et se prépara àregagner sa soupente ; elle adressa un bonsoir attendri àMadeleine qui leva la tête et lui demanda de ne point la quitter detoute la nuit.

– Tu m’as fait peur avec tes malheurs,Gertrude !… Viens coucher dans ma chambre. On jettera unmatelas par terre.

– Mais qu’est-ce qui se passe ?Seigneur Jésus !… Je ne vous ai jamais vue comme ça,mademoiselle !… Vous n’allez pas dire bonsoir à votrepère ?

– Non, il ne veut pas qu’on le dérange…il travaille.

– Il ne travaille pas plus quenous ; il attend que Balaoo revienne, mademoiselle. C’est pasà la vieille Gertrude qu’on en ferait accroire.

Elles couchèrent toutes deux dans la mêmechambre ; mais Gertrude, sur le plancher, pas plus queMadeleine dans son lit, ne purent dormir. Et il était bien dans lesdeux heures du matin quand, d’un même mouvement, elles sedressèrent toutes deux sur leur séant, l’oreille aux écoutes…

– Vous avez entendu,mademoiselle ?

– Oui, oui, Gertrude… on dirait que c’estlui, n’est-ce pas ?

– Ça vient du côté de la forêt.

– On dirait que la forêtsoupire…

– C’est mauvais signe, ditMadeleine, la voix tout angoissée… ces soupirs-là m’ont toujoursfait peur.

Elles se turent… et puis, comme les soupirs dela forêt reprenaient, elles se levèrent, passèrent hâtivement unvêtement et entrouvrirent la fenêtre.

Et tout de suite elles murmurèrent :« C’est lui !… c’est lui ! » Au loin, sous lalune, elles apercevaient la lisière des bois, et c’est de cethorizon proche, mystérieux et troublant qu’un étrange soufflegrondant accourait vers elles.

Le grondement augmentait et devenait roulementcomme le bruit commençant de la foudre qui s’essaie avant l’orage.Comme un immense nuage noir lourd de tempête, la forêt était poséesur la terre, sur les champs qui déjà tressaillaient sous la voixencore lointaine du tonnerre. Et, soudain, le tonnerreéclata[12], et si furieusement que Madeleine,défaillante, gémit :

– Mon Dieu ! qu’est-ce qu’on luifait ? Balaoo n’a jamais tonné si fort !

Et comme, dans le même moment, des coups defeu se firent entendre sous bois avec des clameurs, les deux femmesse jetèrent dans les bras l’une de l’autre, épouvantées,balbutiant : « Balaoo, Balaoo ! » Une nouvelledécharge lointaine les galvanisa, les jeta hors la chambre commedes folles, traversant toute la maison et courant à la tour dontelles escaladèrent l’escalier branlant en appelant le docteur. Ontuait Balaoo ! Les hommes tuaient Balaoo !

Elles firent irruption dans le belvédère, aumilieu duquel le vieil original s’agitait comme un fauve dans unecage, se précipitant d’une vitre à l’autre, les poings crispés, labouche ardente. Coriolis, étouffant, avait arraché sa cravate, sonfaux-col, sa chemise, et, de temps à autre, quand les coups de feuretentissaient à nouveau au cœur des bois sombres, ses onglesallaient ensanglanter sa poitrine nue. Il râlait, les yeux hors desorbites.

– Ils vont me le tuer !… Ils vont mele tuer !… Ah ! les bandits !… les assassins !…les hommes !…

Sa rage souveraine ne trouvait pointd’expression plus forte, et, du reste, n’en cherchait pas. Elle s’ytint : « les hommes,leshommes. »

Était-ce possible, cela, qu’ils allaientdétruire son œuvre ! Lui tuer son enfant !… On avaitdécouvert Balaoo !

Jamais quadrumane supérieur, attaqué par labande des chasseurs de la brousse, n’avait fait résonner lesprofondeurs équatoriales d’une colère plus gigantesque, au milieudes coups de feu !

Coriolis s’arrachait les cheveux à poignée. Ilne prit point garde à l’entrée des femmes. Penché au-dessus de latour, il criait maintenant dans la nuit :

– Hardi !… Hardi !…Hardi !… Balaoo !… Défends-toi !… Les lâches !…Les lâches qui se mettent mille contre un ! mille contreun ! avec des fusils !… Hardi !… Tue !…Tue !…

Madeleine, voyant son égarement, essaya de lefaire taire, mais ce fut en vain. Il la repoussait avec la dernièrebrutalité. Il montrait le poing au ciel, à la terre. Il maudissaitl’univers.

Un pareil ouvrage ! On lui assassinait unpareil ouvrage ! L’ouvrage d’un dieu ! Car il avait étéaussi fort que Dieu, ce vieil original, avec sonanthropopithèque ! Il avait créé l’homme ! et plus viteque lui ! Là où l’autre avait mis peut-être cinq cent milleans, il avait mis dix ans, lui, le vieil original, dix ans avecdeux coups de bistouri sous la langue… Et tout cela pour aboutir àquoi ? À ce qu’on osât lui anéantir son chef-d’œuvre au coind’un bois !… Misère !… Et il pleura…

Il pleura, car on n’entendait plus rien…L’affaire devait être terminée… Il ne devait plus rien rester deBalaoo.

Madeleine avait pris la tête de son père surses genoux et le caressait et le consolait comme un vieilenfant.

Il ne lui répondait pas.

Il ne l’entendait certainement pas. De tempsen temps, il reprenait :

– C’est fini !… c’est fini !…On ne reverra plus Balaoo, on ne le reverra plus !…

Gertrude aussi pleurait. À travers lesdivagations du maître, elle avait compris que son Balaoo avait faitquelque chose d’horrible.

Le jour les surprit tous trois dans lebelvédère : ils étaient encore là à l’heure où la naturesemble s’arracher des brouillards de l’aube, où les teintes grisesopaques enveloppent les basses futaies, tandis que tout là-bas,dans l’horizon plus clair, on voit pointiller la cime chaude desgrands arbres.

Et ils assistèrent, le cœur terrifié, auréveil de la nature. C’est le moment où la terre fume, où la brisetombe, où les fauves hument l’haleine de la terre qui les faitforts… Ah ! comme Balaoo l’avait aimée, cette heure-là !…Et que de fois Coriolis l’avait surpris, le nez dans les herbesfraîches, reniflant l’odeur âcre du matin ! Que de fois ilavait dû le ramener presque de force, à l’étude où l’attendait sadictée !… Pauvre Balaoo, qui avait tant aimé l’écolebuissonnière !… Comment se faire à l’idée qu’il ne devait plusêtre qu’un cadavre en pièces que ces brutes d’hommes qui se mettentmille contre un allaient ramener sur deux branches d’arbres, nesoupçonnant point quel miraculeux gibier ils avaient tuélà !

Mais la pensée de Coriolis se transforma toutà coup à une réflexion de Madeleine.

– S’ils l’ont tué, disait-elle, on lesaura bien. On reconnaîtra M. Noël !

Certainement ! Certainement ! Il setrouverait bien des gens pour le reconnaître, et on allait bientôtvenir lui demander à lui, Coriolis, des explications…

Eh bien ! il en donnerait… Qu’à cela netienne ! Il en donnerait ! Il en appellerait autémoignage de ceux qui avaient parlé à M. Noël, àMme Boche, à Mme Mûre, aux petitscommerçants de la rue Neuve, et même à ces sacripants de frèresVautrin, dans leur prison, car le docteur Coriolis ignorait tout deleur évasion. Et l’on saurait ce qu’on avait tué !… ce qu’onavait à jamais fait taire ! La parole humaine dans lagorge d’un singe !

Comme il en était à cette période nouvelle deson désespoir, il vit des groupes qui sortaient de la forêt et quimarchaient lentement, devant quelque chose qu’il ne pouvait encoredistinguer, mais qui ressemblait à un fardeau jeté sur des branchesd’arbres, et il ne douta plus que ce fût la dépouille mortelle deBalaoo que l’on rapportait au village. Bientôt, il reconnut, entête, le maire et le préfet qu’il avait vus de loin, la veille, etdont la bizarre attitude lui avait déjà causé tant d’inquiétude.Tous deux semblaient parler avec une grande agitation et faisaientles gestes d’une désolation immense. Des soldats, des paysanssuivaient avec les mêmes gesticulations. Et tout ce mondeaccompagnait l’espèce de litière funèbre sur laquelle on avaitrejeté un grand manteau militaire. Au fur et à mesure que lecortège avançait, on voyait mieux les détails. Quand la litièrepassa au pied de la tour, Madeleine et Gertrude éclatèrent ensanglots, cependant que Coriolis, pâle comme un mort, se penchait àtomber, pour mieux voir. Mais il ne vit rien d’autre que le manteausous lequel se dessinait une forme humaine qui devait êtrela forme de Balaoo !…

Ce cortège passé, il en arriva tout de suiteun autre, et c’était encore des tas de gens et des militairesautour d’une civière recouverte d’un manteau avec, dessous, uneautre forme humaine… Et puis, il y en eut une autre… et une autreencore… Ça faisait quatre cortèges funèbres…

– Oh ! Oh ! murmura Coriolis,qui n’avait plus la force de se soutenir et qui put croire que saraison allait le quitter pour toujours… Oh ! Oh ! Balaoos’est défendu !…

Mais ce n’était pas fini… Peu à peu, la forêtrendait tous les soldats qu’elle avait pris la veille… mais dansquel état ! Après les morts, les blessés : il y en avaitau moins une vingtaine qui arrivaient à la queue leu leu, soutenuspar des camarades, les bras en écharpe, des linges sur le front…Sacré Balaoo, va !… Enfin, un dernier cortège survint.

Il était formé d’un groupe dans lequel sedébattait étrangement une figure qui ne paraissait point inconnue àCoriolis. Tout à coup, celui-ci la reconnut : le docteurHonorat ! Mais quel docteur Honorat ! Coriolis necomprenait rien à l’attitude de ce cher docteur ni à ses cris, lafigure d’Honorat était en sang et il chantait laMarseillaise !

Celui-là, c’était un que Balaoo avait rendufou !

Coriolis, se rappelant enfin qu’il était un dela race humaine, secoua la tête et demanda :

– Combien de morts ?…

Comme les autres ne répondaient toujours pas,il eut un mouvement terrible d’impatience :

– Je vous demande combien de morts ?Combien de morts ?

– Mais, papa, nous ne savons pas !fit enfin la voix tremblante de Madeleine.

– Eh bien ! toi, Gertrude, va auxnouvelles !

Elle y alla.

Il y avait quatre morts et vingt-septblessés.

La première victime était le vicomte deTerrenoire, mort au champ d’honneur, à la tête de ses troupes, lecrâne fracassé comme une coquille de noix. C’était lui qui setrouvait sous le premier manteau, et il avait été déposé en grandepompe sur le pupitre de la salle des mariages. Les trois autresmorts, de simples soldats, avaient été alignés par terre, à même leplancher de la salle des délibérations du conseil municipal.

Autour de ces quatre héros, il y avaitbeaucoup d’éclopés, de bras et de jambes cassés, de nezdémolis ; mais le plus abîmé était certainement le colonel duBriage, à qui il était arrivé une aventure inouïe sur laquelle ilne pouvait malheureusement s’expliquer, car il était revenu lamâchoire en capilotade, les dents brisées et la langue coupée. Ensus, les deux poignets rompus. Quant aux Trois Frères, bienentendu, on n’en avait pas ramené un seul, mort ou vivant. Bienmieux, on ne les avait pas vus et ils n’avaient pas tiré uncoup de fusil. On les avait fusillés au hasard, mais nul nepouvait dire si on avait réussi seulement à les atteindre. Onn’avait retrouvé que le docteur Honorat au centre de la clairièrede Moabit, attaché au pied d’un arbre. Pendant tout le combat, ilavait chanté le Chant des Girondins : « Mourirpour la patrie ! » et, après, quand on avait voulu lefaire parler, il avait entonné la Marseillaise qu’ilchantait encore. Le maire était consterné ; quant au préfet,il ne s’occupait que d’un télégramme que l’on venait de luiapporter et dans lequel le gouvernement lui annonçait sarévocation.

Après être allée à la mairie, Gertrude s’étaitdirigée vers le Soleil-Noir. Il y avait une telle foule dans larue, qu’elle vit bien qu’elle ne pourrait jamais atteindre la portedes Roubion chez lesquels généralement se centralisaient toutes lesnouvelles du pays.

Cependant, elle parvint, par les cuisines,dans la grande salle d’été transformée en infirmerie, dans lemoment même que Boit-sans-Soif, sergent à la Deux du Trois,racontait les terribles et rapides et incompréhensibles événementsauxquels personnellement il avait assisté. Il avait la veine, lui,de s’en tirer avec une oreille fendue.

Et maintenant que c’était passé, pour sûr, ilne regrettait rien.

Boit-sans-Soif s’exprimait autant avec lesgestes qu’avec la parole, et souvent on comprenait mieux les unsque les autres.

On voyait très bien, comme si on y avait été,la petite troupe qu’il commandait se glisser dans les hautesfougères, sans bruit, dans les ténèbres et le silence de la forêt…et cela rien qu’à la façon dont il se courbait, assouplissait lecorps, allongeait les bras, remuait les doigts tâtonnants etprudents.

Et puis, toute la mystérieuse batailles’évoquait avec son torse redressé, ses poings fendant l’air,frappant on ne sait qu’elle forme fuyante et inconnue. Etpuis, c’étaient les fusillades, pan ! pan ! pan !pan !… la joue penchée sur son bras comme s’il visait…Ah ! on y était !… On y était !… Mais on n’en savaitpas plus long pour ça, car enfin, qu’est-ce qu’on savait ?…Rien !… Mais rien de rien !… On savait qu’il y avait desmorts, voilà tout, et des blessés !… Mais comment tout çaétait-il arrivé ?… Ah ! voilà le hic ! Voilà lehic !…

Le colonel seul, peut-être, aurait pu le dire.Mais il ne pouvait plus parler ! et pour l’écrire, il faudraitattendre longtemps, car il avait les deux poignets brisés !…Quant à lui, Boit-sans-Soif, il ne pouvait affirmer qu’une chose,c’est que toute l’affaire était venue d’en haut !… Oui !la catastrophe était tombée comme qui dirait du ciel !…

Dans le moment qu’on croyait surprendre lesTrois Frères et qu’on n’était plus loin de Moabit, il avait vu,devant lui, sous la lune, debout au milieu d’un petit sentier,l’ombre du colonel du Briage qui, tout à coup, se soulevait deterre absolument comme on voit, dans les tableaux d’église,Notre-Seigneur Jésus-Christ s’élever comme en ballon, le jour deson ascension. Le colonel montait au ciel. Pas un mot !… Pasun cri !… Il ne disait rien, le colo ; mais il montait auciel, les bras étendus, comme pour bénir la terre.

Boit-sans-Soif n’était pas le seul à avoir vuune chose pareille ; tous ses camarades, à côté de lui,l’avaient vue… et tous en avaient été si frappés qu’ils avaient crud’abord qu’ils rêvaient… qu’ils étaient victimes d’une illusion,d’une hallucination… Et puis il avait bien fallu se rendre compteque le colonel avait disparu… Deux officiers, derrière lui, avaientégalement assisté à l’inouï sortilège… et ils s’étaient tous mis,officiers et soldats, la tête en l’air, à appeler le colonel àmi-voix : « Colonel !… Colonel !… » commes’ils espéraient qu’il allait leur tomber du ciel. Son ombre avaitdisparu derrière les hautes branches des arbres, montanttoujours…

Le premier mouvement d’affolement passé, ons’était précipité… on avait grimpé dans les branches, on avaitrapidement battu ce coin de forêt… Mais rien, personne !… Plusde colonel ! Une pareille nouvelle s’était répandue rapidementsur toute la ligne qui resserrait son étreinte autour deMoabit.

Boit-sans-Soif, envoyé en mission par sonlieutenant auprès du commandant de Terrenoire, arriva juste pourvoir disparaître celui-ci, comme il avait vu s’envoler le colonel.Mais, cette fois, ce fut épouvantable.

Le commandant et quelques officiers setenaient à cheval sous les branches d’un gros chêne. À ce moment,on craignait en effet la pluie, car, bien que le ciel fût clair etla lune nette comme une pièce de cent sous, les premiersgrondements d’un orage tout proche se faisaient entendre.

Tout à coup, on put croire que le chênelui-même venait d’être frappé, car il y eut un coup de tonnerreeffrayant dans l’arbre, et les chevaux sautèrent, se cabrèrent,hennirent de terreur. Il était impossible de les maintenir.Boit-sans-Soif vivrait cent ans qu’il n’oublierait jamais l’instantoù le commandant de Terrenoire, sur son cheval cabré, futenlevé de selle par quelque chose qui tombait de l’arbre et quicependant y restait suspendu. C’était comme une balançoire àlaquelle était pris maintenant, par les pieds, le vicomte dont latête balayait la terre. Il était impossible de se rendre biencompte d’un aussi singulier spectacle, d’abord parce qu’il faisaitnuit et que la lune arrivait difficilement sous les branches ;ensuite parce que tout le monde avait perdu son sang-froid.

Les chevaux, renversant tout obstacle,s’étaient enfuis emportant leurs cavaliers ou les laissant sous lesbranches.

Les hommes à pied s’étaient portés au secoursde l’officier qui se mit à tournoyer et à s’abattre comme unemassue dans le groupe imprudent qui avait voulu le sauver.Ah ! ça n’avait pas duré une minutes ! Il y en avaitdeux, un lieutenant et un sous-lieutenant, qui avaient été tués surle coup, à coups de vicomte dont la tête n’était plus que de labouillie. Et lui-même, le vicomte, devenue arme inutile, avait étévite rejeté par la balançoire, au milieu des morts et deséclopés.

Au bruit de cette bataille, aux cris, auxgémissements des mourants et des blessés, des officiers étaientaccourus et, sans savoir sur qui on tirait, avaient commandéd’ouvrir le feu, quitte à ce qu’on se fusillât les uns les autres,à bout portant. On s’était rué ensuite sur Moabit en poussant descris de sauvages. Tous les hommes encore valides, furieux, enragés,se déchirant aux ronces, aux buissons impénétrables, bondissantdans les taillis, affolés à l’idée qu’on se battait contre uneforce mystérieuse, contre une arme nouvelle de la forêtinventée par les Trois Frères, s’étaient élancés avec des cris debarbares comme lorsqu’on monte à l’assaut. Ah ! cet assaut deMoabit ! Boit-sans-Soif l’avait encore dans l’oreille avecles clameurs des pousse-cailloux et le tonnerre des arbres,car les arbres, autour d’eux, grondaient, haletaient, rugissaientcomme s’ils avaient été l’orage lui-même. On eût dit que les arbresse défendaient. Et de temps à autre, il arrivait du haut des arbresdes coups terribles, décochés par les Trois Frères qu’on ne voyaitjamais et sur lesquels on tirait toujours !… des coups à vousassommer… ; à côté de vous un camarade tombait sans qu’on pûtse rendre compte de rien !… Il ne disait même pas ouf !Des coups de matraque effrayants qui pleuvaient des arbres et quivous fichaient le nez en terre, assommé.

Lui, Boit-sans-Soif, avait été éraflé par uncoup pareil, simplement éraflé, heureusement, et il en avait eul’oreille fendue et il avait été assis par terre comme un enfant,et il en avait vu trente-six chandelles !

Mais il y en avait d’autres qui ne remueraientpas une patte d’ici longtemps et d’autres aussi qui ne remueraientplus jamais, jamais… Ah ! on s’en souviendrait des TroisFrères et du siège des Bois-Noirs !… Mais jamais, bien sûr,non plus, on ne pourrait s’expliquer comment la forêt s’étaitdéfendue comme ça !…

Sans compter les bêtes qui s’étaient battuesaussi comme des enragées… des animaux par centaines qui semblaients’être réfugiés dans Moabit comme dans un fort et qui faisaient dessorties, se ruaient sur les soldats, détalaient de tous côtés, dessangliers, des loups qui se sauvaient de toutes parts, semant ledésordre dans les rangs, des bandes qui se précipitaient devantelles en aveugles, renversant et piétinant tout ce qu’ellesrencontraient.

On avait retrouvé, au petit jour, le coloneldans l’état qui a été dit, à l’endroit même d’où il s’étaitenvolé…

Alors, on avait ramassé les blessés et lesmorts et on était revenu.

Boit-sans-Soif s’était tu.

Tout près de là, la cloche des trépasséscontinuait à pleurer sur cette expédition néfaste et, à tous pointsde vue, déplorable.

Gertrude s’en alla.

Mais elle ne rentra pas tout de suite ;elle alla rendre visite à Mme Mûre et àMme Boche et à la cuisinière deMme Valentin qu’elle trouva toute en larmes à causede ce pauvre monsieur de Terrenoire qui aimait tant Madame.

Et ainsi elle put apprendre encore tous lesévénements de la veille et de l’avant-veille.

Lestée, elle reprit le chemin de la tour deCoriolis, le cœur en joie.

– Eh bien ? lui demanda Coriolis desi loin qu’il l’aperçut, cependant que Madeleine, de son côté,s’apprêtait à entendre les pires nouvelles.

– Eh bien ! il n’a rien !

– Comment, il n’a rien ?

– Mais non ! Tout ça ne leregarde pas ! Ils ont chassé dans la forêt les TroisFrères, qui s’étaient échappés de prison et qui avaient pendu lejuge d’instruction comme ils avaient pendu déjà Camus et Lombard,et ce pauvre M. Blondel !

Elle expliqua avec une naïvetéparfaite :

– Les Trois Frères se sont défendus et enont assommé une trentaine. Il y en a quatre de morts !

– Ah bah ! s’exclama Coriolis quirevenait à la vie et dont le cœur recommençait à battre sous lescoups d’une puissante allégresse… et Balaoo ?

– Quoi, Balaoo ?… Qu’est-ce qui vousparle de Balaoo ? Quand on vous dit qu’il n’y étaitpas !

– Mon Dieu ! s’écria, reconnaissanteenvers la Providence, Madeleine… Mon Dieu ! serait-cepossible !…

– C’est comme je vous le dis… sur ma partde paradis !… répliqua, avec un toupet admirable, la vieillefemme qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur la mystérieusedéfense de la forêt et sur la bataille des arbres.

Coriolis et Madeleine s’embrassèrent. Aprèsquoi, Madeleine, hésitante, dit :

– Tout de même, il a bien tonné cettenuit, dans la forêt.

– C’est les soldats qui lui auront faitpeur, répliqua Gertrude.

– Et puis, il a peut-être du chagrin,émit avec intention Coriolis. Il est resté trop longtemps dehors,et il n’ose plus rentrer. Tu devrais aller le chercher,Madeleine.

Madeleine ne se le fit pas dire deux fois. Unquart d’heure après, elle se promenait à petits pas dans lessentiers de la forêt, appelant de sa voix la plus douce :Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !…

Et elle ne fut pas longtemps à voir venir àelle, les habits en désordre, la tête basse, la mine repentante,pleurnichant et geignant, le timide Balaoo qui se jeta à ses genouxen murmurant comme aux jours de la forêt de Bandang, quand, aprèsun mauvais coup, il rentrait à la hutte maternelle où une bonnecorrection l’attendait :

– Woohoup ! brout !…Woohoup brout !… brout !…brout !…[13]

– Veux-tu parler chrétien ?sauvage ! fit-elle les larmes aux yeux.

– Grâce ! soupira-t-il, avec sabonne voix de gong fêlé.

Elle le ramena à la maison par l’oreille. Toutde même, c’était lui qui avait pendu M. Herment deMeyrentin.

Il fit huit jours de cachot qu’il n’avait pasvolés.

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