Balaoo

II – LA PLUS ÉTRANGE PISTE DU MONDE

On est matinal au village. Ce matin-là, leshabitants de Saint-Martin-des-Bois mirent le nez à leurs fenêtresplus tôt encore que de coutume. Ils avaient hâte de savoir au justela cause de tout le tumulte de la nuit. Ils eurent tôt faitd’apprendre l’attentat du pont de la Cerdogne, et déjà ons’interpellait de porte en porte quand on vit courir comme un fou,du côté du cours National, le grand Roubion. C’est en vain qu’onvoulut l’arrêter et l’interroger. Alors on le suivit jusqu’à laporte de M. le maire où il sonna à tour de bras. M. Julesse montra à sa fenêtre, encore tout ensommeillé. Il aperçut Roubionéperdu et descendit lui ouvrir. Trois minutes plus tard, ilsressortaient tous les deux et M. Jules avait l’air aussiterriblement affairé que le grand Roubion. Ils marchèrent à grandspas, sans répondre à personne, du côté du Soleil-Noir. Une dizainede villageois les y accompagnèrent, faisant des recrues en route.Mais tout le monde fut consigné à la porte de l’auberge, où lemaire et Roubion entrèrent par la grande voûte.

Presque en même temps survenait le bon docteurqu’un domestique du Soleil-Noir était allé chercher. Le docteurHonorat pénétra dans l’auberge ; mais le domestique resta avecles curieux et les renseigna. C’est ainsi que l’on apprit àSaint-Martin-des-Bois que Blondel, le commis voyageur, venaitd’être trouvé pendu comme Lombard et Camus. Tout le village – ainsicontinuait-on à désigner Saint-Martin-des-Bois, mais en réalitéc’était un gros bourg qui avait pris un développement tout natureldepuis le passage de la ligne de Belle-Étable – tout le village futbientôt devant l’auberge, emplissant la rue Neuve.

Pour éviter cette foule qui était maintenuedevant la porte du cabaret par l’appariteur – le père Tambour,comme on l’appelait –, les voyageurs qui avaient hâte de quitterl’auberge et le pays partirent par-derrière, du côté de l’écolecommunale, et c’est par là aussi que sortirent le maire et Roubion,trois quarts d’heure plus tard, se rendant par un chemin détourné,à la gare où ils allaient attendre M. Herment du Meyrentin, lejuge d’instruction de Belle-Étable.

Celui-ci devait arriver au train de six heureset demie, prévenu dans la nuit du nouvel attentat sur la ligne deSaint-Martin à Moulins. Les trains, jusqu’à la réfection de laligne, n’iraient pas plus loin que Saint-Martin.

En attendant l’arrivée du juge, le maire etRoubion se promenèrent sur le quai, la tête basse, les mainsderrière le dos, se communiquant leurs pensées d’une voix sourde,comme s’ils redoutaient d’être écoutés et épiés.

Sur ces entrefaites arriva le docteur Honoratqui se joignit à eux, leur apprenant qu’il venait de faireaccompagner Patrice, dont l’état ne donnait plus aucune crainte,chez son oncle, le vieux Coriolis Saint-Aubin. Patrice était restécomme hébété, se contentant de secouer la tête à toutes lesquestions qu’on lui avait posées.

Quant au corps de Blondel, on l’avait couchésur le billard, en y touchant le moins possible. Le docteur n’avaitvoulu faire aucune constatation avant l’arrivée du juge. Il avaitcommandé le repos pour Patrice. C’était au juge également àl’interroger et à personne d’autre…

– Vous avez bien fait ! obtempéraM. Jules. Du reste, d’après ce que j’ai pu comprendre à sesmonosyllabes et à ses gestes, il n’a pas vu l’assassin.

Le bon docteur Honorat dit :

– Qu’il ait reconnu ou non les assassins,et même s’il ne les a pas vus, j’espère qu’après ce qui s’est passéhier soir entre Blondel et Hubert, on ne les ménagerapas !…

– Le juge fera ce qu’il voudra, répliquaM. Jules, assez énervé.

– Le juge est dans la main du député.Vous verrez qu’ils y couperont encore ! gémit Honorat.

Le maire les arrêta tous les deux, Honorat etRoubion, et leur prenant à chacun un bouton de leurpaletot :

– Il faut que vous sachiez une chose,c’est que l’on a découvert des traces qui ne peuvent pas avoir étéfaites par les Trois Frères !…

– Lesquelles donc ?

– Celles du cou !d’abord !…

– Ah ! Bah ! gronda Honorat.Vous me la baillez bonne ! Je les ai vues, moi, les empreintesdu cou !…

– Vous n’avez rien vu !…

– Vous dites !

– Ah ! le juge doit vous en parleraujourd’hui, et Roubion taira sa langue. J’en ai assez à la fin deme voir jeter dans les jambes : les Vautrin ! lesVautrin !… Non ! Docteur, vous n’avez rien vu !…

– Mais j’ai été le premier à examiner lecou de Lombard et celui de Camus.

Le maire l’interrompit :

– Soit dit sans vous offenser, si vousaviez pris le temps de les examiner, comme l’a fait le médecinexpert qui a été commis ensuite, vous vous seriez aperçu que lesterribles marques de strangulation étaient faites àl’envers !

– Comment ? Àl’envers !

– C’est tellement incroyable,continua M. Jules, que ça n’est pas étonnant que vous nel’ayez pas remarqué. Vous avez vu l’empreinte des doigts, et celavous a suffi : « Crime, strangulation ». Commentremarquer que l’empreinte du pouce se trouvait en bas etcelle des autres doigts au-dessus ? Pour cela, il eût falluimaginer que le crime avait été commis par l’assassin la têteen bas !

Le docteur et Roubion regardèrent le maire,comme si celui-ci était devenu subitement fou. Honorat finit parhausser les épaules :

– Si je n’ai point fait ces remarques,c’est qu’apparemment je les jugeais inutiles. La strangulation parles doigts était certaine. Mais jamais je n’aurais imaginé, eneffet, que le crime avait été commis par l’assassin la tête enbas ; il était plus facile et plus simple de voirl’assassin s’approcher, par-derrière, de sa victime et luirenverser la tête en arrière !

– Proposition rejetée par les résultatsde l’enquête, émit rudement M. Jules.

– Alors quoi ?… demanda timidementRoubion.

– Alors, fichez-moi la paix avec lesTrois Frères ! Est-ce que vous les avez jamais vus marcher latête en bas ?…

Roubion et le docteur se regardèrentencore.

– Ah ! çà mais ! Qu’est-ce quevotre juge d’instruction cherche donc ? Et que croit-ildonc ? questionna le bon docteur Honorat, les brascroisés.

– Vous allez le lui demander !répondit le maire.

En effet, le train entrait en gare.

La première personne qui en descendit futM. Herment de Meyrentin. Il sauta sur ses courtes jambes etsembla rouler tout de suite vers les autorités qui l’attendaient.Il était rond comme une toupie. Il avait une bonne figuresympathique que réjouissait un petit nez en trompette, et aussi lesentiment de sa haute responsabilité dans toute cette affairecriminelle de Saint-Martin-des-Bois. Derrière lui suivaitpéniblement le greffier, un long dégingandé vieil homme, touthabillé d’une immense redingote dans laquelle ilboitait.

Le maire, Roubion, le docteur étaient déjà surle juge qui tourna deux ou trois fois sur lui-même avant des’arrêter. Il ne leur laissa pas le temps de placer un mot. Ils’accrocha au maire :

– Dites donc, monsieur Jules ! Vousne m’aviez pas dit ça ! À ce qu’il paraît qu’il y a unedizaine d’années, on a trouvé tous les chiens pendus dans votrepays ?…

– Oui, monsieur le juge, maispermettez-moi…

– Est-ce vrai ? oui ounon ?…

– Nous avons une grave nouvelle…

– Il n’y en a pas de plus grave quecelle-là !… Est-ce vrai, oui ou non ?…

– C’est vrai !…

– Et on n’a jamais su comment ?…

– Non, monsieur le juge…

– Car, enfin, ces chiens ne s’étaient paspendus tout seuls !

– Non, monsieur le juge… Monsieur lejuge, on a encore assassiné quelqu’un !…

– Hein ?…

– Oui, Blondel, le commis voyageur deClermont-Ferrand, a été trouvé pendu, cette nuit, chez Roubion…

Le juge les regarda :

– Tonnerre !… fit-il… et il se mit àtourner :

– Venez !…

Ils le suivirent. Tous montèrent dansl’omnibus du Soleil-Noir qui venait d’arriver et où ils setrouvèrent seuls. Là, avant toutes choses, M. Herment deMeyrentin tendit un papier à M. Jules et lui dit :

– Lisez tout haut !

M. Jules lut. C’était un dernier mot dumédecin légiste qui disait :

« Les blessures à la gorge de Lombard etde Camus se présentent telles que si elles avaient été faites parquelqu’un qui eût marché la tête en bas ! »

Et la note se terminait ainsi :

« Imaginez que l’assassin soit venuau-devant de sa victime, non point en marchant sur le plancher,mais en marchant sur le plafond, et vous aurez cetteblessure-là ! »

– Hein ? Qu’est-ce que je vousdisais l’autre jour ? Je ne l’ai point inventé ! fitM. de Meyrentin en reprenant sa note d’un petit gesteorgueilleux.

M. Jules soupira. Le docteur et Roubionbaissèrent les yeux, ahuris, consternés. Le greffier se gratta lebout du nez qu’il avait long et antipathique.

Cinq minutes plus tard, tous quatrepénétraient dans le cabaret dont les fenêtres étaient restéescloses et derrière les auvents desquelles on entendait la rumeurd’une foule impatiente.

On avait allumé les deux lampes du billard. Lapremière chose que M. de Meyrentin vit, en entrant, fut,sur le billard, le corps inanimé de Gustave Blondel, le commisvoyageur en nouveautés de Clermont-Ferrand, l’un des agentspolitiques de M. le comte de Montancel, qu’il connaissaitbien. Il se pencha sur le cadavre.

M. de Meyrentin constata tout desuite à la gorge du malheureux garçon les terribles empreintes, lesmarques de strangulation à l’envers dont Lombard et Camusétaient morts.

Aussitôt il se redressa, assura son lorgnonsur son petit nez en trompette et regarda en l’air.

Que regardait-il ? Tous les yeux avaientsuivi la direction des siens. Mais on ne distinguait rien au-dessusdes lampes à abat-jour.

– Ouvrez les fenêtres ! ordonnaM. Herment de Meyrentin.

Roubion et les domestiques se précipitèrent.Les volets furent poussés. Le jour entra à flots et cent têtes sepressèrent aux fenêtres et à la porte pour voir. D’abord, ce furentdes cris et des plaintes sur le sort du pauvre Blondel dont onapercevait le corps sur lequel on avait jeté un drap. Et puis ons’aperçut que le juge regardait en l’air. On fit comme lui.

Et chacun vit ce que voyaitM. de Meyrentin qui, les bras étendus, la bouche ouverte,n’avait cessé de fixer le plafond.

Ce ne fut qu’un cri :

– Des pas au plafond !

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