Balaoo

ÉPILOGUE

Balaoo fut sauvé le jour qu’il revit les lieuxoù il avait aperçu sa mère pour la dernière fois. C’était à troisjours de marche de Batavia, à quelques centaines de mètres desmangliers millénaires qui enfoncent leurs racines jusqu’au cœurmême de la terre. Il reconnut les dispositions du carrefour et lesvoûtes épaisses qui distribuaient la même ombre et la même lumière,car il faut des centaines de siècles pour modifier ces paysagescréés par les dernières perturbations du monde et l’élan de lapremière sève universelle.

Il dit : « C’est là. » Et ilarrêta ses compagnons.

– C’est là ! C’est ma forêt deBandang !… Voilà les bois de mon enfance !… Là, je jouaisavec ma mère et mon petit frère et ma petite sœur. Moi, j’étaisdéjà vigoureux et fort, mais encore un baby, cinq ou six ans àpeine… Mon petit frère et ma petite sœur commençaient à peine àmarcher ; moi, je gambadais en vérité et j’appelais mon jeunefrère et ma petite sœur par mes gestes et mes cris et je lesengageais à venir partager mes ébats.

Le petit, pour me suivre, essayait quelquesgambades, mais il faisait de vains efforts ! Oh ! je levois encore trembler sur ses petites jambes qui le supportaient àpeine ; il tombait, et ma petite sœur aussi tombait… et notremère les relevait tendrement et les encourageait de la voix et dugeste.

C’est à ce moment (je verrai cela toute mavie). Ma mère, devant la maladresse et la fatigue des petits,venait de les coucher dans ses bras et commençait de les endormiren les berçant et en chantant une douce chanson des marécages.Ah ! Patti Palang-Kaing ! Ceux de la Race sont arrivésalors… Et ils ont lancé sur moi un filet dans lequel je medébattais, pendant que ma mère s’enfuyait pour sauver mon petitfrère et ma petite sœur, en me jetant un cri d’adieu.

Ceux de la Race ont eu beaucoup de chance quemon père ait été occupé ailleurs dans la forêt, ce jour-là… Oui,c’est ici, ma forêt de Bandang ! Ah ! PattiPalang-Kaing ! Reverrai-je jamais, et mon père qui tonnait sifort, et ma mère qui présidait à nos jeux, et mon petit frère et mapetite sœur qui tombaient et se roulaient sur l’herbe comme dejeunes chevreaux malhabiles[20] ?

Balaoo ne retrouva pas ses parents. Et il putvoir qu’il avait été oublié de ses amis de la forêt, depuis bienlongtemps.

Le village des marécages avait disparu. MaisBalaoo reconstruisit les huttes sur les racines en triangle desmangliers géants. Et tous quatre, Gertrude, Coriolis, Zoé et luivécurent en cet endroit, avec tranquillité. Gertrude se faisaittrès vieille et ne bougeait plus, occupée à tricoter deschaussettes que Balaoo ne mettait plus jamais, car il sepromenait maintenant avec ses doigts de pieds sanssouliers.

Zoé s’était faite la servante active et deplus en plus sauvage de ses deux maîtres. Elle ne parlait à Balaooqu’à la troisième personne singe. Elle avait oublié les modes deParis et s’habillait de feuillages. Et elle était bien contente dene plus apprendre la géographie. Coriolis avait perdu l’habitude deparler homme et ne transmettait plus sa pensée qu’à l’aide dequelques monosyllabes de langue anthropoïde, et il se sentait avecune âpre jouissance retourner à ce qu’il pensait être le point dedépart, la source de la vie humaine : à la race singe. Lemalheureux n’avait plus la force cérébrale nécessaire à concevoirque cette rétrogradation lui était envoyée peut-être comme unchâtiment du ciel pour avoir osé s’amuser au jeu défendu par lanature du mélange des espèces.

Seul, Balaoo, qui continuait tous les six moisà retourner à la ville de Batavia pour chercher une lettre deMadeleine, poste restante, et qui n’avait cessé de lire Paul etVirginie, avait conservé presque toute sa civilisationacquise.

Le souvenir de Madeleine l’aidait beaucoup encela. Il vivait toujours avec la pensée de sa jeune maîtresse… Elleétait maintenant notairesse à Clermont, et deux petits enfantsjouaient dans l’étude de la rue de l’Écu, avec l’abominable généralCaptain.

« Si jamais, se disait Balaoo, ces deuxgamins-là ont besoin de quelque chose dans la vie, ils n’ont qu’àfaire un signe, je suis là !… Tourôô !… Woop !…Tourôô ! »

J’ai dit que Balaoo avait conservé, dans saforêt de Bandang, presque toute sa civilisation acquise.

Mais il n’en montrait aucune fierté.

Et quand les hôtes de la forêt, les vraisfrères fauves de Bandang, se furent rapprochés peu à peu de lanouvelle famille du village des mangliers, et que, les soirs deprintemps, ils faisaient le cercle autour de Balaoo pour qu’il leurracontât des histoires d’hommes, Balaoo leur disait dans leurlangage, après une courte prière à Patti Palang-Kaing : –Les animaux sont les animaux, et les dieux sont lesdieux : mais les hommes, ça n’est rien du tout !…Bref (concluait Balaoo en mettant les doigts dans le nez, à lamode injurieuse anthropopithèque) : les hommes, c’est desdieux manqués !

 

 

COMPLAINTE À PATTI PALANG-KAING, DIEU DE TOUS LES ANIMAUX DE LAFORÊT DE BANDANG

 

Dédiée à Mlle Madeleine Coriolis BoussacSaint-Aubin par Balaoo.

Voopwooppwooppwoop ! (Cette exclamation mise ici enexergue, correspond à peu près, dans la langue singe, à la longueplainte exprimée dans ce vers de je ne sais plus quel tragiquegrec : ototototoi ! qui signifie : hélas !)

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Pourquoi le dieu des chrétiens

N’a-t-il pas mes doigts lié,

Mes doigts de mains de souliers ?

Pourquoi avoir changé ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang,

M’avoir appris à pleurer,

Si on n’a pu mes doigts lier,

Mes doigts de mains de souliers ?

Je me suis promené dans le jardin d’homme

Comme un de la race qui pleure ;

Mais personne n’a vu mes larmes,

Pas même celle pour qui je meurs.

Mais elle a entendu mon cœur

(Qui soupirait dans son malheur)

Et elle a dit à l’autre qui levait le nez en l’air :

« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers,

Je dirais à Patti Palang-Kaing :

« Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Garde tes palétuviers,

Tes bananiers, tes mangliers,

Puisque j’ai mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers…

Patti Palang-Kaing !

Balaoo ne regrette rien !… »

Et je dirais à Madeleine,

Avec ma plus douce haleine,

« Madeleine, je veux,

Veux embrasser tes cheveux !

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers ! »

Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,

Veux embrasser tes cheveux »,

Et moi je ne dis rien

Et je lui lèche la main !

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Redemande au dieu des chrétiens,

Redemande ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang,

Et rends-moi mes palétuviers

Et mes doigts de mains sans souliers.

Paris, Juillet 1911

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