Balaoo

VI – HUBERT, SIMÉON, ÉLIE

Pendant qu’à Saint-Martin, les autoritésciviles et militaires commençaient à piocher le plan d’attaque deM. Mathieu de La Fosse, les rayons obliques du soleild’automne allumaient la cime des arbres autour de la clairière deMoabit. Sous les hautes fougères et au cœur de l’inextricableenchevêtrement d’arbrisseaux qui faisaient de ce coin de forêt unasile inviolable, les Trois Frères, étendus auprès de leurs fusilschargés, dormaient. Des débris de victuailles, des flaconsrenversés dans l’herbe ou sortant des besaces attestaient qu’àMoabit on ne manquait de rien. Ils étaient vautrés là comme desbêtes repues. Le plus fort était Hubert, tout en carré, taillé àcoups de hache et qu’on eût dit fait du bois de la forêt. Unbuisson fauve lui descendait de la bouche au ventre, et cette barbemagnifiquement inculte cachait à demi son torse velu. Il ronflait,et cependant il eût été imprudent de se dire que, sous la paupièrelégèrement relevée, la prunelle ne veillait point. Il devait enêtre, pour ces gars, des yeux comme des oreilles, et, éduqués parles bêtes mêmes qu’ils chassaient, leurs sens ne devaient jamaisreposer au plein. On savait que tous trois voyaient, pendant lanuit, mieux qu’en plein jour et qu’ils traînaient dans leur sillondes instincts de chats-tigres. C’étaient des gens qui ne s’étaientjamais plu parmi les hommes qui ont des lois contre lachasse ; et, à la vérité, ils ne s’amusaient, dans la bonnesociété, qu’au moment des élections qui est un temps de paradis surla terre.

Ils dormaient, mais le docteur Honorat nedormait pas.

Au pied du chêne où il était solidementattaché par la patte, il songeait encore, bien qu’il souffrîtbeaucoup de son petit doigt de la main gauche, à l’adresse aveclaquelle avait été faite l’amputation. Cette admiration, touteintime, n’était point venue, comme l’on pense bien, immédiatement.Elle avait été précédée de la plus profonde horreur ; et ilest entendu qu’il faut renoncer à décrire l’épouvante déliranteavec laquelle cet excellent homme avait vu venir à lui l’opérateur,armé de son couteau.

Élie avait coupé ; Hubert, quiconnaissait la vertu des herbes, avait soigné comme il convient etempouponné la phalange sanglante ; Siméon avaitexpliqué :

– Tu penses bien que si nous voulions tefaire du mal, nous ne te couperions pas un doigt. Suis bien monraisonnement ; tu représentes pour nous la chose la plusprécieuse au monde : la vie ! Nous te rendrons à tes amisle jour où M. le président de la République annoncera dans sonjournal officiel que notre peine de mort est commuée en ce qu’ilvoudra. Le bagne ! nous n’y sommes pas encore ! Mais onne saurait prendre trop de précautions contre la guillotine. Ehbien ! mon vieux ! voilà : c’est pour encourager leprésident de la République à nous laisser nos trois têtes sur nosépaules que nous te prenons un doigt. Quand il recevra ça par laposte, il comprendra que c’est sérieux et qu’il ne faut pasplaisanter avec les Trois Frères !

– Et s’il ne cède pas ? avaitdemandé le prisonnier.

– Ah ! Ah ! eh bien, s’il necède pas… le second jour, nous lui enverrons encore un petitmorceau…

– Oui-dà !… un petit morceau, avaitbalbutié le pauvre homme… un petit morceau, et, s’il ne cède pasencore, que lui enverrez-vous le troisième jour ?

– Ah ! le troisième jour,dame ! je crois bien que tu pourras faire ta prière !…Mais il y a des chances pour que nous n’en soyons pas réduits, nid’un côté, ni de l’autre, à d’aussi fâcheuses extrémités.

Et, ma foi, c’est ce qu’avait fini par se direle docteur… S’il pouvait sortir d’une telle aventure avec un petitdoigt de moins, l’affaire lui paraissait magnifique.

Tout au fond, tout au fond de lui, il sedisait encore que le gouvernement, né malin, pourrait toujourspromettre à ces brigands la vie sauve. Après, on verrait bien… etil s’assit, patient, au pied de son arbre où il était attaché parla patte d’un nœud si mystérieux qu’il eût en vain cherché à endémêler le secret.

Et puis, il savait bien qu’au moindremouvement suspect les Trois Frères seraient sur lui…

Élie, le premier, se redresse. Un coup d’œilau prisonnier, qui n’a pas bougé, assis dans l’herbe, appuyé aupied de son arbre. Puis il s’étire en bâillant. Mâchoire énorme.Dents magnifiques.

Le bâillement réveille les autres.Redressement des torses, mâchoires ouvertes, gueules de tigres.

– Oh ! Oh ! grogneHubert ; il se fait tard, la petite n’est pas revenue.

Et il n’en dit pas davantage, décrochant d’ungeste brutal son couteau de chasse.

Là-bas, un soupir au pied de l’arbre, untremblement de la peur accroupie.

– Oui, mon vieux, grinche Hubert audocteur, qu’elle ne soit pas revenue dans une heure… ton compte estbon, va !…

Paroles inintelligibles au pied de l’arbre,balbutiement, gâtisme, membres glacés.

– Qu’est-ce que tu dis ? On net’entend pas, docteur ; parle donc distinctement !

– Ah ! ricane Siméon, sinistre, ilparlait mieux en cour d’Assises !

– C’est moins que rien ! Les autresn’en voudront même pas pour nous racheter ! fait Hubert.

– Sûr qu’il faudrait mieux tenir leprésident de la République ! imagine tout haut Siméon, le plusinventif des trois.

– Oh ! ils n’oseront point noustoucher, maintenant que nous sommes dehors avec les papiers del’État !… réplique Élie.

– Bah ! un député, c’est pasl’État ! explique, avec une lippe méprisante, Siméon… C’estpoint encore parce que celui-là nous doit sa situation que laRépublique prononcera notre divorce d’avec laVeuve !

Hubert dit :

– La vache ! Il n’aurait jamaispassé sans nous au ballottage !

Et tous trois, repris par le souvenir desélections, se mettent à parler bulletins et listes, et comités,comme des greffiers de mairie.

Le docteur, au pied de l’arbre, son fil à lapatte, n’en revient pas ! Au fond de cette forêt, ces troisbêtes sauvages qui escomptent les chances d’un candidat à laprochaine législature et font, à l’avance, le tranquille décomptedes voix avant d’aiguiser leurs couteaux pour le couper, lui, enmorceaux et l’envoyer par la poste au président de laRépublique ! Quel spectacle ! Quelle perspective !Est-ce qu’il n’y a pas de quoi, sans étonner personne, devenirgâteux sur l’heure !…

Bondissement inquiétant de Hubert sur sespiliers trapus.

– C’est pas tout ça. La petite n’est pasencore revenue !

– Le jour tombe, fait remarquer à sontour Élie, mais y a pas de pé (péril) ! S’il y avaitdu pé, Balaoo serait déjà là !…

– Ah ! v’là un homme !… V’là unhomme ! reprend d’enthousiasme Hubert.

– Tu devrais lui donner notre sœur enmariage, ricane Siméon, en se dressant sur ses pieds énormes et ense dandinant comme une sarigue.

– Pourquoi pas ? fait Élie.

– Quand il voudra. À quand lesbans ? fait Hubert.

– Je crois bien que la petite nedemanderait pas mieux, reprend Siméon en soufflant dans le canon deson fusil.

– Il n’est ni bossu, ni bancal, et iln’a point des pieds de feignant, le citoyen ! déclareÉlie, les yeux en coulisse vers ses frères.

– Il n’a pas besoin de montrer ses piedsà M. le maire ! déclare Hubert, péremptoire, qui vide unegourde. C’est point avec les pieds qu’on jure de rendre unefemme heureuse !

– Eh bien ! si tu veux, onlui en parlera la prochaine fois qu’on aura l’honneur de lerecevoir à notre table ! émet Siméon.

– Justement ! le voilà, dit Hubert,le nez vers les cimes.

Et, tous les trois, de leurs grosses voixjoyeuses : Bonjour, Balaoo !… Bonjour, Balaoo !…Bonjour, Balaoo !…

– À qui disent-ils bonjour ? sedemande, flapi d’une émotion nouvelle, le docteur Honorat.

Personne n’est apparu dans la petiteclairière. Les autres regardent au ciel. Honorat ne distingue rien.Il pense que les autres se moquent de lui. Est-ce qu’ils attendentune visite en aéroplane ?

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’ilattend ?… fait Hubert.

– Il a vu qu’il y avait du monde,explique Élie. Tu vois bien qu’il met ses chaussettes.

Le docteur tire ses lunettes de leur étui etles pose, de plus en plus inquiet, sur son nez en sueur. Et voilàqu’en effet, tout là-haut, entre deux branches, il aperçoit unparticulier qui, commodément assis, est en train de passer unepaire de chaussettes.

– Eh bien ! Balaoo, crient les TroisFrères. C’est-il pour aujourd’hui ! C’est-il pourdemain !…

– Voilà, voilà, répond Balaoo de sa voixdouce comme un gong.

Et le docteur Honorat, qui n’en peut croireses yeux ni ses lunettes, voit descendre du haut, tout du haut descimes de la forêt, comme on descend du haut d’un étage de maison,un monsieur, ma foi, très correct, à part qu’il marche sur seschaussettes et qu’il a gardé ses chaussures sur l’épaule. Ildescend de là-haut les mains dans les poches, le chapeau surl’oreille, de branche en branche, et, tout le long du tronc, commeon a l’habitude, sans se presser, de descendre tout le long d’unescalier. Le docteur Honorat n’a jamais vu une chose pareille qu’aucirque à Clermont, avec des Japonais qui descendaient et montaientle long d’une perche. Qu’est-ce que c’est que cet acrobate ?Eh ! mais ! le docteur ne se trompe pas !… C’estbien lui !… Ma foi… Dame ! Il le reconnaît bien ! Iln’y a pas à s’y tromper. C’est M. Noël !… Bonjour,monsieur Noël !…

Le prisonnier, au sein de cette forêtprofonde, livré à trois bandits qui pouvaient lui ôter la vie d’uneminute à l’autre, vit arriver Balaoo comme un sauveur.

La bonne face épatée et tranquille du nouveauvenu, ses yeux ronds de bon enfant donnaient confiance au docteur.Évidemment, celui-ci n’attendait point M. Noël, surtout par unpareil chemin, et il en gardait, au fond de lui-même, un parfaitétonnement, bien qu’il essayât de s’expliquer vaguement cetteanomalie par la facilité avec laquelle la race jaune grimpe sur lesbâtons lisses (instructions sommaires du cirque). Mais enfin, sessens ne le trompaient point ; M. Noël était là et, danssa situation, il était décidé à accepter l’aide la moins espérée etmême la plus saugrenue.

M. Noël, le jardinier du docteurCoriolis, qu’il avait vu passer quelquefois dans le village,solitaire et sournois, semblait au mieux avec les Trois Frères.

Le docteur, de plus en plus intrigué,s’efforçait d’entendre ce qui se disait dans un conciliabule où sonsort se décidait peut-être, mais les voix ne venaient point jusqu’àlui. Or, Balaoo apportait des nouvelles :

– J’arrive, disait-il, de la dernièrebranche du grand hêtre de Pierrefeu. Personne n’a encore pénétrédans la forêt. Tourôô !… Tourôô !… (mot desatisfaction singe équivalent à all right ! tout vabien.) Cependant, il y a beaucoup de pantalons rouges dans laplaine. Ils n’ont pas l’air de se préparer à la bataille. Tousmangent la soupe ou fument, étendus sur l’herbe, comme des vaches.J’ai vu Zoé ce matin qui m’a dit qu’elle courait à Saint-Martin.Elle y est retournée cet après-midi. Vous n’avez pas peur que ceuxde votre race lui fassent du mal ? Moi, je lui ai crié quec’était imprudent… mais elle ne m’a pas écouté. Est-ce qu’elle estrevenue ? Non ?… Maintenant, voilà ce que j’ai entendudire dans la forêt. J’ai entendu dire par As qu’on va vous attaquerde partout à la fois. As donne l’alarme à toutes les bêtes, commeun froussard qu’il est. Tous les habitants de la forêt sont rentréschez eux et se calfeutrent, se barricadent en tremblant. Moi, jeveille, et je vois bien que tout ça c’est des histoires de bêtespeureuses, car les pantalons rouges sont étendus sur l’herbe commedes vaches ! ! ! Tourôô !Tourôô !…

Les frères questionnèrent Balaoo à tour derôle sur la disposition des troupes et l’air qu’elles avaient etsur ce que faisaient les chefs et si on se remuait beaucoup du côtéde Saint-Martin. Il répondit le mieux qu’il put, disant qu’ilretournerait à son poste avant la tombée de la nuit et qu’onpouvait dormir tranquille ! qu’il était un peu là commeveilleur de nuit !

Puis il se tourna du côté du docteur etdemanda ce qu’ils voulaient en faire ! S’ils allaient lemanger ?

Les autres se mirent à rire. Balaoo répliquasérieusement qu’il n’avait posé une question pareille que parcequ’il savait qu’ils mangeaient tout le gibier qu’ils faisaientprisonnier, et parce qu’il avait entendu As raconter que les TroisFrères avaient tué l’huissier pour le manger !

Hubert lui répondit qu’il conservait ledocteur comme otage. À quoi Balaoo demanda ce que c’était qu’unotage.

Mais l’autre n’eut pas le temps de luiexpliquer : la charmille, à côté du groupe, s’entrouvrit, etla figure éveillée de Zoé apparut, le nez joyeux. Elle regardaautour d’elle, vit que tout était en ordre et tomba dans le cerclecomme une sauterelle. Elle était quasi nue avec trois loques sur lapeau… Balaoo la regarda avec un air de mauvaise humeur :

– Qu’est-ce que tu as fait, lui dit-il,de la robe de l’impératrice ?

Zoé rougit et tenta de ne point répondre.

Mais Balaoo grogna encore obstiné :

– Qu’est-ce que tu as fait de la robe del’impératrice ?

– Je l’ai serrée, finit-elle parexpliquer. Je ne veux pas l’abîmer, ce n’est pas une robe deforêt.

– Woop ! Woop ! (je t’enprie ! je t’en prie ! dans la languesinge-anthropopithèque. Ainsi Balaoo, devant les Trois Frères etleur sœur, se plaisait assez souvent à leur montrer qu’il parlaitles langues étrangères.) Woop ! Je te dis, moi, queje ne veux pas te voir toute nue comme une bête. Tu me dégoûtes,Zoé ; mets ta robe, ou je m’en vais, foi de Balaoo !

Zoé disparut sous la charmille, et, cinqminutes plus tard, réapparaissait avec, sur le dos, la magnifiquerobe blanche. Les frères, qui n’étaient pas au courant, poussèrentdes cris de joie et ne ménagèrent point les témoignages de leuradmiration. Hubert, de voir sa sœur en impératrice au milieu de laclairière de Moabit, n’en pouvait plus de rire. Et Siméon et Élie,les deux albinos, se claquaient les cuisses. Zoé allait et venait,indifférente comme une reine.

– Ah ! mince alors ! Oùqu’c’est qu’t’as déniché ça ? interrogea Hubert.

– C’est moi qui la lui ai offerte, ditBalaoo. Quand je l’ai vue passer ce matin dans ses loques, j’ai eupitié d’elle. Je ne veux pas qu’elle aille toute nue sur lesroutes. C’est indécent. J’avais justement une robe à la maison, jelui ai jeté ça sur les épaules du haut du grand hêtre de Pierrefeu,ça lui va comme un gant !… Tourôô !Tourôô !…

– C’est une robe, dit avecintention Siméon (une intention si grossièrement soulignée qu’ellefut comprise de tout le monde)… C’est une robe qu’elle a bienraison de soigner. Elle ne pourrait pas en avoir de plus belle lejour de ses noces !

Aussitôt Zoé cessa de parader dans ses atourset devint rouge comme un bouquet de cerises. Balaoogronda :

– J’aime pas qu’on parle mariage devantmoi !

Alors, il y eut un froid. Hubert crut devoirdire, la voix douce :

– Il n’y a rien qui puisse te mettre demauvaise humeur, Balaoo, dans ce qu’on vient de dire. Il faudrabien que Zoé se marie un jour.

– C’est son affaire ! jeta Balaoodont le front se gonfla et dont les joues soufflèrent.

– Et toi aussi, Balaoo ! Il lefaudra bien un jour !…

– Moi, bondit l’anthropopithèque !Moi ! Me marier ! avec une femme d’homme ! Ah !jamais ! jamais !… jamais ! Phoh !Phoh ! Goek ! Goek ! tch ! tch !phoh ! phoh ! phoh ! phoh !… Une femmed’homme !…

Il se frappa sur le cœur qui rendit un son degrosse caisse et s’éloigna de ses amis hommes.

– T’as donc laissé ton amoureuse dans tonpays, Balaoo ?

– Oui, peut-être, dans la forêt deBandang, répondit, dans un souffle humide et la voix grosse desanglots, Balaoo menteur. Et il s’éloigna encore d’eux et se jetatout à coup la face contre terre, la tête dans les mains, et restaainsi immobile, longtemps. Les autres le laissèrent faire.

– Il rêve, dirent-ils, à la forêt deBandang, occupons-nous de nos affaires…

Et ils songèrent seulement alors à demander àZoé le résultat des pourparlers, tant ils étaient sûrs à l’avanceque l’ennemi, dont ils avaient appris à connaître l’entêtement,lors des périodes électorales, n’accepterait point leursconditions, au premier petit doigt !

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